CORRESPONDANCE -Année 1769 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE -Année 1769 - Partie 23

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à M. L’Abbé Morellet.

 

A Ferney, 14 Juillet 1769.

 

 

          J’ai reçu ces jours-ci, monsieur, le plan du Dictionnaire du Commerce ; je vous en remercie. Il y aura, grâce à vous, des commerçants philosophes. Je ne verrai certainement pas l’édition des cinq volumes, je suis trop vieux et trop malade ; mais je souscris du meilleur de mon cœur : c’est ma dernière volonté. J’ai deux titres essentiels pour souscrire ; je suis votre ami, et je suis commerçant ; j’étais même très fier quand je recevais des nouvelles de Porto-Bello, et de Buenos-Ayres. J’y ai perdu quarante mille écus. La philosophie n’a jamais fait faire de bons marchés, mais elle fait supporter les pertes. J’ai mieux réussi dans la profession de laboureur ; on risque moins, et on est moralement sûr d’être utile.

 

          Avouez qu’il est assez plaisant qu’un théologien, qui pouvait couler à fond saint Thomas et saint Bonaventure, embrasse le commerce du monde entier, tandis que Crozat et Bernard n’ont jamais lu seulement leur catéchisme. Certainement votre entreprise est beaucoup plus pénible que la leur ; ils signaient des lettres écrites par leurs commis. Je vous souhaite la trente-troisième partie de la fortune qu’ils ont laissée, cela veut dire un million de bien, que vous ne gagnerez certainement pas avec les libraires de Paris. Vous serez utile, vous aurez fait un excellent ouvrage :

 

Sic vos non vobis mellificatis, apes !

 

VIRG.

 

          Le commerce des pensées est devenu prodigieux ; il n’y a point de bonne maison dans Paris et dans les pays étrangers, point de château qui n’ait sa bibliothèque. Il n’y en aura point qui puisse se passer de votre ouvrage ; tout s’y trouve, puisque tout est objet de commerce.

 

          Votre ami (1) et votre confrère en Sorbonne a donc quitté la théologie pour l’histoire, comme vous pour l’économie politique ?

 

          Vous savez sans doute qu’il fait actuellement une belle action. Je lui ai envoyé Sirven ; il a la bonté de se charger de faire rendre justice à cet infortuné. La philosophie a percé dans Toulouse, et par conséquent l’humanité. Sirven obtiendra sûrement justice, mais il a pris la route la plus longue ; il ne l’obtiendra que très tard, et il sera encore bien heureux : son bien reste confisqué en attendant. N’est-ce pas un objet de commerce que la confiscation ? car il se trouve qu’un fermier du domaine gagne tout d’un coup la subsistance d’une pauvre famille, et, par un virement de parties, le bien d’un innocent passe dans la poche d’un commis.

 

          On me fait à moi une autre injustice ; on m’impute une Histoire du Parlement en deux petits volumes. Il y a dans cette Histoire des anecdotes de greffe dont, Dieu merci, je n’ai jamais entendu parler. Il y a aussi des anecdotes de cour que je connais encore moins, et dont je ne me soucie guère. L’ouvrage d’ailleurs m’a paru assez superficiel, mais libre et impartial. L’auteur, quel qu’il soit, a très grand tort de le faire courir sous mon nom. Je n’aime point en général qu’on morcelle ainsi l’histoire. Les objets intéressants qui regardent les différents corps de l’Etat doivent se trouver dans l’Histoire de France, qui, par parenthèse, a été jusqu’ici assez mal faite.

 

          Continuez, monsieur, votre ouvrage aussi utile qu’immense ; et songez quelquefois, en y travaillant, que vous avez au pied des Alpes un partisan zélé et un ami.

 

 

1 – L’abbé Andra. (K.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

Ferney, 15 Juillet 1769 (1).

 

 

          Je reçois, mon cher ami, votre lettre du 9 juillet. Lorsque je vous écrivis, je fis mes remontrances à Jean Maire par le même ordinaire ; et, dans ces remontrances, je lui dis que, si son affaire était manquée avec Dietrich, si le duc, son maître, avait besoin d’argent pour la consommer et pour se libérer, j’offrais de lui chercher, sur mon crédit, à Genève, la somme dont son altesse pourrait avoir besoin, que je me tiendrais trop heureux de la servir, etc. Je me suis flatté qu’avec de pareils procédés je m’assurais l’estime et les bonnes grâces du prince : je crois ne m’être pas trompé.

