CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 24

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à M. le comte de La Touraille.

 

19 Juillet (1).

 

 

          Vraiment, monsieur, je ne savais pas l’honneur que vous m’avez fait et l’obligation que je vous ai. Vous écrivez des lettres charmantes à des pédants, et après vous être fait tailler avec tant de courage, vous vous amusez à venger la pauvre innocence opprimée. Vous rendez justice à la mémoire de mon cher oncle, l’abbé Bazin. Je le verrai bientôt, et je lui dirai ce que vous avez daigné faire pour lui ; il y sera sensible. Vous savez que les morts sont bien moins ingrats que les vivants.

 

          Je ne sais pourquoi on s’obstine parmi les vivants à m’attribuer l’Histoire du Parlement. Il est juste que je prenne la liberté de vous confier ce que je pense sur cet ouvrage dont l’impression est, je vous assure, un grand mystère d’iniquité. Voici la copie de la lettre que j’ai écrite (2) à M. Marin, secrétaire de la librairie. Vous vous êtes fait mon chevalier : vous voilà engagé par vos bienfaits. Ajoutez, monsieur, à toutes les grâces dont vous me comblez, celle de me mettre aux pieds du digne petit-fils du grand Condé. Comptez, monsieur, jusqu’au dernier moment de ma vie, sur le tendre respect de l’ermite des Alpes.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le 5 Juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

20 juillet 1769.

 

 

          Je n’ai que le temps, monsieur, de vous envoyer ce papier, que je reçois dans le moment au départ de la poste. J’aurai l’honneur de vous écrire incessamment plus en détail. Cette aventure est une noirceur effroyable. La lettre à M. Marin (1) le fait voir assez, et j’en ai d’ailleurs les preuves les plus indubitables. Je suis indigné autant que vous de l’injustice qu’on fait à notre ami. Il ne faut pas souffrir une pareille injustice Il m’a mandé qu’il aurait l’honneur de vous écrire incessamment ; mais je sais qu’il est actuellement si malade, qu’il faut lui pardonner s’il ne vous écrit pas par cet ordinaire. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que vous me connaissez, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Celle du 5 juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

22 Juillet 1769.

 

 

          Mon cher ange sur votre lettre du 13, je vous renvoie à madame Denis. Je lui ai confié une partie du mystère d’iniquité ; je ne l’ai su que par elle. En vérité tout est un jeu de hasard dans ce monde ou peu s’en faut.

 

          La duchesse, bonne imbécile, consulte madame Denis sur un recueil de mes lettres qu’on lui a vendu, et qu’elle veut imprimer. Je ne reçois ce beau recueil par madame Denis que le 19 du mois Je vois alors qu’on m’a volé beaucoup de manuscrits, et entre autres ces lettres peu faites assurément pour voir le jour, et un gros manuscrit de recherches sur l’histoire, par ordre alphabétique. La lettre P était fort ample (1). On s’en s’est servi, on a suppléé, on a ajouté, on a broché, brodé comme on a pu ; on a vendu le tout.

 

          L’auteur (2) de toute cette manœuvre m’est assez connu, mais je dois absolument me taire. On me dirait : « Vous avouez qu’on vous a volé ces lettres, donc elles sont de vous ; vous avouez qu’on vous a volé le recueil P, donc il est de vous. » De plus, que de noirceurs nouvelles on ajouterait à la première ! On ne s’arrête pas dans le chemin du crime. Cette affaire deviendrait un labyrinthe horrible dont je ne pourrais me tirer. Je n’ai que la certitude entière qu’on a trahi l’hospitalité. Je n’ai point de preuves juridiques, et, quand j’en aurais, elles ne serviraient qu’à me plonger dans un abîme, et les cagots m’y égorgeraient à leur plaisir.

 

          Je n’ai donc d’autre parti à prendre que celui de me justifier sans accuser personne. Je vous jure, mon cher ange, que je n’ai pas la moindre petite part à ces derniers chapitres. Je les trouve croqués, plats, faux, ridicules, insolents, et je le dis, et je ferai encore plus.

 

          Ce petit mot écrit à M. Marin me paraît déjà un léger appareil sur la blessure qu’on m’a faite. Il me semble qu’on ne peut trop faire courir mon billet à M Marin chez les personnes intéressées. Je voudrais que M. l’abbé de Chauvelin eût des copies, et qu’on en donnât aux avocats généraux. Mon neveu d’Hornoy peut y servir beaucoup. On a déjà prévenu les coups que l’on pourrait porter du côté de la cour. Je compte sur la voix de mes anges, beaucoup plus que sur tout le reste. Elle est accoutumée à soutenir la vérité et l’amitié ; elle a toujours été ma plus grande consolation. J’ai résisté à des secousses plus violentes. J’ai pour moi mon innocence et mes anges ; je puis paraître hardiment devant Dieu.

