CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 16

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à M. l’Abbé Audra.

 

5 Mai 1769.

 

 

          Vous voilà donc, monsieur, professeur en incertitude : vous ne le serez jamais en mensonge. Si j’étais plus jeune, si j’avais de la santé, je travaillerais de bon cœur à ce que vous me proposez : mais je vois que je serai obligé de m’en tenir à la Philosophie de l’Histoire. Si vous n’avez point ce petit livre, j’aurai l’honneur de vous l’envoyer par la voie que vous m’indiquerez.

 

          Sirven sera sans doute allé consulter secrètement ses parents et ses amis vers Mazamet. Je me repose de la justice qu’on lui doit, sur vos bontés et sur celles des magistrats, à qui vous avez inspiré tant de bienveillance pour lui. Sa cause d’ailleurs est si bonne et si claire, qu’il faudrait être également aveugle et méchant pour le condamner.

 

          Je voudrais être caché dans un coin à Toulouse le jour que son innocence sera reconnue. S’il faut faire partir ses filles, je les enverrai à Toulouse, au premier ordre que vous me donnerez. Je ne trouverai rien dans l’histoire moderne qui me plaise davantage que la justification des Calas et des Sirven. Adieu, monsieur ; on ne peut vous estimer et vous aimer plus que vous l’êtes du solitaire V.

 

 

 

 

 

à M. Signy.

 

A Ferney, 6 Mai 1769 (1).

 

 

          Vous avez fait, monsieur, à mes retraites de Ferney et des Délices un honneur que ni elles ni moi ne méritions. J’ai été bien étonné de me trouver très ressemblant dans des figures de quatre ou cinq lignes. C’est un prodige de l’art Vos dessins dureront plus que mes maisons ; elles sont fort changées depuis que vous ne les avez vues. Je me suis défait des Délices, et j’ai ajouté deux ailes au château de Ferney Les quatre tours qui cachaient une très belle vue sont détruites. Les jardins sont augmentés, et ce séjour est actuellement moins indigne de vous recevoir.

 

          La santé, sans laquelle on ne jouit de rien, me manque absolument. Les neiges dont je suis entouré, secondées par soixante et quinze ans, me priveront bientôt de la vue ; mais rien n’affaiblira en moi l’estime et la reconnaissance que je vous dois. C’est avec ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

8 Mai 1769.

 

 

          On renvoie aux divins anges les Deux frères (1) avec les quatre-vingts vers nouveaux qu’on avait promis. On y ajoute la préface honnête qui doit faire passer l’ouvrage, si on a encore le sens commun à Paris. Il me paraît juste que Marin et Lekain partagent le profit de l’édition.

 

          Mes chers anges sont tout ébouriffés d’un déjeuner par devant notaire (2) ; mais s’ils savaient que tout cela s’est fait par le conseil d’un avocat qui connaît la province ; s’ils savaient à quel fanatique fripon j’ai affaire, et dans quel extrême embarras je me suis trouvé, ils avoueraient que j’ai très bien fait. On ne peut donner une plus grande marque de mépris pour ces facéties que de les jouer soi-même. Ceux qui s’en abstiennent paraissent les craindre ; c’est le cas de qui vous savez (3). On dit que laquelle vous savez (4) affiche aussi la dévotion  mais vraiment c’est très bien fait, car je suis très dévot aussi, et si dévot, que j’ai reçu des lettres datées du conclave.

 

          Je ne manquerai pas, mon cher ange, de prendre le parti que vous me proposez, si on me rembourse. J’aime à être à l’ombre de vos ailes dans le temporel comme dans le spirituel.

 

          N’avez-vous pas perdu un peu à Cadix avec les Gilli ? J’en ai été pour quarante mille écus. J’ai perdu en ma vie cinq ou six fois plus que je n’ai eu de patrimoine : aussi ma vie est-elle un peu singulière. Dieu a tout fait pour le mieux.

 

          Portez-vous bien tous deux, mes anges ; c’est là le point capital.

 

 

1 – Les Guèbres. (G.A.)

2 – Sa communion. (G.A.)

3 – Louis XV. (G.A.)

