CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 14

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à M. le comte de La Touraille.

 

A Ferney, le 24 avril 1769.

 

 

          Je n’ai jamais prétendu, monsieur, qu’on dût jamais s’offenser d’être comparé à Jean-Baptiste Colbert (1). J’ai écrit seulement qu’un ministre de la guerre et de la paix n’avait pas plus de rapport à un contrôleur général qu’avec un archevêque de Paris. Je vous avoue même que je ne souhaiterais point du tout que M. le duc de Choiseul eût le contrôle général : il fricasserait tout en deux ans : tout l’argent irait en gratifications, pensions, bienfaits, magnificences. Un contrôleur général doit avoir la main et le cœur un peu serrés. M. le duc de Choiseul a des vices tout contraires à cette vertu nécessaire. Il ne se corrigerait jamais de son humeur généreuse et bienfaisante. Quand milord Bolingbroke fut fait secrétaire d’Etat, les filles de Londres, qui faisaient alors la bonne compagnie, se disaient l’une à l’autre : « Betty, Bolingbroke est ministre ! Huit mille guinées de rente ; tout pour nous. »

 

          A propos de générosité, je prends la liberté de demander à monseigneur le prince de Condé le congé d’un soldat de sa légion. J’ai fait un peu les honneurs de ma chaumière à cette légion romaine. J’en rappellerais le souvenir à M. le comte de Maillé s’il était à Paris. J’explique toutes mes raisons à son altesse sérénissime ; mais ces raisons seront bien moins fortes qu’un mot de votre bouche, et je vous supplie d’avoir la bonté de dire ce mot à un prince qui ne se fait pas prier quand il s’agit de faire des heureux.

 

          Agréez, monsieur, les respectueux sentiments du vieux malade de Ferney.

 

 

1 – Voyez la lettre à La Touraille du 29 Mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Rulhière.

 

26 Avril 1769.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, du plus grand plaisir que j’aie eu depuis longtemps (1). J’aime les beaux vers à la folie : ceux que vous avez eu la bonté de m’envoyer sont tels que ceux que l’on faisait il y a cent ans, lorsque les Boileau, les Molière, les La Fontaine, étaient au monde. J’ai osé, dans ma dernière maladie, écrire une lettre à Nicolas Despréaux : vous avez bien mieux fait, vous écrivez comme lui.

 

          « Le jeune bachelier qui répond à tout venant sur l’essence de Dieu ; les prêtres irlandais qui viennent vivre à Paris d’arguments et de messes ; le plus grand des torts est d’avoir trop raison ; la justice qui se cache dans le ciel, tandis que la vérité s’enfonce dans son puits, etc., etc. »  sont que traits qui auraient embelli les meilleures épîtres de Nicolas.

 

          Le portrait du sieur d’Aube est parfait. Vous demandez à votre lecteur

 

S’il connaît par hasard le contradicteur d’Aube,

Qui daubait autrefois, et qu’aujourd’hui l’on daube,

Et que l’on daubera tant que vos vers heureux

Sans contradiction plairont à nos neveux.

 

          Oui, vraiment, je l’ai fort connu et reconnu sous votre pinceau de Téniers.

 

          Si vous vouliez, monsieur, vous donner la peine, à vos heures de loisir, de relimer quelques endroits de ce très joli discours en vers, ce serait un des chefs-d’œuvre de notre langue.

 

 

1 – Rulhière lui avait envoyé son Discours sur les disputes que Voltaire reproduit dans ses Questions sur l’Encyclopédie. Voyez, tome I, page 301. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gaillard.

 

A Ferney, 28 Avril 769.

 

 

          Je vous assure, monsieur, qu’un vaisseau arrive plus vite de Moka à Marseille que votre Siècle de François Ier (1) n’est arrivé de Paris à Ferney. Mon gendre Dupuits l’avait laissé à Paris ; je ne l’ai eu que depuis huit jours. Grand merci de m’avoir fait passer une semaine si agréable. Vous m’avez instruit et vous m’avez amusé : ce sont deux grands services que vous m’avez rendus.

 

          Je n’aime guère François Ier, mais j’aime fort votre style vos recherches, et surtout votre esprit de tolérance. Vous avez beau dire et beau faire, Charles-Quint n’a jamais brûlé de luthériens à petit feu ; on ne les a pas guindés au haut d’une perche en sa présence pour les descendre à plusieurs reprises dans le bûcher, et pour leur faire savourer pendant cinq ou six heures les délices du martyre. Charles-Quint n’a jamais dit que, si son fils ne croyait pas la transsubstantiation, il ne manquerait pas de le faire brûler, pour l’édification de son peuple. Je ne vois guère dans François Ier que des actions ou injustes, ou honteuses, ou folles. Rien n’est plus injuste que le procès intenté au connétable, qui s’en vengea si bien, et que le supplice de Samblançai, qui ne fut vengé par personne. L’atrocité et la bêtise d’accuser un pauvre chimiste italien d’avoir empoisonné le dauphin son maître, à l’instigation de Charles-Quint, doit couvrir François Ier d’une honte éternelle. Il ne sera jamais honorable d’avoir envoyé ses deux enfants en Espagne, pour avoir le loisir de violer sa parole en France.