 

          Ah ! mon cher ange, que me dites-vous sur le bonheur que j’ai eu de vous offrir un petit service (3) ! Vous êtes mille fois trop bon.

 

 

1 – L’Histoire du Parlement de Paris. (K.)

2 – La Harpe n’était pour rien dans la publication de l’Histoire du Parlement ; mais Voltaire veut dépister son monde. (G.A.)

3 – Dix mille francs prêtés. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Moultou.

 

22 Juillet 1769.

 

 

          Mon cher philosophe, notre Zurichois (1) ira loin. Il marche à pas de géant dans la carrière de la raison et de la vertu. Il a mangé hardiment du fruit de l’arbre de la science, dont les sots ne veulent pas qu’on se nourrisse, et il n’en mourra pas. Un temps viendra où sa brochure sera le catéchisme des honnêtes gens. On dira à tout théologien :

 

Théologal insupportable,

Quel dogme nous annonces-tu !

Moins de dogme, et plus de vertu :

Voilà le culte véritable (2).

 

          Je vous embrasse toujours en Zaleucus, en Confucius, en Platon, en Marc-Aurèle, et non en Augustin, en Jérôme, en Athanase.

 

 

1 – Jacques-Henri Meister, qui venait de publier l’Origine des principes religieux. (G.A.)

2 – On trouve encore ce quatrain tome IV, page 280. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

23 Juillet (1).

 

 

          C’est belle malice à vous, mon cher ami, d’être malade sous les yeux de Senac. C’est crier famine près d’un tas de blé. Cependant, il faut avouer que, quand on serait l’ami intime de toute la faculté, on n’en serait pas moins exposé à toutes les infirmités dont la nature a doté la race humaine ; j’en sais des nouvelles. J’ai vécu longtemps, mais toujours pour souffrir. Je n’existe aujourd’hui que pour être calomnié ; on m’impute je ne sais quelle Histoire du Parlement, dont les derniers chapitres sont un chef d’œuvre d’erreurs, d’impertinences et de solécismes. Dieu soit béni ! Voilà le centième ouvrage qu’on m’attribue depuis trois ans. Quand je dicterais jour et nuit, comme Asdras, sans fermer la bouche, je n’aurais pu y suffire.

 

          Je vous écris à Versailles ; je ne vous crois pas à Compiègne, attendu qu’on ne tuera personne au camp, et que les hôpitaux militaires n’auront rien à faire.

 

          J’habite un petit pays autrefois très inconnu, où l’on n’était malade que des écrouelles ; on y a envoyé des troupes, et avec elles la v… Je remercie les bureaux de la guerre de cette attention.

 

          Bonsoir, mon cher ami ; on dit que vous aurez une très belle salle de spectacle à Versailles, et qu’on se prépare déjà pour les fêtes du mariage de M. le dauphin. Vous allez être plongé jusqu’au col dans les plaisirs.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

23 Juillet 1769.

 

 

          Plus vous aurez de frères, mon cher ami, mieux ce sera pour les gens qui pensent. Nous avons besoin d’une recrue de gens d’esprit contre les barbares. Il faut que votre soleil de l’Amérique (1) vienne réchauffer notre continent.

 

          J’ai eu affaire, moi qui vous parle, à des barbares welches, qui m’ont imputé une Histoire du Parlement dont les derniers chapitres sont un tissu de faussetés et d’impertinences qui ne sont pas mêmes écrites en français. Vous voyez que j’ai à soutenir la guerre à la fois contre les Perses et contre les Welches. Plût à Dieu qu’on ne me chicanât que sur le Sadder (2) ! Zoroastre ne me fera jamais de mal ; mais les dévots du siècle peuvent en faire beaucoup. Réjouissez-vous ; faites des vers comme Tibulle pour vos maîtresses et pour vos amis ; vivez plus longtemps que lui, et souvenez-vous quelquefois du vieil ermite des Alpes. Il est beau à vous, dans le fracas de Paris, de songer à un vieillard qui va se faire enterrer sur le bord du lac Léman. Le cœur ne vieillit point. Soyez sûr que je vous aime autant que je vous suis inutile. Je vous embrasse bien fort, et je suis à vous jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

1 – Chabanon était né à Saint-Domingue. (G.A.)

