CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 29
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à M. de Lalande.
19 Octobre 1768.
Vous pardonnerez, mon cher philosophe, à un pauvre malade sa négligence à vous répondre, car un vrai philosophe est compatissant. Ce pauvre Ferney a été un hôpital.
Si madame de Marron l’honore de sa présence, elle sera comme Philoctète, qui vint à Thèbes en temps de peste.
Il est vrai que rien n’est plus étrange pour une dame que de faire trois tragédies en quatre mois, et de composer la quatrième. Il est très difficile d’en faire une bonne en un an. Phèdre coûta deux années à Racine. Mais quand il y aurait des défauts dans les ouvrages précipités de madame de Marron, cette précipitation et cette facilité seraient encore un prodige. J’irais l’admirer chez elle, si je pouvais sortir ; mais si elle veut que je voie ses pièces, il faudra bien qu’elle vienne à Ferney. Vous savez bien que les déesses prenaient la peine autrefois de descendre sur leurs autels pour y recevoir l’encens de leurs adorateurs. Elle me verra malade, mais je suis le malade le plus sensible au mérite et aux beaux vers.
Je ne sais si vous êtes actuellement occupé avec les astres ; pour moi, je suis fort mécontent de la terre ; nous ne pouvons semer ; on n’aura point de récolte l’année prochaine, si Dieu n’y met la main.
à M. Maillet du Boullay.
A Ferney, 20 Octobre 1768.
Monsieur, la lettre dont vous m’honorez, au nom de votre illustre Académie (1), est le prix le plus honorable que je puisse jamais recevoir de mon zèle pour la gloire du grand Corneille et pour les restes de sa famille. L’éloge de ce grand homme devait être proposé par ceux qui font aujourd’hui le plus d’honneur à sa patrie. Je ne doute pas que ceux qui ont remporté le prix, ou qui en ont approché (2), n’aient pleinement rempli les vues de l’Académie ; un si beau sujet a dû animer les auteurs d’un noble enthousiasme. Il me semble que le respect pour ce grand homme est encore augmenté par les petites persécutions du cardinal de Richelieu, par la haine d’un Boisrobert, par les invectives d’un Claveret, d’un Scudéry, et d’un abbé d’Aubignac, prédicateur du roi. Corneille est assurément le premier qui donna de l’élévation à notre langue, et qui apprit aux Français à penser et à parler noblement. Cela seul lui mériterait une éternelle reconnaissance ; mais quand ce mérite se trouve dans des tragédies conduites avec un art inconnu jusqu’à lui, et remplies de morceaux qui occuperont la mémoire des hommes dans tous les siècles, alors l’admiration se joint à la reconnaissance. Personne ne lui a payé ces deux tributs plus volontiers que moi, et c’est toujours en lui rendant le plus sincère hommage que j’ai été forcé de relever des fautes.
Qua saut incuria fudit.
Aut humana parum cavit natura.
HOR., de Art. poet.
Ces fautes, inévitables dans celui qui ouvrit la carrière, instruisent les jeunes gens sans rien diminuer de sa gloire. J’ai eu soin d’avertir plusieurs fois qu’on ne doit juger les grands hommes que par leurs chefs-d’œuvre.
Les Anglais lui opposent leur Shakespeare ; mais les nations ont jugé ce procès en faveur de la France. Corneille imita quelque chose des Espagnols ; mais il les surpassa, de l’aveu des Espagnols mêmes.
Faites agréer, je vous prie, monsieur, à l’Académie, mes très humbles et respectueux remerciements des deux Eloges qu’elle daigne me faire tenir. Je les lirai avec le même transport qu’un officier de l’armée de Turenne devait lire l’Eloge de son général, prononcé par Fléchier. Je suis extrêmement sensible au souvenir de M. de Cideville ; il y a plus de soixante ans que je lui suis tendrement attaché. La plus grande consolation de mon âge est de retrouver de vieux amis. Je crois en avoir un autre dans votre Académie, si j’en juge par mes sentiments pour lui ; c’est M. le Cat, qui joint la plus saine philosophie aux connaissances approfondies de son art. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – L’Académie de Rouen. (G.A.)
2 – Gaillard avait remporté le prix, et La Harpe l’accessit. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
Ferney, 21 Octobre 1768 (1).
Une tragédie italienne dans le goût français ! Monsieur c’est le plus grand honneur que l’Italie, la mère des arts, puisse faire à la France, sa fille. Je souhaite passionnément de voir cet ouvrage. Vous pourriez avoir la bonté de me l’envoyer par les voitures de Milan à Lyon, à l’adresse de M. Tabateau, directeur général des postes de Lyon. Mais je vous demande en grâce que le caractère en soit bien lisible. Il faut ménager les yeux d’un vieillard qui est presque aveugle.
Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien présenter mes respects à M Carli et de vouloir bien recevoir les miens. Pardonnez à l’état où je suis si mes lettres sont si courtes et si rares.