 

          Quelques pensions données et mal payées à des pédants du Collège royal ne compensent point tant d’actions odieuses ; toutes ses guerres en Italie sont conduites avec démence. Point d’argent, point de plan de campagne ; son royaume est toujours exposé à la destruction  et, pour comble de honte, il se croit obligé de s’allier avec les Turcs, dans le temps que Charles-Quint délivre dix-huit mille captifs chrétiens des mains de ces mêmes Turcs. En un mot, vous me paraissez meilleur historien que l’amant de la Pisseleu ne me paraît un grand roi. Ce n’est pas que je sois enthousiasmé de son prédécesseur Louis XII, encore moins de Charles VIII. J’ai la consolation d’abhorrer Louis XI, de ne faire nul cas de Charles VII. Il est triste que la nation n’ait pas mis Charles VI aux Petites-Maisons. Charles V du moins était assez adroit ; mais il y a un intervalle immense entre lui et un grand homme. Enfin, depuis saint Louis jusqu’à Henri IV, je ne vois rien ; aussi les recueils de l’histoire de France ennuient-ils toutes les nations ainsi que moi. David Hume a eu un très grand avantage sur l’abbé Velly et consorts ; c’est qu’il a écrit l’histoire des Anglais, et qu’en France on n’a jamais écrit l’histoire des Anglais, et qu’en France on n’a jamais écrit l’histoire des Français. Il n’y a point de gros laboureur en Angleterre qui n’ait la grande charte chez lui, et qui ne connaisse très bien la constitution de l’Etat. Pour notre histoire, elle est composée de tracasseries de cour, de grandes batailles perdues, de petits combats gagnés, et de lettres de cachet. Sans cinq ou six assassinats célèbres, et surtout sans la Saint-Barthélemy, il n’y aurait rien de si insipide. Remarquez encore, s’il vous plaît, que nous sommes venus les derniers en tout, que nous n’avons jamais rien inventé, et qu’enfin, à dire la vérité, nous n’existons aux yeux de l’Europe que dans le siècle de Louis XIV. J’en suis fâché, mais la chose est ainsi. Convenez-en de bonne foi, comme je conviens que vous faites honneur au siècle de Louis XV, et que vous êtes savant, exact, sage, et éloquent. Croyez que mon estime pour vous est égale à mon mépris pour la plupart des choses ; c’était à vous à faire le Siècle de Louis XIV. Une édition nouvelle de ce siècle unique paraîtra bientôt. J’ai eu soin de corriger les bévues de l’imprimeur et les miennes ; mais, comme je ne revois point les épreuves, il y aura toujours quelques fautes. Je me donne actuellement du bon temps, attendu que j’ai été à la mort il y a quinze jours. Comptez que je vous estimerai, que je vous aimerai jusqu’à ce que j’aille embrasser Quinault et le Tasse, à la barbe de Nicolas Boileau.

 

 

1 – L’Histoire de François Ier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

28 Avril 1769.

 

 

          J’ai peur que mon ancien ami ne connaisse pas le tripot auquel il a affaire. Je ne crois pas qu’il y ait aucun de ces animaux-là à qui Dieu ait daigné donner le goût et le sens commun ; ils aiment d’ailleurs passionnément leur intérêt, et ne l’entendent point du tout. Il n’y en a point qui n’ait la rage de vouloir mettre du sien dans les choses qu’on lui confie. Ils ne jugent jamais de l’ensemble que par la partie qui les regarde, et dans laquelle ils croient pouvoir réussir.

 

          De plus, le détestable goût d’un petit siècle qui a succédé à un grand siècle égare encore leur pauvre jugement. Le vieux vin de Falerne et de Cécube ne se boit plus ; il faut la lie du vin plat de La Chaussée.

 

          A propos de plat, rien ne serait en effet plus plat et plus grossier que de dire à un homme : En dusses-tu crever (1) ; mais le dire à un mort me paraît fort plaisant.

 

          Au reste, vous avez très bien fait de jeter la vue sur Préville (2). Tâchez de tirer parti de la facétie du jeune magistrat. Je crois que l’aéropage histrionique n’est pas riche en comédies. Tous les jeunes gens qui ont la rage des vers font des tragédies dès qu’ils sortent du collège.

