CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 9
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à Madame la marquise du Deffand.
Mars 1769.
Que je vous plains, madame ! vous avez déjà perdu l’âme de votre ami le président Hénault, et bientôt son corps sera réduit en poussière. Vous aviez deux amis, lui et M. de Formont ; la mort vous les a enlevés : ce sont des biens dont on ne retrouve pas même l’ombre. Je sens vivement votre situation. Vous devez avoir une consolation bien touchante dans le commerce de votre grand’maman ; mais elle ne peut vous voir que rarement. Elle est enchaînée dans un pays qu’elle doit détester, vu la manière dont elle pense. Je vous vois réduite à la dissipation de la société ; et, dans le fond du cœur, vous en sentez tout le frivole. L’adoucissement de cette malheureuse vie serait d’avoir auprès de soi un ami qui pensât comme nous, et qui parlât à notre cœur et à notre imagination le langage véritable de l’un et de l’autre.
Je crois bien (vanité à part) qu’il y a quelques ressemblance entre votre cervelle et la mienne. La dissipation ne m’est pas si nécessaire, à la vérité, qu’à vous ; mais pour le tumulte des idées, pour la vérité dans les sentiments, pour l’éloignement de tout artifice, pour le mépris qu’en général notre siècle mérite, pour le tact de certains ridicules, je serais assez votre homme, et mon cœur est assez fait pour le vôtre. Je voudrais être à la fois à Saint-Joseph (1) et à Ferney ; mais je ne connais que l’Eucharistie qui ait le privilège d’être en plusieurs lieux en même temps.
Voilà les neiges de nos montagnes qui commencent à fondre, et mes yeux qui commencent à voir. Il faut que je fasse tout ce que Saint-Lambert a si bien décrit. La campagne m’appelle ; deux cents bras travaillent sous mes yeux ; je bâtis, je plante, je sème, je fais vivre tout ce qui m’environne. Les Saisons de Saint-Lambert m’ont rendu la campagne encore plus précieuse. Je me fais lire à dîner et à souper de bons livres par des lecteurs très intelligents, qui sont plutôt mes amis que mes domestiques. Si je ne craignais d’être un fat, je vous dirais que je mène une vie délicieuse. J’ai de l’horreur pour la vie de Paris, mais je voudrais au moins y passer un hiver avec vous. Ce qu’il y a de triste, c’est que la chose n’est pas aisée, attendu que j’ai l’âme un peu fière.
Je songe réellement à vous amuser, quand je reçois quelques bagatelles des pays étrangers. Vous avez peut-être pris l’histoire de saint Cucufin pour une plaisanterie ; il n’y a pas un mot qui ne soit dans la plus exacte vérité. Vous aurez dans un mois quelque chose qui ne sera qu’allégorique (2) ; il faut varier vos petits divertissements.
Vous ne m’avez point répondu sur les Singularités de la nature ; ainsi je ne vous les envoie pas, car c’est une affaire de pure physique qui ne pourrait que vous ennuyer.
Vous me faites grand plaisir, madame, de me dire que vous ne craignez rien pour M. Grand’maman (3). J’ai un peu à me plaindre d’une personne (4) qui lui veut du mal, et je m’en félicite. J’aime à voir des Racine qui ont des Pradon pour ennemis ; cela me fait penser à la queue du Siècle de Louis XIV, que j’ai eu l’honneur de vous envoyer. Votre exemplaire, sauf respect, est précieux, parce qu’il est corrigé en marge. Faites-vous lire la prison de La Bourdonnais et la mort de Lally, et vous verrez comme les hommes sont justes.
Quand je serai plus vieux, j’y ajouterai la mort du chevalier de La Barre et celle de Calas, afin que l’on connaisse dans toute sa beauté le temps où j’ai vécu. Selon que les objets se présentent à moi, je suis Héraclite ou Démocrite ; tantôt je ris, tantôt les cheveux me dressent à la tête : et cela est très à sa place, car on a affaire tantôt à des tigres, tantôt à des singes.
Le seul homme presque de l’âme de qui je fasse cas est M. Grand’maman ; mais je me garde bien de le lui dire. Pour vous, madame, je vous dis très naïvement que j’aime passionnément votre façon de penser, de sentir et de vous exprimer, et que je me tiens malheureux, dans mon bonheur de campagne, de passer ma vieillesse loin de vous. Mille tendres respects.
Faites-moi savoir, je vous prie, comment vont l’âme et le corps de votre ami.
1 – Madame du Deffand habitait dans cette communauté. (G.A.)