 

          J’ai reçu enfin une lettre de Jean Maire ; il me mande qu’il s’est nanti de quatre-vingt-seize mille livres à moi appartenantes, savoir : vingt-six mille en argent comptant, et soixante et dix mille livres que son altesse me doit par des billets à ordres signés d’elle-même. Mais il a si peu de soin, il est si négligent, il traite cette affaire si cavalièrement, qu’il ne m’a pas seulement expliqué comment, en quoi, de qui il a reçu ces vingt-six mille livres. Un trésorier doit avoir ses comptes en règle ; il paraît qu’il n’emploie pas avec moi cette méthode. J’ignore encore quelle conduite il aura. Tout ce que je sais, c’est qu’il a mon argent, et qu’il faut ou qu’il me le rende, ou qu’il m’envoie des mandats pour recevoir en quatre années la somme dont il est convenu avec vous payable par quartiers, à commencer du 1er avril dernier

 

          Je vous prie, mon cher ami, de me mander ce qu’il vous aura répondu. On ne peut guère être plus embarrassé que je le suis ; mes arrangements avec ma famille en souffrent. Mandez-moi, je vous prie, ce que c’est que cette terre dont Dietrich s’était emparé, ce qu’elle vaut, et si elle est bâtie ; je vous serai très obligé.

 

 

N.B. – Voici les propres mots que m’écrit Jean Maire, du 2 juillet : « Notre bonne foi et notre reconnaissance égaleront la générosité avec laquelle vous vous êtes prêté à nos arrangements. » Cela est positif, et il n’y a plus moyen de reculer ; mais, en pareil cas, la reconnaissance est de l’argent comptant, et Jean Maire doit comprendre qu’on me doit un quartier commençant au 1er avril. Il faudra bien qu’il remplisse tous ses engagements ; il ne voudra pas rougir devant vous.

 

 

N.B. – Je vous envoie, mon cher ami, la copie de la lettre que je vous écris ; il faut titrer toute cette affaire au clair. Je vous embrasse, mon cher ami, de tout mon cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le duc de Choiseul.

 

REQUÊTE DE L’ERMITE DE FERNEY,

PRÉSENTÉE PAR M. COSTE, MÉDECIN.

 

16 Juillet 1769.

 

 

          Rien n’est plus à sa place que la supplication d’un vieux malade pour un jeune médecin ; rien n’est plus juste qu’une augmentation de petits appointements, quand le travail augmente. Monseigneur sait parfaitement que nous n’avions autrefois que des écrouelles dans les déserts de Gex et que depuis qu’il y a des troupes nous avons quelque chose de plus fort (1). Le vieil ermite, qui, à la vérité, n’a reçu aucun de ces deux bienfaits de la Providence, mais qui s’intéresse sincèrement à tous ceux qui en sont honorés, prend la liberté de représenter douloureusement et respectueusement que le sieur Coste, notre médecin très aimable, qui compte nous empêcher de mourir, n’a pas de quoi vivre et qu’il est en ce point tout le contraire des grands médecins de Paris. Il supplie monseigneur de vouloir bien avoir pitié d’un petit pays dont il fait l’unique espérance (2).

 

 

1 – La v…… (G.A.)

2 – Voyez la lettre à Coste du 17 Octobre. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

18 Juillet 1769.

 

 

          Ma nièce m’a dit, madame, que vous vous plaignez de mon silence, et que vous voyez bien qu’un dévot comme moi craint de continuer un commerce scandaleux avec une dame profane telle que vous l’êtes. Eh ! mon Dieu, madame, ne savez-vous pas que je suis tolérant, et que je préfère même le petit nombre qui fait la bonne compagnie à Paris, au petit nombre des élus ? ne savez-vous pas que je vous ai envoyé par votre grand’maman les Lettres d’Amamed, dont j’ai reçu quelques exemplaires de Hollande ? Il y en avait un pour vous dans le paquet.

 

          N’ai-je pas encore songé à vous procurer la tragédie des Guèbres, ouvrage d’un jeune homme qui paraît penser bien fortement, et qui me fera bientôt oublier ? Pour moi, madame, je ne vous oublierai que quand je ne penserai plus ; et lorsqu’il m’arrivera quelques ballots de pensées des pays étrangers, je choisirai toujours ce qu’il y aura de moins indigne de vous pour vous l’offrir. Vous serez bientôt lasse des contes de fées. Quoi que vous en disiez, je ne regarde ce goût que comme une passade.

 

          Avez-vous lu l’Histoire de M. Hume ? il y a là de quoi vous occuper trois mois de suite. Il faut toujours avoir une bonne provision devant soi.

 

          Il paraît en Hollande une Histoire du Parlement, écrite d’un style assez hardi et assez serré ; mais l’auteur ne rapporte guère que ce que tout le monde sait, et le peu qu’on ne savait pas ne mérite point d’être connu : ce sont des anecdotes du greffe. Il est bien ridicule qu’on m’impute un tel ouvrage ; il a bien l’air de sortir des mêmes mains qui souillèrent le papier de quelques invectives contre le président Hénault (1) il y a environ deux années ; c’est le même style : mais je suis accoutumé à porter les iniquités d’autrui. Je ressemble assez à vous autres, mesdames, à qui on donne une vingtaine d’amants, quand vous en avez un ou deux.

