CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 35
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 10 Octobre 1769.
Mon héros, dans sa dernière lettre, a daigné me glisser un petit mot de son jardin. Je suis, comme Adam, exclu du paradis terrestre, et je suis devenu laboureur comme lui. Je vous assure monseigneur, que jamais mon cœur n’a été pénétré d’une plus tendre reconnaissance. Oserais-je vous supplier de vouloir bien faire valoir auprès de votre amie (1) les sentiments dont la démarche qu’elle a bien voulu faire m’a pénétré ? J’ai été tenté de l’en remercier ; mais je n’ose, et je vous demande sur cela vos ordres.
Au reste, il n’y a pas d’apparence que j’aie l’impudence de me présenter devant vous dans le bel état où je suis. Il n’est bruit dans le monde que de votre perruque en bourse, et je ne puis être coiffé que d’un bonnet de nuit. Toutes les personnes qui vous approchent jurent que vous avez trente-trois à trente-quatre ans tout au plus. Vous ne marchez pas, vous courez ; vous êtes debout toute la journée. On assure que vous avez beaucoup plus de santé que vous n’en aviez à Closter-Severn (2), et que vous commanderiez une armée plus lestement que jamais. Pour moi, je ne pourrais pas vous servir de secrétaire, encore moins de coureur ; la raison en est que mes fuseaux, que j’appelais jambes, ne peuvent plus porter votre serviteur, et que mes yeux sont actuellement à la Chaulieu, bordés de grosses cordes rouges et blanches, depuis qu’il a neigé sur nos montagnes. Vous, qui êtes un grand chimiste, vous me direz pourquoi la neige, que je ne vois point, me rend aveugle, et pourquoi j’ai les yeux très bons dès que le printemps est revenu. Comme vous êtes parfaitement en cour, je vous demanderai une place aux Quinze-Vingts pour l’hiver. Je défie toute votre Académie des sciences de me donner la raison de ce phénomène ; il est particulier au pays que j’habite. J’ai un ex-jésuite auprès de moi qui est précisément dans le même cas, et plusieurs autres personnes éprouvent cette même faveur de la nature. Plus j’examine les choses, et plus je vois qu’on ne peut rendre raison de rien.
J’ai à vous dire qu’on imprime actuellement dans le pays étranger les Souvenirs de madame de Caylus (3). Elle fait un portrait fort plaisant de M. le duc de Richelieu votre père, et votre père véritable, quoi que vous en disiez ; je vois que c’était un bel esprit, et que l’hôtel de Richelieu l’emportait sur l’hôtel de Rambouillet.
Permettez-moi, monseigneur de vous remercier encore, au nom des Scythes, de la vieille Mérope et de Tancrède.
On vient donc de jouer une tragédie anglaise (4) à Paris ; je commence à croire que nous devenons trop Anglais, et qu’il nous siérait mieux d’être Français. C’est votre affaire, car c’est à vous à soutenir l’honneur du pays. Agréez toujours mon tendre respect et mon inviolable attachement.
1 – Toujours la du Barry. (G.A.)
2 – Où, le 8 septembre 1757, Richelieu avait fait capituler le duc de Cumberland. (G.A.)
3 – Voyez, page 463, les préfaces et notes que Voltaire fit pour cet ouvrage. (G.A.)
4 – Hamlet, tragédie de Ducis, jouée le 30 septembre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
13 Octobre 1769.
Mon cher ange, j’aurais dû plus tôt vous faire mon compliment de condoléance sur votre triste voyage d’Orangis ; je vous aurais demandé ce que c’est qu’Orangis, à qui appartient Orangis, s’il y a un beau théâtre à Orangis ; mais j’ai été dans un plus triste état que vous. Figurez-vous qu’au 1er d’octobre il est tombé de la neige dans mon pays ; j’ai passé tout d’un coup de Naples à la Sibérie ; cela n’a pas raccommodé ma vieille et languissante machine. On me dira que je dois être accoutumé, depuis quinze ans, à ces alternatives ; mais c’est précisément parce que je les éprouve depuis quinze ans que je ne les peux plus supporter. On me dira encore : George Dandin, vous l’avez voulu ; George répondra comme les autres hommes : J’ai été séduit, je me suis trompé, la plus belle vue du monde m’a tourné la tête ; je souffre, je me repens ; voilà comme le genre humain est fait.
Si les hommes étaient sages, ils se mettraient toujours au soleil, et fuiraient le vent du nord comme leur ennemi capital. Voyez les chiens, ils se mettent toujours au coin du feu ; et quand il y a un rayon de soleil, ils y courent. La Motte, qui demeurait sur votre quai, se faisait porter en chaise, depuis dix heures jusqu’à midi, sur le pavé qui borde la galerie du Louvre, et là il était doucement cuit à un feu de réverbère.
