CORRESPONDANCE- Année 1769 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE- Année 1769 - Partie 13

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à M. l’abbé Audra.

 

13 Avril 1769 (1).

 

 

          Depuis votre dernière lettre, mon cher philosophe, j’ai été sur le point de finir ma carrière ; mais la nature me permet encore de faire quelques pas. Vous devez à présent avoir vu votre protégé Sirven ; vous voilà chargé d’engager le parlement de Toulouse à faire une bonne action Vous avez commencé, vous achèverez.

 

          Je présente très discrètement ma sincère et respectueuse reconnaissance au magistrat compatissant qui veut bien prendre en main la cause d’une famille si innocente et si malheureuse. Il est véritablement philosophe, puisqu’il veut faire le bien et qu’il est votre ami.

 

          Sirven ne m’a point écrit, et il a tort, à moins que ce ne soit sa circonspection qui l’ait retenu. J’attends tout pour lui de vos bontés. Il m’a bien promis qu’il ne ferait aucune démarche que par vos ordres. Vous devriez bien m’envoyer les noms des conseillers au parlement qui se piquent d’être citoyens et point du tout papistes. Quand vous aurez mandé au bon vieillard Siméon que vous avez remporté la victoire pour Sirven, mon âme partira en paix.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

13 Avril 1769.

 

 

          J’apprends que le père d’Eudoxie donne à sa ville un beau trousseau dans une seconde édition : heureusement le libraire de Genève n’a point encore commencé la sienne ; ainsi, mon cher ami, j’attendrai que vous m’ayez envoyé la nouvelle Eudoxie pour la faire mettre dans ce recueil (1). Plus vous aurez mis de beautés de détail dans votre ouvrage, plus il sera touchant : ce n’est que par ces détails qu’on va au cœur ; ce n’est que par eux que Jean Racine fait verser des larmes. Les situations, les sentences, ne sont presque rien : il y en a partout ; mais les beaux morceaux qu’on retient malgré soi, et qui vont remuer le fond de l’âme, font seuls passer leur homme à la postérité.

 

          Je suis très en peine de votre ami M. de La Borde. Il m’avait écrit, il y a deux mois, pour une affaire importante, et depuis ce temps je n’ai eu aucune nouvelle de lui, quoique je lui aie écrit trois lettres consécutives. Je lui avais envoyé un paquet pour madame Denis : point de nouvelles de mon paquet. Aurait-il abandonné Pandore, ses affaires, ses amis, pour une femme dans laquelle il est enterré jusqu’au cou ? Il faut sans doute aimer sa maîtresse ; mais il ne faut pas abandonner tout le monde : vous avez pourtant la mine d’en faire autant que lui.

 

 

1 – Recueil de théâtre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Cramer l’aîné

 

14 Avril 1769.

 

 

          Je suis dans l’état le plus triste, j’ai la fièvre toutes les nuits ; M. Rieu m’amena hier un étranger à dîner, je ne pus me mettre à table. Je voudrais être en état de recevoir MM. les comtes de Schomberg et de Goerts comme je le dois. Mais s’ils ont la curiosité de voir un mourant, ce mourant tâchera de leur faire les honneurs de son tombeau autant qu’il lui sera possible.

 

          Je prie M. Cramer d’avoir la bonté de leur présenter mon respect, je lui serai très obligé.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 15 Avril 1769.

 

 

          Après douze accès de fièvre dont je me suis tiré tout seul je remplis, en revenant pour quelque temps à la vie, un des devoirs les plus chers à mon cœur, en vous renouvelant, monseigneur, un attachement qui ne peut finir qu’avec moi.

 

          Je dois d’abord vous dire, comme au chef de l’Académie, que j’ai fait à l’égard de la religion tout ce que la bienséance exige d’un homme qui est d’un corps à qui le mépris de ces bienséances pourrait attirer une partie des reproches que l’on eût faits à ma mémoire. J’ai déclaré même que je voulais mourir dans la religion professée par le roi, et reçue dans l’Etat. Je crois avoir prévenu par là toutes les interprétations malignes qu’on pourrait faire de cette action de citoyen, et je me flatte que vous m’approuvez. Je suis d’ailleurs dans un diocèse ultramontain, gouverné par un évêque fanatique, qui est un très méchant homme, et dont il fallait désarmer la superstition et la malice.