2 – La tragédie des Guèbres. (G.A.)
3 – Le duc de Choiseul. (G.A.)
4 – Madame du Barry. (G.A.)
à M. l’abbé Audra.
Ferney, 10 Mars 1769 (1).
Voici enfin, monsieur, l’infortuné Sirven qui paraît devant vous ; il perdra ce titre d’infortuné grâce à vos bontés et à celles de M. l’avocat de La Croix. Je peux vous assurer qu’on ne verra dans lui que l’innocence et la vertu même. Il est bien digne de vous et de M. de La Croix de protéger une famille si cruellement persécutée. S’il faut interroger ses deux filles, je les enverrai dès que M. de La Croix m’aura donné ses ordres. Sentez, monsieur, je vous prie, à quel point je suis pénétré de tout ce que vous daignez faire.
J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A François. (G.A.)
à M. de La Harpe.
A Ferney, ce 10 Mars 1769.
Mon cher panégyriste de Henri IV, et vitula du dignus, et hic (1). Vous avez bien du talent en vers et en prose. Puisse-t-il servir à votre fortune comme il servira sûrement à votre réputation ! Je vous ai écrit, au sujet du tripot, la lettre ostensible (2) que vous demandiez : j’ai écrit aussi à M. le maréchal de Richelieu. Je crois à présent toutes choses en règle.
L’ouvrage de M. de Saint-Lambert me paraît, à plusieurs égards, fort au-dessus du siècle où nous sommes. Il y a de l’imagination dans l’expression, du tour, de l’harmonie, des portraits attendrissants, et de la hauteur dans la façon de penser. Mais les Parisiens sont-ils capables de goûter le mérite de ce poème ? ils ne connaissent les quatre saisons que par celle du bal, celle des Tuileries, celle des vacances du parlement, et celle où l’on va jouer aux cartes à deux lieues de Paris, au coin du feu, dans une maison de campagne. Pour moi, qui suis un bon laboureur, je pense à la Saint-Lambert.
Il m’est venu trois ou quatre A B C d’Amsterdam. Si vous voulez, je vous en enverrai un. Je vous embrasse de tout mon cœur, sans cérémonie.
1 – C’est-à-dire « et Gaillard. »
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
12 Mars 1769.
Mon cher ange, j’ai envoyé à ma nièce une espèce de testament, moitié sérieux, moitié gai. C’est une Epître à Boileau, dans laquelle je fais mes remerciements à M. de Saint-Lambert. J’attends la décision de mes anges, pour savoir si mon testament est valable ; j’y ajouterai tous les condicilles qu’ils voudront.
Mon ange ne me dit rien du tripot (je parle du tripot de la comédie), de la nouvelle pièce de De Belloy (1), des querelles des acteurs et des auteurs, des talents de mademoiselle Vestris, de sa réception. Pour moi, je n’ai d’autre nouvelle à mander, sinon qu’il neige autour de moi, et que la neige me tue.
Vous avez lu sans doute les Saisons de Saint-Lambert ; je l’ai remercié dans mon testament adressé à Nicolas (2). Je ne sais si ma tête est jeune, mais mon corps est bien vieux. Si je ne m’amusais pas à faire des testaments, je serais bientôt mort d’ennui. Votre amitié me fait prendre la fin de ma vie en patience. Portez-vous bien, vous et madame d’Argental. On ne vit pas assez longtemps. Pourquoi les carpes vivent-elles plus que les hommes ? cela est ridicule.
1 – Gaston et Bayard. (G.A.)
2 – Nicolas Boileau. (G.A.)
à M. Dupont.
A Ferney, 13 Mars 1769.
Mon cher ami, il faut que je vous dise que je ne sais ce qu’est devenu M. Roset. Ce fut un avocat, nommé M. Surleau, qui me paya le dernier quartier. Roset est-il encore chargé de la régie de Richwir ? ne l’est-il plus ? est-il dans le pays ? est-il mort ? est-il vivant ? A qui dois-je m’adresser pour la fin du mois où nous sommes ? Je vous prie de vouloir bien m’en informer.
Je crois que M. le duc de Choiseul va faire bâtir, dans mon voisinage, une ville (1) où la tolérance sera établie. Je verrai enfin les fruits de ma prédication Les jésuites n’étaient pas de si bons missionnaires que moi. Les choses ont bien changé. Que ne puis-je avoir la consolation de causer avec vous ? Je vous embrasse, mon cher ami.
1 – Versoix. (G.A.)
à M. Hennin.
Samedi au matin.