4 – La du Barry. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

8 Mai 1769.

 

 

          Puisque vous êtes encore, monseigneur, dans votre caisse de planches (1), en attendant le Saint-Esprit, il est bien juste de tâcher d’amuser votre éminence.

 

          Vous avez lu sans doute actuellement les Quatre Saisons de M. de Saint-Lambert. Cet ouvrage est d’autant plus précieux, qu’on le compare à un poème qui a le même titre (2), et qui est rempli d’images riantes, tracées du pinceau le plus léger et le plus facile. Je les ai lus tous deux avec un plaisir égal. Ce sont deux jolis pendants pour le cabinet d’un agriculteur tel que j’ai l’honneur de l’être. Je ne sais de qui sont ces Quatre Saisons, à côté desquelles nous osons placer le poème de M. de Saint-Lambert. Le titre porte par M. le C. de B… ; c’est apparemment M. le cardinal de Bembo. On dit que ce cardinal était l’homme du monde le plus aimable, qu’il aima la littérature toute sa vie, qu’elle augmenta ses plaisirs ainsi que sa considération, et qu’elle adoucit ses chagrins, s’il en eut. On prétend qu’il n’y a actuellement dans le sacré-collège qu’un seul homme qui ressemble à ce Bembo, et moi je tiens qu’il vaut beaucoup mieux.

 

          Il y a un mois que quelques étrangers étant venus voir ma cellule, nous nous mîmes à jouer le pape aux trois dés : je jouai pour le cardinal Stopani, et j’amenai rafle ; mais le Saint-Esprit n’était pas dans mon cornet ; ce qui est sûr, c’est que l’un de ceux pour qui nous avons joué sera pape. Si c’est vous, je me recommande à votre sainteté. Conservez, sous quelque titre que ce puisse être, vos bontés pour le vieux laboureur V.

 

Fortunatus et ille deos qui novit agrestes !

 

VIRG., Georg., Lib. II.

 

 

1 – En cellule au conclave. (G.A.)

2 – Les Quatre Saisons de Bernis. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Voisenon.

 

12 Mai 1769.

 

 

          Mon cher confrère, le grand-vicaire de Boulogne, et évêque de la bonne compagnie, prendra, s’il lui plaît, en gré qu’un vieux solitaire du diocèse d’Annecy lui demande sa bénédiction, sa protection dans la sainte Eglise et chez les honnêtes gens de Paris. Il se recommande à ses bonnes grâces, à ses prières, et à ses chansons, qui valent beaucoup mieux que ses antiennes.

 

          On vient de réimprimer la Félicité (1), non pas la félicité éternelle, mais celle du plus aimable homme du monde.

 

 

1 – L’Histoire de la Félicité, roman publié par Voisenon en 1751. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Choiseul.

 

A Lyon (1), le 20 Mai 1769.

 

 

          Madame, rapport que votre excellence m’a ordonné de lui envoyer les livrets facétieux qui pourraient m’arriver de Hollande, je vous dépêche celui-ci, dans lequel il me paraît qu’il y a force choses concernant la cour de Rome, dans le temps qu’on s’y réjouissait, et que le Saint-Esprit créait des papes de trente-cinq ans. Ce livret vient à propos dans un temps de conclave ;

 

          Je me doute bien que monseigneur votre époux n’a pas trop le temps de lire les aventures d’Amabed et d’Adaté (2), et d’examiner si les premiers livres indiens ont environ cinq mille ans d’antiquité. Des courriers qui ont passé dans ma boutique m’ont dit que madame était à Chanteloup, et que, dans son loisir, elle recevrait bénignement ces feuilles des Indes.

 

          Pendant que je faisais le paquet, il a passé trois capitaines du régiment des Gardes-Suisses qui disaient bien des choses de monseigneur votre époux. J’écoutai bien attentivement. Voici leurs paroles : « Jarnidié, si jamais il lui arrivait de se séparer de nous, nous ne servirions plus personne, et tous nos camarades pensent de même. » Ces jurements me firent plaisir, car je suis une espèce de Suisse, et je lui suis attaché tout comme eux, quoique je ne monte pas la garde.