 

          Si on vous parlait de cette aventure par hasard, j’espère que vous me rendrez la justice que j’attends de la bonté de votre cœur. Si vous savez railler ceux qui vous sont attachés, vous savez encore plus leur rendre de bons offices ; et je compte plus sur votre protection que sur vos plaisanteries, dans une occasion qui, après tout, ne laisse pas d’avoir quelque chose de sérieux.

 

          Une chose non moins sérieuse pour moi est la dernière lettre dont vous m’avez honoré. Vous m’y disiez que vous aviez daigné commencer un petit écrit dans lequel vous aviez la bonté de m’avertir des méprises où je pouvais être tombé sur quelques anecdotes du siècle de Louis XIV. Si vous aviez persisté dans cette bonne volonté, j’en aurais profité pour les nouvelles éditions qui se font à Genève, à Leipsick, et dans Avignon.

 

          Il y a à la vérité dans cette histoire quelques anecdotes bien étonnantes : celle de l’homme au masque de fer, dont vous connaissez toute la vérité ; celle du traité secret de Louis XIV avec Léopold, ou plutôt avec le prince Lobkovitz, pour ravir la Flandre à son beau-frère encore enfant, traité singulier qui existe dans le dépôt des affaires étrangères, et dont j’ai eu la copie ; la révélation de la confession de Philippe V, faite au duc d’Orléans régent par le jésuite d’Aubenton (1), friponnerie plus ordinaire qu’on ne croit, et dont M. le comte de Fuentes et M. le duc de Villa-Hermosa ont la preuve en main ; la conduite et la condamnation de ce pauvre fou de Lally, d’après deux journaux très exacts : enfin je n’ai écrit que les choses dont j’ai eu la preuve, ou dont j’ai été témoin moi-même Je ne crois pas que jamais aucun historien ait fait l’histoire de son temps avec plus de vérité, et en même temps avec plus de circonspection ; mais, de toutes les vérités que j’ai dites, les plus intéressantes pour moi sont celles qui célèbrent votre gloire. Si je me suis trompé dans quelques occasions, j’ai droit de m’adresser à vous pour être remis sur la voie. Vous savez que Polybe fut instruit plus d’une fois par Scipion.

 

          Il y aura incessamment une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, in-4°. M. le comte de Saint-Florentin m’a mandé qu’il n’y aurait aucun inconvénient à la présenter au roi ; mais je ne ferai rien sans votre approbation. Vous savez que je suis sans aucun empressement sur ces bagatelles. Je sais, il y a longtemps, avec quelle indifférence elles sont reçues, et qu’on ne doit guère attendre de compliments que de la postérité ; mais daignez songer que j’ai travaillé pour elle et pour vous. Je touche à cette postérité, et vos bontés me rendent le temps présent supportable. Agréez, monseigneur, mon tendre respect.

 

 

1 – Voyez le XXXIIIe des Articles de journaux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

17 Avril 1769.

 

 

Nostræ spes altera scenæ

 

          Je suis très fâché que vous enterriez votre génie dans une traduction de Suéton, auteur, à mon gré, assez aride, et anecdotier très suspect. J’espère que vous ne direz pas dans vos remarques que vous renoncez à faire des vers, ainsi que l’a dit notre ami La Bletterie. Il est plaisant que La Bletterie s’imagine avoir fait des vers.

 

          Voici un petit paquet pour votre Mercure (1). S’il me tombe quelque rogaton sous la main, je vous en ferai part ; mais j’aimerais bien mieux que le Mercure eût à parler d’une nouvelle tragédie de votre façon : nous avons besoin de beaux vers, beaucoup plus que de Suétone.