Vous allez donc réformer le théâtre italien ; c’est le temps, ou jamais. Le livre intitulé la Riforma d’Italia a beaucoup de réputation en Europe, et fait espérer de très grands changements. Permettez-moi de vous embrasser avec amitié et sans cérémonie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Tabareau.
Octobre 1768.
Il est étonnant, monsieur, que les Chinois sachent au juste le nombre de leurs concitoyens, et que nous, qui avons tant d’esprit et qui sommes si drôles, nous soyons encore dans l’incertitude ou plutôt dans l’ignorance sur un objet si important. Je ne garantis pas le calcul de M. de La Michodière (1) ; mais s’il y a vingt millions d’hommes en France, chaque individu doit prétendre à quarante écus de rente et si nous n’avons que seize millions d’animaux à deux pieds et à deux mains, il nous revient à chacun 144 livres ou environ. Cela est fort honnête ; mais les hommes ne savent pas borner leurs désirs.
Il y a une chose qui me fâche davantage, c’est que quand vous avez la bonté de donner cours à mes paquets pour Paris, vos commis mettent Genève sur l’enveloppe ; cela est cause qu’ils sont ouverts à Paris. Les tracasseries génevoises ont probablement été l’objet de cette recherche ; mais je ne suis point Génevois représentant. J’ai cru que ma correspondance, favorisée par vous, serait en sûreté. Je vous prie en grâce de me dire si les paquets pareils à ceux que je vous ai fait tenir pour vous-même ont été marqués, dans vos bureaux, de ce mot funeste Genève. Il serait possible que, dans la multiplicité de mes correspondances, j’eusse envoyé quelques-unes de ces brochures imprimées en Hollande, qu’on me demande quelquefois ; il serait bien cruel qu’elles fussent tombées dans des mains dangereuses.
Tout le monde paraît content du débusquement de M. del Averdi, et on ne l’appelle plus que M. Laverdi. Cela semble prouver qu’il voulait de l’ordre et de l’économie ; on n’aime ni l’un ni l’autre à la cour mais il en faut pour le pauvre peuple. Cependant ce ministre avait fait du bien ; on lui devait la liberté du commerce des grains, celle de l’exercice de toutes les professions, la noblesse donnée aux commerçants, la suppression des recherches sur le centième denier après deux années, les privilèges des corps de villes, l’établissement de la caisse d’amortissement. Le public est soupçonné quelquefois d’être injuste et ingrat.
Comme nous allons bientôt entrer dans l’avent, votre bibliothécaire, monsieur, vous envoie un sermon (2). Il est vrai que ce sermon est d’un huguenot ; mais la morale est de toutes les religions. Je ne manquerai pas de vous faire parvenir tous les ouvrages de dévotion qui paraîtront dans ce saint temps. Vous savez combien je vous suis attaché.
1 – Dans les Recherches sur la population des généralités d’Auvergne, de Lyon, etc. (G.A.)
2 – Voyez l’Homélie du pasteur Bourn. (G.A.)
à M. le chevalier de Lorri.
Au château de Ferney, le 26 Octobre 1768.
Monsieur, je vous aurais remercié sur-le-champ, si mon âge et mes maladies me l’avaient permis. Je suis bien affligé de n’avoir pas su plutôt l’étonnante action qui doit immortaliser votre régiment et la mémoire de M. d’Assas. Je n’aurais pas manqué d’en parler dans le Siècle de Louis XIV et de Louis XV, que l’on vient d’imprimer ; j’en suis si touché, que je vais faire une addition qui sera envoyée à tous les libraires qui débitent ce livre. Je ne veux point mourir sans avoir rendu justice à un homme mort si généreusement pour la patrie.
à Madame du Boccage.
26 Octobre 1768 (1).
Les jolis vers qu’on m’avait envoyés pour le jour de saint François étaient signés D.B. ; mais, madame, ils n’étaient pas si jolis que les vôtres. Quelle est donc la dame dont le nom ose faire des vers presque aussi bien qu’elle ?
La méprise m’a valu une réponse charmante ; qu’on m’attrape toujours de même.
Voici un rogaton (2) qu’on m’envoie de Marseille ; j’ai imaginé qu’il amusera ma sainte, car les notes sont pieuses.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
Voyez aux SATIRES, le Marseillais et le Lion. (G.A.)
à M. le président Hénault.
A Ferney, 31 Octobre 1768.
Ah ! nous voilà d’accord, mon cher et illustre confrère. Oui, sans doute, j’y mettrai mon nom (1), quoique je ne l’aie jamais mis à aucun de mes ouvrages. Mon amour-propre se réserve pour les grandes occasions, et je n’en sais point de plus honorable que celle de défendre la vérité et votre gloire.
