CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 26

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 26

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à M. Saurin.

 

3 Auguste 1769.

 

 

          Je m’intéresse plus que personne, mon cher confrère, au triste état d’Abeilard (1). Soixante-quinze ans font à peu près le même effet que le rasoir de M le chanoine. Horace a bien raison de dire, et Boileau après lui, que les plus tristes sujets peuvent réussir en vers. Les vôtres sont bien agréables et bien attendrissants.

 

          Vous savez qu’on a imprimé les Guèbres du jeune Desmahis. Cette pièce m’a paru fort sage : il serait à souhaiter qu’elle l’eût été moins ; elle aurait fait une plus grande impression. Je conseillerais aux prêtres de demander qu’on la joue telle qu’elle est ; car, s’ils ont la sottise de s’y opposer, il arrivera que les héritiers de Desmahis remettront la pièce dans toute son ancienne horreur. On m’a dit que l’auteur en avait adouci presque tous les traits, et qu’il avait passé quelques couleurs sur l’extrême laideur de ces messieurs ; mais, s’ils ne se trouvent pas assez flattés, on les peindra tels qu’ils sont. Je crois qu’il est de l’intérêt de tous les honnêtes gens qu’on joue quelquefois de pareilles pièces : cela vaut pour le moins une grand’messe de votre archevêque, et beaucoup mieux sans doute que tous ses billets de confession.

 

          J’ai essuyé plus d’une affaire et plus d’une maladie ; c’en est trop à mon âge. Plaignez-moi, si je vous écris si rarement et si laconiquement.

 

 

1 – Saurin venait de publier une Epître d’Héloïse et d’Abeilard, d’après Pope. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, le 3 auguste 1769.

 

 

Par pitié pour l’âge caduque

D’un de mes sacrés estafiers,

Quand on est court de lauriers,

On peut donner une perruque.

Prêtez-moi quelque rime en uque

Pour orner mes vers familiers.

Nous n’avons que celle d’eunuque.

Ce mot me conviendrait assez ;

Mais ce mot est une sottise,

Et les beaux princes de l’Eglise

Pourraient s’en tenir offensés.

 

          Je remercie très tendrement votre éminence de la perruque de mon pauvre aumônier (1), qui ne verra pas ma lettre. Mais souffrez qu’il vous rende de très humbles actions de grâces : il ne les dit jamais à table, et j’en suis fâché.

 

          On dit que vous faites des merveilles à Rome, et que vos pieds, tout potelés qu’ils sont, marchent sur des épines sans se blesser. Je suis très fâché que votre saint-père soit peu versé dans l’histoire (2) ; il se croira encore au seizième siècle, mais vous le remettrez au courant, et vous viendrez plus aisément à bout d’un homme d’esprit que d’un sot. Vous avez une grande réputation dans l’Europe, et je prédis que vous ne vous en tiendrez pas à la place que vous occupez à présent. Vivez seulement, et laissez faire au temps. Je fais actuellement de la soie, tout comme si j’avais l’honneur d’être de votre diocèse (3).

 

          Je jouis d’une retraite qui serait agréable, même dans le voisinage de Rome ; mais, quand le temps viendra où

 

De l’urne céleste

Le signe funeste

Domine sur nous,

Et pour nous commence

L’humide influence

De l’Ourse en courroux (4)

 

alors je deviendrai un des plus malheureux agriculteurs qui respirent ; alors, si j’étais seul, si ma nièce ne venait pas dans ma Sibérie, je volerais en tapinois dans votre climat, je vous ferais ma cour par un escalier dérobé, et je verrais Saint-Pierre. Mais à moi n’appartient tant d’honneur. Je suis comme Mahomet II, qui fit graver sur son tombeau : « Il eut un grand désir de voir l’Italie. »

 

          J’en ai un plus grand, c’est que le plus aimable, le plus instruit, le plus brillant et le plus véritablement sage des Septante (5) agrée toujours mon tendre respect et me conserve ses bontés.

 

 

P.S. – Vraiment, en relisant le chiffon de M de Philippopolis (6) ; je trouve qu’il renvoie mon aumônier à son évêque (7), malgré la formule du non obstantibus contrariis. Cet évêque est l’ennemi mortel des perruques ; il refusera net. Cela ferait un procès, ce procès ferait du bruit et produirait du ridicule. Un ex-jésuite et moi, voilà des sujets d’épigrammes et de quoi égayer les gazetiers. On n’a déjà que trop tympanisé ma dévotion. Je ne ferai donc rien sans un ordre de votre éminence ; je jetterais dans le feu les perruques du P. Adam et les miennes, plutôt que de compromettre votre éminence.