 

          Ces Suisses, qui revenaient de Versailles, dirent après cela tant de bagatelles, tant de pauvretés, par rapport au pays d’où ils venaient, que je levai les épaules, et je me remis à mon ouvrage. Oh ! voyez-vous, madame, je laisse aller le monde comme il va ; mais je ne change jamais mon opinion, tant je suis têtu. Il y a soixante ans que je suis passionné pour Henri IV, pour Maximilien de Rosny, pour le cardinal d’Amboise, et quelques personnes de cette trempe ; je n’ai pas changé un moment ; aussi tout le monde me dit : Monsieur Guillemet, vous êtes un bon cœur, il y a plaisir avec vous à bien faire ; il est vrai que vous prenez la chèvre quand on (3) vous dit qu’il faut vous enterrer  mais aussi vous entendez raillerie. Tâchez d’envoyer des rogatons à madame la grand’maman, car en son genre madame vaut monsieur. La journée n’a que vingt-quatre heures, monsieur Guillemet ; heureux qui peut l’amuser une heure dans les vingt-quatre ! c’est beaucoup. N’écrivez jamais de longues lettres à madame la grand’maman, de peur de l’ennuyer, et n’écrivez point du cœur, prospérité, hilarité, succès en tout, et jamais de gravelle. Sachez qu’il lui passe tant de sottises, de misères, de bêtises devant les yeux, que vous ne devez pas en augmenter le nombre. Ainsi donc, pour couper court, je demeure avec un très grand respect, madame, de votre excellence le très soumis et humble serviteur. GUILLEMET, typographe.

 

 

1 – Lyon pour Ferney (G.A.)

2 – Voyez aux ROMANS. (G.A.)

3 – La Bletterie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

23 Mai 1769.

 

 

          Mes chers anges, je réponds à tous les articles de votre lettre du 15 de mai. Parlons d’abord des Guèbres ; Zoroastre m’intéresse plus que Luchet (1).

 

          Le jeune homme regarde cet ouvrage comme une chose assez essentielle, parce qu’au fond quatre ou cinq cent mille personnes sentiront bien qu’on a parlé en leur nom, et que quatre ou cinq mille philosophes sentiront encore mieux que c’est leur sentiment qu’on a exprimé. Il a donc, depuis sa dernière lettre, passé huit jours à tout réformer : il a corrigé toutes les fautes qui se glissent nécessairement dans les ouvrages de ce genre, avant qu’ils aient été polis avec le dernier soin ; termes impropres, mots répétés, contradictions apparentes rectifiées, entrées et sorties mieux ménagées, additions nécessaires, rien n’a été oublié. Il faudrait donc encore faire une nouvelle copie. On prend le parti de faire  imprimer la pièce à Genève. L’auteur et l’éditeur me la dédient. Ce qu’on me dit dans la dédicace était d’une nécessité absolue dans la situation où je me trouve. Cette édition sera pour les pays étrangers, et pour quelques provinces méridionales de France. L’édition de Paris sera pour Paris, et doit valoir honnêtement à M. Marin et à Lekain. Je vous enverrai dans huit ou dix jours la préface, l’épître dont on m’honore, et la pièce.

 

          Vous me parlez d’un nommé Josserand ; je ne savais pas qu’il existât, encore moins les obligations qu’il vous avait. On ne me mande rien dans mon tombeau. Ce Josserand m’écrivit, il y a près d’un mois, de lui envoyer un billet sur Laleu ; j’en donnai un autre à la nommé Suisse, son associée.

 

          A l’égard des Scythes, je baise le bout de vos ailes avec la plus tendre reconnaissance. Si mademoiselle Vestris joue bien, je ne désespère pas du succès.