J’avais déjà prié M. Marin de vous engager à prêter les armes d’Achille à votre Patrocle, qui espère ne pas trouver d’Hector. Je lui ai même envoyé en dernier lieu une liste des faits qu’on ne peut guère vérifier que dans la Bibliothèque du roi, me flattant que M. l’abbé Boudot voudrait bien se donner cette peine. Je vous envoie un double de cette liste ; elle consiste en dix articles principaux qui méritent des éclaircissements.
Vous jugerez par ces articles mêmes que le critique a de profondes et de singulières connaissances de notre histoire, quoiqu’il se trompe en bien des endroits.
Il serait convenable que vous lussiez cet ouvrage ; vous seriez bien plus à portée alors de m’éclairer. Vous verriez combien le style, quoique inégal, peut faire d’illusion. Je sais qu’on a envoyé à Paris six cents exemplaires de la première édition, et que le débit n’en a pas été permis ; mais l’ouvrage est répandu dans les provinces et dans les pays étrangers ; il est surtout vanté par les protestants, et, comme l’auteur semble vouloir défendre la mémoire d’Henri IV, il devient par là cher aux lecteurs qui n’approfondissent rien.
Vous voyez évidemment, par toutes ces raisons, qu’il est absolument nécessaire de le réfuter.
M. Marin a entre les mains une carte sur laquelle l’imprimeur m’a écrit que l’ouvrage est de M. le marquis de Belestat ; mais je suis persuadé que ce libraire m’a trompé, et que l’auteur a joint à toutes ses hardiesses celle de mettre ses critiques sous un nom qui s’attire de la considération.
M. le marquis de Belestat est un jeune homme de mérite, qui m’a fait l’honneur de m’écrire quelquefois. Le style de ses lettres est absolument différent de celui de la critique qu’on lui impute ; mais on peut avoir un style épistolaire naturel et faible, et un style plus fort et plus recherché pour un ouvrage destiné au public.
Quoiqu’il en soit, je lui ai écrit en dernier lieu pour l’avertir qu’on lui attribue cette pièce ; je n’en ai point eu de réponse. Peut-être n’est-il plus à Montpellier, d’où il avait daté les dernières lettres que j’ai reçues de lui.
Vous voilà bien au fait, mon cher et illustre confrère ; vous jugerez si j’ai cette affaire à cœur, si votre gloire m’est chère, si un attachement de quarante années peut se démentir. Je vous répéterai ici mon ancienne maxime : en fait d’ouvrages de goût, il ne faut jamais répondre ; en fait d’histoire, il faut répondre toujours, j’entends sur les choses qui en valent la peine, et principalement celles qui intéressent la nation.
Si vous m’envoyez les instructions qui me sont nécessaires, je vous prie de me les adresser par M. Marin, qui me les fera tenir contre-signées.
Il ne me reste qu’à vous embrasser avec la tendresse la plus vive, et à vous souhaiter une vie longue et heureuse, que vous méritez si bien. Tant que la mienne durera, vous n’aurez point de serviteur qui vous soit plus inviolablement attaché.
1 – A la défense qu’il voulait faire de l’Abrégé de Hénault. (G.A.)
à M. de La Harpe.
31 Octobre 1768.
Je ne sais pas ce que vous voulez dire, mon cher enfant, avec le prix de l’Académie ; il est certain que vous l’avez eu, car tout le public éclairé vous l’a donné, et il n’y a, je crois, par un seul de mes confrères qui n’ait souscrit à la fin au jugement du public (1). Il est démontré en rigueur que vous avez eu le prix ; et, si vous n’avez pas reçu la médaille, ce n’était assurément qu’une méprise.
Est-ce qu’en voyant la fortune de votre fils aîné, le Comte de Warwick, vous n’avez pas envie de lui donner un petit frère cadet ? Je vous assure que cela ferait une très jolie famille.
Nous avons perdu un très bon académicien dans l’abbé d’Olivet. Il était le premier homme de Paris pour la valeur des mots ; mais je crois son successeur, l’abbé de Condillac, un des premiers hommes de l’Europe pour la valeur des idées. Il aurait fait le livre de l’Entendement humain, si Locke ne l’avait pas fait, et, Dieu merci, il l’aurait fait plus court. Nous avons fait là une bonne acquisition. Il y a quelque temps que je n’ai vu M. Hennin. Je ne puis vous dire quand il partira. Je ne sais nulle nouvelle ni du monde, ni de mes voisins : je suis enterré. Il y a huit mois que je n’ai mis le pied hors de chez moi. Quand on est vieux malade, on se retire bien volontiers du monde. C’est un grand bal où il ne faut pas s’aviser de paraître lorsqu’on ne peut plus danser. Pour madame de La Harpe et vous, je vous conseille de danser de toute votre force. Le vieux malade vous embrasse de tout son cœur.
1 – La pièce de vers de La Harpe traitait des Avantages de la philosophie. (G.A.)