 

 

1 – Voyez la lettre à Bernis du 12 juin. (G.A.)

2 – C’était l’opinion de Bernis. (G.A.)

3 – Bernis était archevêque d’Albi. (G.A.)

4 – Epître sur l’Hiver, attribuée à Bernis, mais qui est de Gentil-Bernard. (G.A.)

5 – C’est-à-dire des soixante-dix cardinaux. (G.A.)

6 – Secrétaire des brefs. (G.A.)

7 – Biord. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Auguste 1769.

 

 

          Mon cher ange, parlez-moi, je vous prie, du rhume de madame d’Argental. Comment est-on enrhumé au mois d’août ou d’auguste ? Il est vrai que la nature m’avertit quelquefois de mon âge et de ma faiblesse ; mais je la laisse dire, et quand elle a tout dit, elle me laisse faire. Comme madame d’Argental est plus jeune et plus sage que moi, elle se tirera mieux des tours que sa santé lui joue quelquefois.

 

          Vous me parlez, dans votre lettre du 22, de certains papiers dont un curieux s’est emparé. Vraiment, je n’en ai parlé à personne, et je suis très éloigné de faire une tracasserie qui pourrait perdre un jeune homme (1), et qui d’ailleurs ne me ferait que du mal. Dupuits le vit emporter de ma bibliothèque beaucoup de papiers : j’en ai perdu de très importants ; j’ai été puni de mon trop de confiance. C’est un malheur qu’il faut oublier ; j’en ai essuyé de plus grands, et je sais trop qu’il y a des circonstances où il faut absolument se taire.

 

          C’est la faute de Marin, s’il n’a pas mieux fait son marché (2). Il s’en est rapporté au libraire, dont je n’avais exigé que cent écus pour Lekain, et qui s’en est tenu à cet usage. Il faut espérer que les représentations vaudront davantage ; car on me mande que quelques amateurs veulent absolument que l’on joue la pièce. M. de Ximenès m’a déjà envoyé une distribution des rôles : il n’y a point eu de défense formelle ; M. Moreau (3) est le seul qui ait prétendu que l’ouvrage était une satire de nos prêtres ; il me semble qu’on peut aisément faire entendre raison à ce M. Moreau. Tous les gens qui veulent avoir du plaisir doivent se liguer contre lui.

 

          Pandore et les Guèbres sont de petits bâtards qu’il est difficile d’élever. Si M. le duc d’Aumont ne protège pas Pandore, il faudra bien qu’il favorise les Guèbres. On ne peut exclure tant de gens à la fois.

 

          La santé de madame d’Argental vous permettra-t-elle de faire un tour à Compiègne ? Se met-elle au lait ? Est-ce M. Bouvard qui la gouverne ? Je ne m’accoutume point à la mort de Fournier ; cela devrait détromper des médecins ; j’en ai enterré cinq ou six pour ma part ; mais ce n’est pas d’eux que je voudrais qu’on fût le plus détrompé. A vos pieds, mes chers anges.

 

 

1 – La Harpe. (G.A.)

2 – Pour les Guèbres. (G.A.)

3 – Procureur du roi au Châtelet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schomberg.

 

4 Auguste 1769.

 

 

          Je conçois bien, monsieur, que les guerriers grecs et romains faisaient quelquefois des cent lieues pour aller voir des grammairiens et des raisonneurs en us et en es ; mais qu’un maréchal de camp des armées des Welches, très entendu dans l’art de tuer son prochain, vînt visiter dans des déserts un vieux radoteur moitié rimeur, moitié penseur, c’est à quoi je ne m’attendais pas. L’amitié dont vous m’honorez a été le fruit de ce voyage. Je vous assure qu’à votre camp de Compiègne le roi n’aura pas deux meurtriers plus aimables que vous et M. le marquis de Jaucourt. Vous avez tous deux rendu ma retraite délicieuse. Je vois que vous vous êtes bien aperçus que vous faisiez la consolation de ma vie, puisque vous me flattez d’une seconde visite. Il semble que je ne me sois séquestré entièrement du monde que pour être plus attaché à ceux qui, comme vous, sont si différents du monde ordinaire, qui pensent en philosophes et qui sentent tous les charmes de l’amitié.