La représentation des Scythes ne sera que pour samedi. M. le résident est supplié de vouloir bien donner au porteur toutes les guirlandes de fleurs qu’il pourra.
M. de Bournonville (1) n’en a pas semé sur nos pas ; mais nous pourrons bien en avoir sans lui.
Tâchez aussi, je vous en prie, de nous envoyer le volume que vous avez faire relier, dans lequel se trouve l’Epître de l’abbé de Rancé à ses moines (2).
N.B. – Il se pourrait bien faire que la pièce ne fût jouée que de demain en huit, au lieu d’aujourd’hui en huit ; cela sera, je crois, plus commode pour vous. Je vous prie de le dire à mon cher Corsaire (3).
Adieu monsieur ; vale et ride.
1 – Premier commis de la guerre pour les affaires suisses. (G.A.)
2 – Par La Harpe. (G.A.)
3 – Cramer. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
A Ferney, 15 Mars 1769.
Vous me marquâtes, madame, par votre dernière lettre, que vous aviez besoin quelquefois de consolations. Vous m’avez donné la charge de votre pourvoyeur en fait d’amusements ; c’est un emploi dont le titulaire s’acquitte souvent fort mal. Il envoie des choses gaies et frivoles, quand on ne veut que des choses sérieuses ; et il envoie du sérieux quand on voudrait de la gaieté : c’est le malheur de l’absence. On se met sans peine au ton de ceux à qui on parle ; il n’en est pas de même quand on écrit : c’est un hasard si l’on rencontre juste.
J’ai pris le parti de vous envoyer des choses où il y eût à la fois du léger et du grave, afin du moins que tout ne fût pas perdu.
Voici un petit ouvrage contre l’athéisme (1), dont une partie est édifiante et l’autre un peu badine ; et voici en outre mon testament (2), que j’adresse à Boileau. J’ai fait ce testament étant malade, mais je l’ai égayé selon ma coutume ; on meurt comme on a vécu.
Si votre grand’maman est chez vous quand vous recevrez ce paquet, je voudrais que vous pussiez vous le faire lire ensemble ; c’est une de mes dernières volontés. J’ai beaucoup de foi à son goût pour tout ce que vous m’avez dit d’elle, et je n’en ai pas moins à son esprit, par quelques-unes de ses lettres que j’ai vues, soit entre les mains de mon gendre Dupuits, soit dans celles de Guillemet (3), typographe en la ville de Lyon.
Il m’est revenu de toutes parts qu’elle a un cœur charmant. Tout cela, joint ensemble, fait une grand’maman fort rare. Malgré le penchant qu’ont les gens de mon âge à préférer toujours le passé au présent, j’avoue que de mon temps il n’y avait point de grand’maman de cette trempe. Je me souviens que son mari me mandait, il y a huit ans, qu’il avait une très aimable femme, et que cela contribuait beaucoup à son bonheur. Ce sont de petites confidences dont je ne me vanterais pas à d’autres qu’à vous. Jugez si je ne dois pas prier Dieu pour son mari dans mes codicilles. Il fera de grandes choses, si on lui laisse ses coudées franches ; mais je ne les verrai pas, car je ne digère plus, et, quand on manque par là, il faut dire adieu.
On me mande que le président Hénault baisse beaucoup. J’en suis très fâché, mais il faut subir sa destinée
Je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet.
LA FONT., liv. VIII, fab . I.
Le mien est fait il y a longtemps. Tout gai que je suis, il y a des choses qui me choquent si horriblement, que je prendrai congé sans regret. Vivez, madame, avec des amis qui adoucissent le fardeau de la vie, qui occupent l’âme, et qui l’empêchent de tomber en langueur. Je vous ai déjà dit que j’avais trouvé un admirable secret, c’est de me faire lire et relire tous les bons livres à table, et d’en dire à mon avis. Cette méthode rafraîchit la mémoire, et empêche le goût de se rouiller ; mais on ne peut user de cette recette à Paris ; on y est forcé de parler à souper de l’histoire du jour, et quand on a donné des ridicules à son prochain, on va se coucher. Dieu me préserve de passer ainsi le peu qui me reste à vivre !
Adieu, madame ; je vivrai plus heureux si vous pouvez être heureuse. Comptez que mon cœur est à vous comme si je n’avais que cinquante ou soixante ans.
1 – Epître à l’auteur du livre des Trois Imposteurs. (G.A.)
2 – Epître à Boileau. (G.A.)
3 – Il signait de ce pseudonyme ses lettres à madame de Choiseul. (G.A.)