CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 8

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à M. Gaillard.

 

2 Mars 1769.

 

 

          « Ombre adorée, ombre sans doute heureuse (1) » Parbleu, il faut que vous ayez lu la Canonisation de saint Cucufin, faite il y a deux ans par le pape Rezzonico. L’auteur qui a écrit la relation de la fête de saint Cucufin propose hardiment de fêter saint Henri IV. Pour moi, monsieur, je vous avertis que je vous dénoncerai à la Sorbonne. Comment, Henri IV sauvé, lui qui était en péché mortel ! lui qui est mort amoureux de la princesse de Condé ! lui qui est mort sans sacrements ! Je vous réponds que Ribaudier et Coger-pecus vous laveront la tête, et Christophe vous savonnera. C’est Ravaillac qui est sauvé, entendez-vous ; car il a été bien confessé ; et d’ailleurs la Sorbonne, ayant fait un saint de Jacques Clément, pourrait-elle refuser une apothéose à François Ravaillac, fût-elle en mauvais latin ? J’espère que vous reviendrez de vos mauvais principes. Il serait bien triste qu’un homme si éloquent errât dans la foi.

 

          Vous me parlez de certaine petite folie : il est bon de n’être pas toujours sur le ton sérieux, qui est fort ennuyeux à la longue dans notre chère nation. Il faut des intermèdes. Heureux les philosophes qui peuvent rire, et même faire rire ! Si on n’avait pas ce palliatif contre les misères, les sottises atroces, et même les horreurs dont on est quelquefois environné, où en serait-on ? Les Sirven passent encore leur vie sous mes yeux, dans mes déserts, jusqu’à ce que je puisse les envoyer à Toulouse, où les mœurs, grâce au ciel, se sont un peu adoucies. Mais qui osera passer par Abbeville ? Enfin que voulez-vous, on n’est pas assez fort pour combattre les tigres, il faut quelquefois danser avec les singes.

 

          Le mari de mademoiselle Corneille est arrivé ; mais les malles où sont les horreurs ecclésiastiques de François Ier sont encore en arrière. Dieu merci, je n’aime aucun de ces gens-là. Il faut avouer qu’on vaut mieux aujourd’hui qu’alors. Il s’est fait dans l’esprit humain une étrange révolution depuis quinze ans. L’Europe a redemandé à grands cris le sang des Sirven et des Calas ; et tous les hommes d’Etat, depuis Archangel jusqu’à Cadix, foulent aux pieds la superstition. Les jésuites sont abolis, les moines sont dans la fange. Encore quelques années, et le grand jour viendra après un si beau matin. Quand les échafauds sont dressés à Toulouse et à Abbeville, je suis Héraclite ; quand on se saisit d’Avignon (2), je suis Démocrite : voilà le mot de l’énigme. Je vous embrasse, mon cher Tite-Live ; je vous répète que je vous aime autant que je vous estime.

 

 

1 – Phrase de la péroraison de l’Eloge de Henri IV, par Gaillard. (G.A.)

2 – Voyez le chapitre XXXIX du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

3 Mars 1769.

 

 

          Minerve-Papillon, le hibou à qui vous avez fait l’honneur d’écrire a été enchanté de votre souvenir ; il en a secoué ses vieilles ailes de joie  il est tout fier de vous avoir si bien devinée ; car dès le premier jour qu’il vous vit, il vous jugea solide plus que légère, et aussi bonne que vous êtes aimable.

 

          Soyez bien sûre, madame, que mon cœur est pénétré de tout ce que vous me dites ; mais il faut laisser les aigles, les rossignols et les fauvettes dans Paris, et que les hiboux restent dans leurs masures. J’ai soixante-quinze ans ; ma faible machine s’en va en détail ; le peu de jours que j’ai à respirer sur ce tas de boue doit être consacré à la plus profonde retraite. Les enfants (1) qui sont revenus sont chez eux, et je reste chez moi ; ma maison n’est plus faite pour les amuser Je l’ai fermée à tout le monde ; bien heureux encore de pouvoir vivre avec moi-même dans le triste état où je suis. Regardez-moi, madame, comme un homme enterré, et ma lettre comme un De profundis.

 

          Il est vrai que mes De profundis sont quelquefois fort gais, et que je les change souvent en Alleluia. J’aime à danser autour de mon tombeau, mais je danse seul comme l’amant de ma mie Babichon (2), qui dansait tout seul dans sa grange.

 

          J’estime trop l’homme principal (3) dont vous me faites l’honneur de me parler, pour penser qu’il ait pris sérieusement l’ordre que m’a donné l’abbé de La Bletterie de me faire enterrer au plus vite, et les petites gaietés avec lesquelles je lui ai répondu. Il faudrait que la tête lui eût tourné pour voir gravement des bagatelles. S’il veut faire quelque attention sérieuse à moi, il ne doit considérer que ma passion pour son bonheur et pour sa gloire. Il serait très ingrat s’il faisait la moindre fêlure à la trompette qui est embouchée pour lui.