J’ai peur que les maladies d’Argental ne viennent en partie de votre exposition au nord. N’avez-vous jamais remarqué que tous ceux qui habitent sur le quai des Orfèvres ont la face rubiconde et un embonpoint de chanoine, et que ceux qui demeurent à quatre toises derrière eux, sur le quai des Morfondus, ont presque tous des visages d’excommuniés ?
C’est assez parler du vent du nord, que je déteste, et qui me tue.
Vous avez sans doute vu Hamlet : les ombres vont devenir à la mode ; j’ai ouvert modestement la carrière, on va y courir à bride abattue ; domandavo acqua, non tempestà. J’ai voulu animer un peu le théâtre en y mettant plus d’action, et tout actuellement est action et pantomime ; il n’y a rien de si sacré dont on n’abuse. Nous allons tomber en tout dans l’outré et dans le gigantesque ; adieu les beaux vers, adieu les sentiments du cœur, adieu tout. La musique ne sera bientôt plus qu’un cherivari italien, et les pièces de théâtre ne seront plus que des tours de passe-passe. On a voulu tout perfectionner, et tout a dégénéré : je dégénère aussi tout comme un autre. J’ai pourtant envoyé à mon ami La Borde le petit changement que je vous avais envoyé pour Pandore, un peu enjolivé. Je vous avoue que j’aime beaucoup cette Pandore, parce que Jupiter est absolument dans son tort ; et je trouve extrêmement plaisant d’avoir mis la philosophie à l’Opéra. Si on joue Pandore, je serais homme à me faire porter en litière à ce spectacle ; mais,
Sic vos non vobis mellificatis, apes.
VIRG.
J’ai donné quelquefois à Paris des plaisirs dont je n’ai point tâté. J’ai travaillé de toute façon pour les autres, et non pas pour moi ; en vérité, rien n’est plus noble.
Je vous ai envoyé, je crois, deux placets pour M. le duc de Praslin ; ce n’est point encore pour moi, je ne suis point marin, dont bien me fâche ; je me meurs sur un vaisseau ; sans cela, est-ce que je n’aurais pas été à la Chine, il y a plus de trente ans, pour oublier toutes les persécutions que j’essuyais à Paris et que j’ai toujours sur le cœur ?
Mille tendres respects à madame d’Argental.
A propos, si tout est chez moi en décadence, mon tendre attachement pour vous ne l’est pas.
à M. Coste.
A Ferney, 17 Octobre 1769 (1).
Je suis très fâché sans doute, monsieur, d’avoir été tympanisé dans la Gazette de Berne d’une manière si indécente : les affaires des particuliers ne doivent point être prostituées ainsi en public ; cet honneur n’appartient qu’aux souverains. Je ne me souviens plus des mots qui étaient dans le mémoire (2) dont vous vous chargeâtes pour M. le duc de Choiseul ; mais je sais très bien que le gazetier suisse n’en devait avoir aucune connaissance. Je vois que vous pensez comme moi ; mais après tout, ce n’est qu’une bagatelle qui n’est bonne qu’à être oubliée. J’ai l’honneur d’être, monsieur, bien véritablement votre, etc.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Lettre à Choiseul du 16 juillet. (G.A.)
à M. Luneau de Boisjermain.
Château de Ferney, 21 Octobre 1769.
Je suis très malade, monsieur ; je ne verrai pas longtemps les malheurs des gens de lettres (1).
Je ne vois pas qu’on puisse rien ajouter ni répondre au factum de M. Linguet (2).
Il me paraît que les toiliers, les droguistes, les vergettiers, les menuisiers, les doreurs, n’ont jamais empêché un peintre de vendre son tableau, même avec sa bordure. M. le Doyen du parlement de Bourgogne veut bien me vendre tous les ans un peu de son bon vin, sans que les cabaretiers lui aient jamais fait de procès.
Pour les gens de lettres, c’est une autre affaire ; il faut qu’ils soient écrasés, attendu qu’ils ne font point corps, et qu’ils ne sont que des membres très épars.
En 1753, on me proposa de faire à Lyon une très jolie édition du Siècle de Louis XIV ; une personne très intelligente et très bienfaisante persuada au cardinal de Tencin que c’était un livre contre Louis XIV ; le cardinal l’écrivit au roi, et j’ai vu la réponse de sa majesté.
La vie est hérissée de ces épines, et je n’y sais d’autre remède que ce cultiver son jardin.
1 – M. Luneau était en procès avec les libraires qui n’entendaient pas que les auteurs vendissent ou échangeassent leurs ouvrages. (K.)
2 – Phrase ironique. Linguet défendait les libraires. (G.A.)
à M. Colini.
Ferney, 25 Octobre 1769.