 

          Je ne doute pas, monsieur, que votre suffrage ne contribue beaucoup au succès dont vous me dites que les Guèbres sont honorés. Je souhaite passionnément qu’on les joue, parce que cet ouvrage me paraît tout propre à adoucir les mœurs de certaines gens qui se croient nés pour être les ennemis du genre humain. L’absurdité de l’intolérance sera un jour reconnue comme celle de l’horreur du vide et toutes les bêtises scolastiques. Si les intolérants n’étaient que ridicules, ce ne serait qu’un demi-mal ; mais ils sont barbares, et c’est là ce qui est affreux. Si je faisais une religion, je mettrais l’intolérance au rang des sept péchés mortels.

 

          Je ne voudrais mourir que quand M. le duc de Choiseul aura bâti dans mon voisinage la petite ville de Versoix, où j’espère qu’on ne persécutera personne.

 

          Adieu, monsieur ; vous m’avez laissé en partant bien des regrets, et vous me donnez des espérances bien flatteuses. Je vous suis attaché avec le plus tendre respect jusqu’au dernier jour de ma vie.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

7 Auguste 1769.

 

 

          Vous me dites, madame, que vous perdez un peu la mémoire ; mais assurément vous ne perdez pas l’imagination. A l’égard du président, qui a huit ans plus que moi, et qui a été bien plus gourmand, je voudrais bien savoir s’il est fâché de son état, s’il se dépite contre sa faiblesse, si la nature lui donne l’apathie conforme à sa situation ; car c’est ainsi qu’elle en use pour l’ordinaire ; elle proportionne nos idées à nos situations.

 

          Vous vous souvenez donc que je vous avais conseillé la casse. Je crois qu’il faut un peu varier ces grands plaisirs-là ; mais il faut toujours tenir le ventre libre pour que la tête le soit. Notre âme immortelle a besoin de la garde-robe pour bien penser. C’est dommage que La Mettrie ait fait un assez mauvais livre sur l’homme-machine ; le titre était admirable.

 

          Nous sommes des victimes condamnées toutes à la mort ; nous ressemblons aux moutons qui bêlent, qui jouent, qui bondissent, en attendant qu’on les égorge. Leur grand avantage sur nous est qu’ils ne se doutent pas qu’ils seront égorgés, et que nous le savons.

 

          Il est vrai, madame, que j’ai quelquefois de petits avertissements ; mais comme je suis fort dévot, je suis très tranquille.

 

          Je suis très fâché que vous pensiez que les Guèbres pourraient exciter des clameurs. Je vous demande instamment de ne point penser ainsi. Efforcez-vous, je vous en prie, d’être de mon avis. Pourquoi avertir nos ennemis du mal qu’ils peuvent faire ? Vraiment, si vous dites qu’ils peuvent crier, ils crieront de toute leur force. Il faut dire et redire qu’il n’y a pas un mot dont ces messieurs puissent se plaindre ; que la pièce est l’éloge des bons prêtres, que l’empereur romain est le modèle des bons rois, qu’enfin cet ouvrage ne peut inspirer que la raison et la vertu : c’est le sentiment de plusieurs gens de bien qui sont aussi gens d’esprit. Mettez-vous à leur tête, c’est votre place. Criez bien fort, ameutez les honnêtes gens contre les fripons. C’est un grand plaisir d’avoir un parti et de diriger un peu les opinions des hommes.

 

          Si on n’avait pas eu de courage, jamais Mahomet n’aurait été représenté. Je regarde les Guèbres comme une pièce sainte, puisqu’elle finit par la modération et par la clémence. Athalie, au contraire, me paraît d’un très mauvais exemple ; c’est un chef-d’œuvre de versification, mais de barbarie sacerdotale. Je voudrais bien savoir de quel droit le prêtre Joad fait assassiner Athalie, âgée de quatre-vingt-dix ans, qui ne voulait et qui ne pouvait élever le petit Joas que comme son héritier ? Le rôle de ce prêtre est abominable.

 

          Avez-vous jamais lu, madame, la tragédie de Saül et David ? On l’a jouée devant un grand roi ; on y frémissait et on y pâmait de rire ; car tout y est pris mot pour mot de la sainte Ecriture.

 

          Votre grand’maman est donc toujours à la campagne ? Je suis bien fâché de tous ces petits tracas ; mais avec sa mine et son âme douce, je la crois capable de prendre un parti ferme, si elle y était réduite. Son mari (1), le capitaine de dragons, est l’homme du royaume dont je fais le plus de cas. Je ne crois pas qu’on puisse ni qu’on ose faire de la peine à un si brave officiel, qui est aussi aimable qu’utile.

 

          Adieu, madame ; vivez, digérez, pensez. Je vous aime de tout mon cœur : dites à votre ami que je l’aimerai tant que je vivrai.

 

 

1 – Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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