 

          Si quelque autre personne (4), fort au-dessous en tout sens du caractère de grandeur et du génie de votre ami, veut déplumer le hibou il ira tout doucement mourir ailleurs. Je suis un être assez singulier, madame : né presque sans bien, j’ai trouvé le moyen d’être utile à ma famille, et de mettre cinq cent mille francs à peupler un désert. Si la moindre persécution y venait effrayer mon indépendance, il y a partout des sépulcres ; rien ne se trouve plus aisément.

 

          J’ai lu la petite esquisse que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Je pense qu’on en pourrait faire quelque chose de fort noble et de fort gai pour les noces de monseigneur le dauphin. Ce serait même une très bonne leçon pour un jeune prince, et les personnes de votre espèce pourraient voir avec plaisir qu’elles sont faites pour rendre quelquefois de plus grands services que des hommes d’Etat. Ce ne serait point aux bateleurs de l’Opéra-Comique qu’il faudrait abandonner cet ouvrage. Il faudrait faire exécuter une musique tantôt sublime, tantôt légère, par les meilleurs acteurs du véritable opéra. L’Opéra-Comique n’est autre chose que la Foire renforcée. Je sais que ce spectacle est aujourd’hui le favori de la nation ; mais je sais aussi à quel point la nation s’est dégradée. Le siècle présent n’est presque composé que des excréments du grand siècle de Louis XIV. Cette turpitude est notre lot presque dans tous les genres ; et si le grand homme dont vous me parlez a des lubies, je donne le siècle à tous les diables sans exception, en vous exceptant pourtant vous, madame Minerve-Papillon, pour qui j’ai un vrai respect, et que je prends même la liberté d’aimer.

 

 

1 – Monsieur et madame Dupuits. (G.A.)

2 – Héros d’une vieille chanson. (G.A.)

3 – Le duc de Choiseul. (G.A.)

4 – La du Barry. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Le 4 mars 1769.

 

 

          J’ai beaucoup rêvé, mon ancien ami, à votre lettre du 13 de janvier. Je vois que je ne pourrai pas suivre les mouvements de mon cœur aussitôt qu’il le veut. Figurez-vous que je donne, moi chétif, trente-deux mille francs de pension, tant à mes neveux et nièces qu’à des étrangers qui sont dans le plus grand besoin, et qu’en comptant à Ferney mes domestiques de campagne, j’en ai soixante à nourrir. Vous me direz que Corneille et Racine, Danchet et Pellegrin, n’en faisaient pas tant : cela est rare au Parnasse, et la chose est d’autant plus extraordinaire, que je suis né avec les quatre mille livres de rente que vous possédez aujourd’hui.

 

          L’idée m’est venue de vous procurer un petit bénéfice cette année. J’ai en main le manuscrit d’une comédie très singulière (1), dont l’auteur m’a laissé le maître absolu ; c’est un jeune homme d’une grande espérance, fils d’un président à mortier de province, qui ne veut pas être connu. Il a passé quelques jours dans le château de Ferney, et il m’a étonné. Le sujet de sa pièce est le dépôt dont Gourville mit la moitié entre les mains de Ninon, et l’autre moitié dans celles d’un dévot. Ninon rendit son dépôt, et le dévot viola le sien.

 

          La pièce n’est pas dans le genre larmoyant ; ce jeune homme n’a pris que Molière pour son modèle ; cela pourra lui faire tort dans le beau siècle où nous vivons. Cependant, tous ses personnages étant caractérisés, et prêtant beaucoup au jeu des acteurs, l’ouvrage pourrait avoir du succès.

 

          Si on était devenu plus difficile plus rigoureux à la police qu’on ne l’était du temps du Tartufe, il serait aisé de substituer les mots de probité à piété, et de bigot à dévot ; il n’y aurait pas alors la moindre difficulté.

 

          Ce serait, à mon avis, une chose fort plaisante de faire réussir sur le théâtre une p… estimable, qui fait d’un sot dévot un honnête homme.

 

          Je vous enverrai la pièce par le premier courrier, elle peut vous valoir beaucoup, elle peut vous valoir très peu. Tout est coup de dés dans ce monde.

 

          C’est à vous à bien conduire votre jeu, et surtout à ne pas laisser soupçonner que je suis dans la confidence ; ce serait le sûr moyen de tout perdre.

 

          Je suis bien aise que vous disiez notre cher Damilaville ; mais il y avait plus de deux ans que je croyais que vous n’étiez plus lié avec lui. La philosophie a fait en lui une grande perte ; c’était une âme ferme et vigoureuse. Il était intrépide dans l’amitié. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Le Dépositaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Saint-Lambert.

 

A Ferney, 7 Mars 1769.

 

 

          Je reçus hier matin, monsieur, le présent dont vous m’avez honoré (1), et vous vous doutez bien à quoi je passai ma journée. Il y a bien longtemps que je n’ai goûté un plaisir plus pur et plus vrai. J’avais quelques droits à vos bontés comme votre confrère dans un art très difficile, comme votre ancien ami, et comme agriculteur. Vous aurez beaucoup d’admirateurs ; mais je me flatte d’avoir senti le charme de vos vers et de vos peintures plus que personne. Je crois me connaître un peu en vers ; les grands plaisirs, dans tous les arts, ne sont que pour les connaisseurs.