C’était un Allemand de beaucoup d’esprit qui avait fourni, mon cher ami, la première légende (1). J’ai écrit au graveur pour qu’il m’envoyât environ une trentaine de médailles avec cette légende même ; et je lui ai demandé, je crois, une douzaine d’autres de la nouvelle fabrique qui ont pour devise : ORPHEUS ALTER.
Comme il ne m’appartient ni d’éclairer les nations ni d’être un second Orphée, je ne me mêle point de tout cela, et je dois l’ignorer. Je ne puis qu’acheter les médailles du graveur ; je les ai demandées en bronze ; c’est tout ce que je puis faire. Vous me ferez plaisir, mon cher ami, de le presser.
Je suis étonné d’être en vie après la maladie de langueur que j’ai essuyée. Une de mes plus grandes consolations est la bonté dont son altesse électorale daigne m’honorer, et votre amitié, sur laquelle je compte jusqu’à mon dernier moment.
1 – Il ôte aux nations le bandeau de l’erreur.
L’électeur désapprouva cette légende. (G.A.)
à M. le comte André de Schowalow.
30 Octobre 1769.
La charmante lettre que vous m’avez écrite, mon cher chambellan, de la législatrice victorieuse ! Je vous avais déjà fait mon compliment par M. d’Eck ; j’étais alors trop malade pour écrire. C’est donc Cotcin qu’il faut dire, et non pas Choctzim ; moi je l’appelle Triomphopolis.
Je me flatte que le code des lois s’achèvera parmi les victoires. Mars est, dit-on, le dieu de la Thrace, où réside son pauvre serviteur Moustapha ; mais Minerve réside à Pétersbourg, et vous savez que, dans Homère, Minerne l’emporte beaucoup sur Mars.
Quel Mars que Moustapha !
A propos, Orphée était de Thrace aussi ; faites-y donc un petit voyage, à la suite de sa majesté impériale. Ah ! s’il me restait encore un peu de voix, je chanterais, comme les cygnes, en mourant. Il est bien triste pour moi de mêler de si loin mes acclamations aux vôtres. Je vous embrasse mille fois dans les transports de ma joie. Mille respects à madame la comtesse de Schowalow.
Je présente mes très humbles et mes tendres félicitations à M. le prince Gallitzin, ci-devant ambassadeur, tant chez les Français que chez les Welches, et à M. le comte de Voronzof, qui est, je crois, à présent à votre cour.
Permettez-moi de faire mettre dans la Gazette de Berne, qui va en France, les détails intéressants de votre lettre.
à M. Bordes.
30 Octobre 1769.
Si j’en avais cru mon cœur, je vous aurais remercié plus tôt, mon très cher confrère. Vous avez fait une manœuvre de grand politique, en ne vous trouvant point au rendez-vous. Je suis persuadé qu’on aurait fait valoir en vain les louanges prodiguées dans la pièce (1) aux pontifes, gens de bien et tolérants. Il y a des traits qui auraient déplu à l’architriclin (2), tout homme de bien et tolérant qu’il est.
M. de La Verpillière (3) ne risque certainement pas plus à faire représenter cette pièce que de me donner à souper à Lyon, si j’étais homme à souper ; mais je crois toujours qu’il est bon d’en différer la représentation jusqu’au départ du primat : alors soyez très sûr que je partirai, et que je viendrai vous voir mort ou vif. Si je meurs à Lyon, ses grands-vicaires ne me refuseront pas la sépulture ; et, si je respire encore, ce sera pour vous ouvrir mon cœur, et pour voir, s’il se peut, les fruits de la raison éclore dans une ville plus occupée de manufactures que de philosophie.
Si vous avez ces fragments de Michon et de Michette (4), qu’on vous a tant vantés, je vous demande en grâce de me les envoyer. Le titre m’en paraît un peu ridicule. On dit que c’est une satire contre trois conseillers au parlement. Je soupçonne un très grand seigneur d’en être l’auteur, mais je ne puis lui pardonner de n’avoir pas le courage de l’avouer ; ce procédé est infâme. J’ai bien de la peine à croire qu’une satire sur un tel sujet soit aussi bonne qu’on le dit. Ceux qui font courir leurs ouvrages sous le nom d’autrui sont réellement coupables du crime de faux ; mais il s’agit de confronter les écritures. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je ne connais ni Michon ni Michette, ni les trois conseillers au parlement dont il est question, et que l’auteur, quel qu’il soit, est un malhonnête homme s’il m’impute cette rapsodie.
Adieu, mon cher confrère ; je vous embrasse toujours avec le désir de vous voir.
1 – Les Guèbres. (G.A.)
2 – L’archevêque de Lyon. (G.A.)
3 – Prévôt des marchands de Lyon. (G.A.)
4 – Poème satirique de Turgot contre les conseillers Michaut de Monblin et Michel Lepelletier de Saint-Fargeau. (G.A.)