 

          J’ai eu douze accès de fièvre. J’ai été sur le point de mourir, et je disais : Le théâtre français est mort de son côté, si M. de La Harpe n’y met la main. Il a fallu passer par les cérémonies ordinaires. Vous savez que je ne les crains pas, quoique je ne les aime point du tout ; mais il faut remplir ses devoirs de citoyen : ceux de l’amitié me sont  bien plus chers.

 

 

1 – L’Epître à Saint-Lambert. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Leclerc.

 

Avril 1769.

 

 

          Je suis aussi sensible, monsieur, à votre prose qu’à vos vers ; ils m’ont plu, quoiqu’ils me flattent trop ; mais, entre nous, le plus galant homme est toujours un peu faquin dans le cœur.

 

          Il y a longtemps, monsieur, que je vous dois autant de félicitations que de remerciements sur les différents ouvrages que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Je les regarde comme le dépôt de ce que la physique, la morale, et la politique, ont de bon, d’essentiel, et de grand. Je n’ai pas été en état de vous payer mes dettes. Il y a près de deux mois que je suis malade ; j’irai bientôt trouver votre bon empereur Yu, et je me renommerai de vous en lui faisant ma cour. Je n’oublierai pas non plus de me mettre aux pieds de l’empereur Yong-Tching, qui a chassé si poliment les jésuites. En attendant, conservez-moi une amitié qui réponde à celle que vous m’avez inspirée. Vous réunissez, monsieur, les talents utiles et agréables, vous possédez une grande connaissance des hommes ; puissiez-vous donc, après avoir simplifié la médecine du corps et de l’esprit avec tant de succès, simplifier entre une autre chose dans laquelle on a mis tant d’ingrédients qu’on en a fait un poison ! Cette tâche est digne de l’interprète de la nature et de l’apôtre de l’humanité.

 

          Si jamais vous repassez par nos déserts, je me flatte que vous préférerez mon ermitage aux cabarets de Genève ; vous y trouverez un homme qui vous est dévoué ; ainsi point de cérémonies, s’il vous plaît, entre deux philosophes faits pour être amis.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 24 Avril 1769.

 

 

          Eh bien ! madame, je suis plus honnête que vous ; vous ne voulez pas me dire avec qui vous soupez, et moi je vous avoue avec qui je déjeune. Vous voilà bien ébaubis, messieurs les Parisiens ! la bonne compagnie, chez vous, ne déjeune pas, parce qu’elle a trop soupé ; mais moi je suis dans un pays où les médecins (1) sont italiens, et où ils veulent absolument qu’on mange un croûton à certains jours. Il faut même que les apothicaires donnent des certificats en faveur des estomacs qu’on soupçonne d’être malades. Le médecin du canton que j’habite est un ignorant de très mauvaise humeur (2), qui s’est imaginé que je faisais très peu de cas de ses ordonnances.

 

          Vous ignorez peut-être, madame, qu’il écrivit contre moi au roi l’année passée, et qu’il m’accusa de vouloir mourir comme Molière, en me moquant de la médecine ; cela même amusa fort le conseil. Vous ne savez pas sans doute qu’un soi-disant ci-devant jésuite franc-comtois, nommé Nonotte, qui est encore plus mauvais médecin, me déféra, il y a quelques mois, à Rezzonico (3), premier médecin de Rome tandis que l’autre me poursuivait auprès du roi, et que Rezzonico envoya à l’ex-jésuite, nommé Nonotte, résidant à Besançon, un bref dans lequel je suis déclaré atteint et convaincu de plus d’une maladie incurable. Il est vrai que ce bref n’est pas tout à fait aussi violent que celui dont on a affublé le duc de Parme ; mais j’y suis menacé de mort subite.

 

          Vous savez que je n’ai pas deux cent mille hommes à mon service, et que je suis quelquefois un peu goguenard. J’ai donc pris le parti de rire de la médecine avec le plus profond respect, et de déjeuner, comme les autres, avec des attestations d’apothicaires.