 

          Deux hommes que vous connaissez sans doute, M. le comte de Schomberg et M. le marquis de Jaucourt, ont forcé ma retraite et ma léthargie ; ils sont très contents de mes progrès dans la culture des terres, et je le suis davantage de leur esprit, de leur goût, et de leur agrément ; ils aiment ma campagne, et moi je les aime. Ah ! madame, si vous pouviez jouir de nos belles vues ! il n’y a rien de pareil en Europe ; mais je tremble de vous faire sentir votre privation. Vous mettez à la place tout ce qui peut consoler l’âme. Vous êtes recherchée comme vous le fûtes en entrant dans le monde : on ambitionne de vous plaire ; vous faites les délices de quiconque vous approche. Je voudrais être entièrement aveugle, et vivre auprès de vous.

 

 

1 – Dans l’Examen de la nouvelle Histoire de Henri IV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 19 Juillet 1769.

 

 

          Ce n’est point aujourd’hui à M. le doyen de notre Académie, c’est au premier gentilhomme de la chambre que je présente ma requête. Je vous jure, monseigneur, que la musique de Pandore est charmante, et que ce spectacle ferait le plus bel effet du monde aux yeux et aux oreilles. Il n’y avait certainement qu’un grand opéra qui pût réussir dans la salle du Manège, où vous donnâtes une si belle fête (1) aux noces de la première dauphine ; mais la voûte était si haute, que les acteurs paraissaient des pygmées ; on ne pouvait les entendre. Le contraste d’une musique bruyante avec un récit qui était entièrement perdu, faisait l’effet des orgues qui font retentir une église quand le prêtre dit la messe à voix basse.

 

          Il faut, pour des fêtes qui attirent une grande multitude, un bruit qui ne cesse point, et un spectacle qui plaise continuellement aux yeux. Vous trouverez tous ces avantages dans la Pandore de M. de La Borde, et vous aurez de plus une musique infiniment agréable, qui réunit, à mon gré, le brillant de l’italien et le noble du français.

 

          Je vous en parle assurément en homme très désintéressé, car je suis aveugle tout l’hiver, et presque sourd le long de l’année. Je ne suis pas homme d’ailleurs à demander un billet pour assister à la fête, je ne vous parle qu’en bon citoyen qui ne songe qu’au plaisir des autres.

 

          De plus, il me semble que l’opéra de Pandore est convenable aux mariages de tous les princes ; car vous m’avouerez que partout il y a de grands malheurs ou de grands chagrins, mêlés de cent mille petits désagréments. Pandore apporte l’amour et l’espérance, qui sont les consolations de ce monde et le baume de la vie. Vous me direz peut-être que ce n’est pas à moi à me mêler de vos plaisirs, que je ne suis qu’un pauvre laboureur occupé de mes moissons, de mes vers à soie, et de mes abeilles ; mais je me souviens encore du temps passé, et, si je ne peux plus donner de plaisir, je suis enchanté qu’on en ait.

 

          Madame de Fontaine-Martel, en mourant, ayant demandé quelle heure il était, ajouta : Dieu soit béni ! quelque heure qu’il soit, il y a un rendez-vous.

 

          Pour moi, je n’emporterai que le regret d’avoir traîné les dernières années de ma vie sans vous faire ma cour ; mais je vous suis attaché comme si je vous la faisais tous les jours. Agréez le tendre respect de V.

 

 

1 – En 1745. On y joua la Princesse de Navarre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

19 Juillet 1769.

 

 

          Je n’avais point achevé, monsieur, la lecture de l’Histoire du Parlement, lorsque je vous mandais que cet ouvrage me paraissait très superficiel, et d’ailleurs un plagiat presque continuel. Mais je vous avoue que les derniers chapitres m’ont paru aussi indécents que faux et mal écrit. Qu’est-ce qu’un supplice perpétré ? qu’est-ce qu’un départ pour son exil ? qu’est-ce qu’un procès à faire à Damiens ? Je ne connais guère de plus mauvais style que celui de ces derniers chapitres ; ils ne paraissent pas de la même main que les premiers ; et ils sont si mauvais en tout sens, qu’ils ne méritent pas qu’on les réfute. Si on lisait avec quelque attention, si tous les lecteurs étaient aussi judicieux que vous, on ne m’imputerait pas de telles rapsodies ; mais j’ai toujours remarqué qu’on ne lisait point, qu’on parcourait avec négligence, et qu’on jugerait au hasard. Rien ne peut égaler l’indignation où je suis, ni ma sincère amitié pour vous.

 

 

 

 

 

 

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