 

          J’ai éprouvé, en vous lisant, une autre satisfaction encore plus rare, c’est que vous avez peint précisément ce que j’ai fait.

 

Oh ! que j’aime bien mieux ce modeste jardin

Où l’art en se cachant fécondait le terrain ! etc.

 

Ch. I.

 

          Voilà mon aventure. De longues allées où, parmi quelques ormeaux et mille autres arbres, on cueille des abricots et des prunes ; des troupeaux qui bondissent entre un parterre et des bosquets ; un petit champ que je sème moi-même entour d’allées agréables ; des vignes, au milieu desquelles sont des promenades ; au bout des vignes, des pâturages, et au bout des pâturages, une forêt.

 

          C’est chez moi que mûrit la figue à côté du melon, car je crois que vous n’avez guère de figues en Lorraine. Je dois donc vous remercier d’avoir dit si bien ce que j’aurais dû dire.

 

          Je vous assure que mon cœur a été bien ému en lisant les petites leçons que vous donnez aux seigneurs des terres, dans votre troisième chant. Il est vrai que je n’habite pas le donjon de mes ancêtres (2), je n’aime en aucune façon les donjons ; mais du moins je n’ai pas fait le malheur de mes vassaux et de mes voisins. Les terres que j’ai défrichées, et un peu embellies, n’ont vu couler que les larmes des Calas et des Sirven, quand ils sont venus dans mon asile. J’ai quadruplé le nombre de mes paroissiens, et, Dieu merci, il n’y a pas un pauvre.

 

Nec Doluit miserans inopem, aut invidit habenti.

 

Georg., lib. II.

 

          En vous remerciant de tout mon cœur du compliment fait à l’intendant qui exigeait si à propos des corvées (3), et qui servait si bien le roi, que les enfants en mouraient sur le sein de leurs mères. Chaque chant a des tableaux qui parlent au cœur. Pourquoi citez-vous Thomson ? c’est le Titien qui loue un peintre flamand.

 

          Votre quatrième, qui paraît fournir le moins, est celui qui rend le plus. Je ne crains point d’être aveuglé par la reconnaissance extrême que je vous dois (4) ; il m’a charmé très indépendamment de la générosité courageuse avec laquelle vous parlez d’un homme si longtemps persécuté par ceux qui se disaient gens de lettres.

 

          J’ai un remords ; c’est d’avoir insinué à la fin du Siècle présent, qui termine le grand Siècle de Louis XIV, que les beaux-arts dégénéraient. Je ne me serais pas ainsi exprimé, si j’avais eu vos Quatre Saisons un peu plus tôt. Votre ouvrage est un chef-d’œuvre ; les Quatre Saisons et le quinzième chapitre de Bélisaires sont deux morceaux au-dessus du siècle. Ce n’est pas que je les mette à côté l’un de l’autre, je sais le profond respect que la prose doit à la poésie ; c’est ce que Montesquieu ne savait pas, ou voulait ne pas savoir. Ecrit en prose qui veut, mais en vers qui peut. Il est plus difficile de faire cent beaux vers que d’écrire toute l’histoire de France. Aussi, qui fait beaucoup de bons vers de suite ? presque personne. On a osé faire des tragédies depuis Racine ; mais ce sont des tragédies en rimes, et non pas en vers. Nos Welches du parterre et des loges, qu’on a eu tant de peine à débarbariser, se doutent rarement si une pièce est bien écrite. Le nombre des vrais poètes et des vrais connaisseurs sera toujours extrêmement petit ; mais il faut qu’il le soit, c’est le petit nombre des élus. Moins il y a d’initiés, plus les mystères sont sacrés.

 

          Je suis fâché que vous ayez écrit français avec un o ; c’est la seule chose que je vous reproche. Sans doute vous serez des nôtres à la première place vacante. Si c’est la mienne, je m’applaudis de vous avoir pour successeur. Nous avons besoin d’un homme comme vous contre les ennemis du bon goût, et contre ceux de la raison. Ces derniers commencent à être dans la boue ; mais ils trépignent si fort, qu’ils excitent quelquefois de petits nuages. Il faudrait se donner le mot de ne jamais recevoir aucun de ces messieurs-là.

 

          A propos, pourquoi votre livre dit-il qu’il est imprimé à Amsterdam ? est-ce que Paris n’en est pas digne ? n’y a-t-il que le Journal chrétien et les décrets de la Sorbonne qui puissent être imprimés dans la capitale des Welches ? Je finis en vous remerciant, en vous admirant, et en vous aimant.

 

 

1 – Les Saisons, poème. (G.A.)

2 – « Se plaît dans le séjour qu’ont bâti ses ancêtres. » (Ch.III.)

3 – « J’ai vu le magistrat qui régit la province,

         L’esclave de la cour et l’ennemi du prince. » (Ch. II.)

4 – « Vainqueur des deux rivaux qui règnent sur la scène, » dit Saint-Lambert en parlant de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

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