 

          Sérieusement parlant, il y a eu, à cette occasion, des friponneries de la faculté si singulières, que je ne peux vous les mander, pour ne pas perdre de pauvres diables qui, sans m’en rien dire, se sont saintement parjurés pour me rendre service (4). Je suis un vieux malade dans une position très délicate, et il n’y a point de lavement et de pilules que je ne prenne tous les mois, pour que la faculté me laisse vivre et mourir en paix.

 

          N’avez-vous jamais entendu parler d’un nommé Lebret, trésorier de la marine, que j’ai fort connu, et qui, en voyageant, se faisait donner l’extrême-onction dans tous les cabarets ? J’en ferai autant quand on voudra.

 

          Oui, j’ai déclaré que je déjeunais à la manière de mon pays : mais, si vous étiez Turc ? m’a-t-on dit, vous déjeuneriez donc à la façon des Turcs ? Oui, messieurs.

 

          De quoi s’avise mon gendre d’envoyer ces quatre Homélies ? elles ne sont faites que pour un certain ordre de gens. Il faut, comme disent les Italiens, donner cibo per tutti.

 

          Vous saurez, madame, qu’il y a une trentaine de cuisiniers répandus dans l’Europe qui, depuis quelques années, font des petits pâtés dont tout le monde veut manger. On commence à les trouver fort bons, même en Espagne. Le comte d’Aranda en mange beaucoup avec ses amis. On en fait en Allemagne, en Italie même ; et certainement, avant qu’il soit peu, il y aura une nouvelle cuisine.

 

          Je suis bien fâché de n’avoir pas la Princesse printanière dans ma bibliothèque ; mais j’ai l’Oiseau Bleu et Robert le Diable. Je parie que vous n’avez jamais lu  Clélie ni l’Astrée ; on ne les trouve plus à Paris. Clélie est un ouvrage plus curieux qu’on ne pense ; on y trouve les portraits de tous les gens qui faisaient du bruit dans le monde du temps de mademoiselle Scudéry ; tout Port-Royal y est ; le château de Villars, qui appartient aujourd’hui à M. le duc de Praslin, y est décrit avec la plus grande exactitude.

 

          Mais, à propos de romans, pourquoi, madame, n’avez-vous pas appris l’italien ? Que vous êtes à plaindre de ne pouvoir pas lire, dans sa langue, l’Arioste, si détestablement traduit en français ! Votre imagination était digne de cette lecture ; c’est la plus grande louange que je puisse vous donner, et la plus juste. Soyez très sûre qu’il écrit beaucoup mieux que La Fontaine, et qu’il est cent fois plus peintre qu’Homère, plus varié, plus gai, plus comique, plus intéressant, plus savant dans la connaissance du cœur humain que tous les romanciers ensemble, à commencer par l’histoire de Joseph et de la Putiphar, et à finir par Paméla. Je suis tenté toutes les années d’aller à Ferrare, où il a un beau mausolée ; mais, puisque je ne vais point vous voir, madame, je n’irai pas à Ferrare.

 

          Vous me faites un grand plaisir de me dire que votre ami (5) se porte mieux. Mettez-moi aux pieds de votre grand’maman ; mais, si elle n’a pas le bonheur d’être folle de l’Arioste, je suis au désespoir de sa sagesse. Portez-vous bien, madame ; amusez-vous comme vous pourrez. J’ai encore la fièvre toutes les nuits, et je m’en moque.

 

          Amusez-vous, encore une fois, fût-ce avec les Quatre fils Aymon ; tout est bon, pourvu qu’on attrape le bout de la journée, qu’on soupe, et qu’on dorme ; le reste est vanité des vanités, comme dit l’autre ; mais l’amitié est chosé véritable.

 

 

1 – Les prêtres. (G.A.)

2 – L’évêque d’Annecy. (G.A.)

3 – Clément XIII. (G.A.)

4 – Ils avaient fabriqué et certifié, chez le curé de Ferney, une profession de foi de M. de Voltaire. (K.)

5 – Le président Hénault. (G.A.)

 

 

 

 

 

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