 

          L’épître de M. de Rulhière est pleine d’esprit, de vérité, de gaieté, et de vers charmants ; elle mérite d’être parfaite. Je lui écris ce que j’en pense.

 

          Bonsoir ; je suis bien malade, mais j’ai encore de la force. Il est défendu aux malades de trop causer ; ainsi je vous embrasse sans bavarder davantage. Je vous envoie un de mes Testaments pour vous amuser.

 

 

1 – « J’embrasserai Quinault, en dusses-tu crever. »

                                                                            Epît. A Boileau.

 

2 – Pour le Dépositaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Wargemont.

 

30 Avril 1769 (1).

 

 

          J’eus l’honneur, monsieur le comte, de vous répondre et de vous remercier, il y a plusieurs mois. J’adressai ma lettre chez M. le prince de Soubise. On ne peut faire que des réflexions désagréables sur les irrégularités de la poste, et il faut se taire.

 

          Vous parlez d’aller voir les Turcs ; c’est apparemment pour les battre. Vous êtes trop bon chrétien et trop galant pour prendre le parti des infidèles contre les dames. A l’égard de brûler des maisons et de couper les arbres fruitiers par le pied, comme cela ne se trouve ni dans l’histoire d’Attila ni dans celle de Genséric, et que je ne me mêle plus que de l’histoire ancienne, ce n’est pas à moi de parler de tels exploits ; mais ceux de votre valeur et de votre prudence me seront très précieux.

 

          Vous savez, monsieur, avec quels sentiments je vous suis dévoué.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

30 Avril 1769.

 

 

          On avait prévu, il y a quinze jours, mon cher ami, le résultat que vous m’avez envoyé. Le jeune homme dont il est question donne de grandes espérances ; car, ayant fait cet ouvrage avec une rapidité qui m’étonne, et n’ayant pas mis plus de douze jours à le composer, il s’est fait la loi de l’oublier pendant quatre ou cinq mois, et de le retoucher ensuite de sang-froid avec autant de soin qu’il y avait mis d’abord de vivacité. Des raisons essentielles l’obligent à garder l’incognito. Je pense que plus il sera inconnu, plus il pourra vous être utile, que la pièce (1) d’ailleurs me paraît sage d’une morale très pure, et remplie de maximes qui doivent plaire à tous les honnêtes gens.

 

          On peut faire des applications malignes, mais il me semble qu’elles seraient bien forcées. Le Tartufe et Mahomet sont certainement susceptibles d’allusions plus dangereuses ; cependant on les représente souvent sans que personne en murmure.

 

          L’intérêt que je prends au jeune auteur, et mon amour pour la tolérance, qui est en effet le sujet de la pièce, me font désirer passionnément que cette tragédie paraisse embellie par vos rares talents.

 

          Si on s’obstinait à reconnaître l’inquisition dans le tribunal des prêtres païens, je n’y vois ni aucun mal ni aucun danger. L’inquisition a toujours été abhorrée en France. On vient de couper les griffes de ce monstre en Espagne et en Portugal. Le duc de Parme a donné à tous les souverains l’exemple de la détruire. Si les mauvais prêtres sont peints dans la pièce avec les traits qui leur conviennent, l’éloge des bons prêtres se trouve en plusieurs endroits.

 

          Enfin le jugement de l’empereur, qui termine l’ouvrage, paraît dicté pour le bonheur du genre humain.

 

          J’ai prié M. d’Argental, de la part de l’auteur, de me renvoyer votre manuscrit, sur lequel on porterait incontinent soixante ou quatre-vingts vers nouveaux qui me semblent fortifier cet ouvrage, augmenter l’intérêt, et rendre encore plus pure la saine morale qu’il renferme. Je renverrais le manuscrit sur-le-champ ; il n’y aurait pas un moment de perdu.

 

          Je crois que, dans les circonstances présentes, il conviendrait que la pièce fût jouée sans délai, fût-ce dans le cœur de l’été. L’auteur ne demande point un grand nombre de représentations ; il ne veut point de rétribution ; il ne souhaite que le suffrage des connaisseurs et des gens de bien. Quand la pièce aura passé une fois à la police, elle restera à vos camarades, et la singularité du sujet pourra attirer toujours un grand concours.

 

          J’ai mandé, autant qu’il m’en souvient, à M et à madame d’Argental tout ce que je vous écris. Je m’en rapporte entièrement à eux. Ils honorent l’ouvrage de leur approbation ; ils peuvent le favoriser, non seulement par eux-mêmes, mais par leurs amis. On attend tout de leur bonté, de leur zèle, et de leur prudence.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher grand acteur, et je vous prie de seconder, de tout votre pouvoir, les bons offices de mes respectables amis.

 

 

1 – La tragédie des Guèbres. (K.)

 

 

 

 

 

 

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