2 – Voyez ses lettres à l’abbé Foucher. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

24 Juillet 1769.

 

 

          Je vous ai envoyé en grand secret, madame, la tragédie des Guèbres. Vous me feriez une peine extrême si vous disiez publiquement votre pensée sur cette tolérance dont vous ne vous souciez guère, et qui me touche infiniment. Vous n’êtes informée que des plaisirs de Paris, et je le suis des malheurs de trois ou quatre cent mille âmes qui souffrent dans les provinces.

 

          On ne veut pas les reconnaître pour citoyens ; leurs mariages sont nuls ; on déclare leurs enfants bâtards.

 

          Un jeune homme de la plus grande espérance, plein de candeur et de génie, m’apporta, il y a près de six mois, cet ouvrage que je vous ai envoyé. J’ai beaucoup travaillé avec lui ; je l’ai aidé de mon mieux. Les comédiens allaient jouer la pièce, lorsque des magistrats, qui ont cru reconnaître nos prêtres dans les prêtres païens, s’y sont opposés. Les comédiens étaient enchantés de cet ouvrage, qui est très neuf, et qui aurait été encore plus utile.

 

          Gardez-vous bien, madame, d’être aussi difficile que le procureur du roi du Châtelet. Je crois que cette tragédie sera bientôt imprimée à Paris. On la jouera, si les honnêtes gens la désirent fortement ; leur voix dirige à la fin l’opinion des magistrats mêmes. Mes amis feront tout ce qu’ils pourront pour obtenir cette justice. Je vous mets à leur tête, madame, et je vous conjure d’employer pour mon jeune homme toute votre éloquence et toutes vos bontés.

 

          Faites-vous lire la pièce par un bon récitateur de vers. Vous verrez aisément de quoi il s’agit, et vous viendrez à notre secours. Je vous le demande avec la plus vive instance.

 

          Quant à l’Histoire du Parlement, c’est une rapsodie. Les derniers chapitres sont d’un sot et d’un ignorant, qui ne sait ni le français ni l’histoire. Mon dernier chapitre à moi, c’est de vous aimer très tendrement, et de souhaiter, avec une passion malheureuse, de vous voir et de vous entendre. Adieu, madame ; cette vie n’est pas semée de roses.

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

25 Juillet 1769 (1).

 

 

          Votre lettre, mon cher Cicéron, a donné une belle secousse à mon âme un peu languissante. J’ai toujours été convaincu que vous aviez raison, que les pistolets ne pouvaient appartenir à M. de La Luzerne, et que la colère qui l’avait emporté si loin, était une preuve de son innocence. Un homme qui a médit un mauvais coup peut commettre une action atroce ; mais il pâlit en la commettant, et ne se met point en colère. Juger M. de La Luzerne coupable, c’est ne pas connaître le cœur humain. En défendant les Calas, les Sirven et M. de La Luzerne, vous avez défendu les lois de la nature.

 

          Je viens de lire l’Essai sur le suicide. Il faudra que je le relise. Je le proposerai ensuite à M. Cramer, pour le faire imprimer.

 

          Je parcourus ces jours passés l’Histoire du Parlement. Il m’a paru que cet ouvrage est de deux mains différentes. Les derniers chapitres sont remplis d’erreurs, de solécismes et de barbarismes. L’auteur dit que le supplice de Damiens a été perpétré, pendant qu’une partie du parlement allait à son exil. Il y a quelques autres phrases dans ce goût. Jamais on n’a tant écrit qu’aujourd’hui, et jamais on n’a écrit plus mal. En un mot, les derniers chapitres de cet ouvrage sont très impertinents. Mais il y a quelque chose de plus impertinent encore, c’est de me l’attribuer. Il y a quarante ans, Dieu merci, que je suis accoutumé à de pareilles calomnies. Je ne m’étonne pas que le démon de l’imposture se déchaîne contre moi. J’ai passé ma vie à lui arracher les cornes.

 

          Je vous croyais à Canon. Mais je vois bien que l’affaire de M. de La Luzerne vous a rappelé à Paris. Vous sacrifiez votre repos au plaisir de défendre l’innocence.

 

          Sirven, qui vous a tant d’obligation, a pris le chemin le plus long pour finir sa malheureuse affaire. Mais on dit que c’est le plus sûr. Le parlement de Toulouse est bien changé. Toute la jeunesse a lu, et est instruite. Les enfants frémiront de la manière dont ont pensé leurs pères.

 

          Mille respects à madame de Canon (2). Mon cœur se partage entre vous deux.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Madame E. de Beaumont. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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