 

          A l’égard du déjeuner (2), je vous répète qu’il était indispensable. Vous ne savez pas avec quelle fureur la calomnie sacerdotale m’a attaqué. Il me fallait un bouclier pour repousser les traits mortels qu’on me lançait. Voulez-vous toujours oublier que je suis dans un diocèse italien, et que j’ai dans mon portefeuille la copie d’un bref de Rezzonico contre moi ? voulez-vous oublier que j’allais être excommunié comme le duc de Parme et vous ? voulez-vous oublier enfin que, lorsqu’on mit un bâillon à Lally, et qu’on lui eut coupé la tête pour avoir été malheureux et brutal, le roi demanda s’il s’était confessé ? voulez-vous oublier que mon évêque savoyard, le plus fanatique et le plus fourbe des hommes, écrivit contre moi au roi, il y a un an, les plus absurdes impostures ; qu’il m’accusa d’avoir prêché dans l’église où son grand-père le maçon a travaillé ? Il est très faux que le roi lui ait fait répondre, par M. de Saint-Florentin, qu’il ne voulait pas lui accorder la grâce qu’il demandait. Cette grâce était de me chasser du diocèse, de m’arracher aux terres que j’ai défrichées, à l’église que j’ai rebâtie, aux pauvres que je loge et que je nourris. Le roi lui fit écrire qu’il me ferait ordonner de me conformer à ses sages avis ; c’est ainsi que cette lettre fut conçue. L’évêque-maçon a eu l’indiscrétion inconcevable de faire imprimer la lettre de M. de Saint-Florentin. Ce polisson de Savoyard a été autrefois porte-Dieu à Paris, et repris de justice pour les billets de confession. Il s’est joint avec un misérable ex-jésuite, nommé Nonnotte, excrément franc-comtois, pour obtenir ce bref dont je vous ai parlé. Ils m’ont imputé les livres les plus abominables : ils auront beau faire, je suis meilleur chrétien qu’eux ; je leur pardonne comme à La Bletterie. J’édifie tous les habitants de mes terres, et tous les voisins en communiant. Ceux que leurs engagements empêchent d’approcher de ce sacrement auguste ont une raison valable de s’en abstenir ; un homme de mon âge n’en a point après douze accès de fièvre. Le roi veut qu’on remplisse ses devoirs de chrétien : non seulement je m’acquitte de mes devoirs, mais j’envoie mes domestiques catholiques régulièrement à l’église, et mes domestiques protestants régulièrement au temple  je pensionne un maître d’école pour enseigner le catéchisme aux enfants. Je me fais lire publiquement l’Histoire de l’Eglise et les Sermons de Massillon à mes repas. Je mets l’imposteur d’Annecy hors de toute mesure et je le traduirai hautement au parlement de Dijon, s’il a l’audace de faire un pas contre les lois de l’Etat. Je n’ai rien fait et je ne ferai rien que par le conseil de deux avocats, et ce monstre sera couvert de tout l’opprobre qu’il mérite. Si par malheur j’étais persécuté (ce qui est assez le partage des gens de lettres qui ont bien mérité de leur patrie), plusieurs souverains, à commencer par le pôle, et à finir par le quarante-deuxième  degré, m’offrent des asiles. Je n’en sais point de meilleur que ma maison et mon innocence  mais enfin tout peut arriver. On a pendu et brûlé le conseiller Anne Dubourg. L’envie et la calomnie peuvent au moins me chasser de chez moi, et, à tout hasard, il faut avoir de quoi faire une retraite honnête.

 

          C’est dans cette vue que je dois garder le seul bien libre qui me reste ; il faut que j’en puisse disposer d’un moment à l’autre : ainsi, mes chers anges, il m’est impossible d’entrer dans l’entreprise Luchette (3).

 

          Je sais ce qu’on dit certains barbares, et quoique je n’aie donné aucune prise, je sais ce que peut leur méchanceté. Ce n’est pas la première fois que j’ai été tenté d’aller chercher une mort paisible à quelques pas des frontières où je suis et je l’aurais fait, si la bonté et la justice du roi ne m’avaient rassuré.

 

          Je n’ai pas longtemps à vivre ; mais je mourrai en remplissant tous mes devoirs en rendant les fanatiques exécrables et en vous chérissant autant que je les abhorre.

 

 

1 – Le marquis de Luchet. (G.A.)

2 – La communion du 1er Avril. (G.A.)

3 – L’affaire des mines du marquis de Luchet. (G.A.)

 

 

 

 

 

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