CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 25

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 25

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. de La Motte Geffrard.

 

A Ferney, 3 Septembre 1768.

 

 

          Je suis, monsieur, dans un état si triste, j’éprouve de si longues et de si cruelles maladies, qui sont la suite de ma vieillesse, que je n’ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m’avez honoré. C’est une grande grâce sans doute, accordée par un grand roi, de permettre qu’on lui érige une statue.

 

          Je trouve l’inscription de M. le comte de Muy fort bonne et fort convenable. Je crois que si je m’avisais d’en faire une (1), il aurait lieu d’être mécontent. Les inscriptions d’ailleurs réussissent rarement dans notre langue. Permettez-moi de vous conseiller d’employer celle de M. de Muy. Vous savez que le mieux est l’ennemi du bien, et de plus il me serait bien difficile de faire ce mieux. Les bons vers sont des coups de hasard, et à mon âge on n’est pas heureux à ce jeu-là.

 

          Comptez que ni ma vieillesse, ni mes maux, ne diminuent rien de l’estime respectueuse avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – La Motte. Geffrard avait demandé à Voltaire une inscription pour la statue pédestre que le bailli d’Aulan, gouverneur de l’île de Ré, avait érigée à Louis XV dans cette île. (Beuchot.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

9 Septembre 1768.

 

 

          Mon cher ami, mon cher confrère il y a tantôt deux mois que je n’ai écrit à personne. J’avais fait un travail forcé qui m’a rendu longtemps malade. Mais en ne vous écrivant point, je ne vous ai pas oublié, et je ne vous oublierai jamais.

 

          Vous avez eu tout le temps de coiffer Eudoxie, et je m’imagine qu’à présent c’est une dame des mieux mises que nous ayons. Pour Pandore, je ne vous en parle point. Notre Orphée (1) a toujours son procès à soutenir, et son père mourant à soigner. Il n’y a pas moyen de faire de la musique dans de telles circonstances. Est-il vrai que celle du Huron soit charmante ? Elle est d’un petit Liégeois (2) que vous avez peut-être vu à Ferney. J’ai bien peur que l’opéra-comique ne mette un jour au tombeau le grand opéra-tragique. Mais relevez donc la vraie tragédie, qui est, dit-on, anéantie à Paris. On dit qu’il n’y a pas une seule actrice supportable. Je m’intéresse toujours à ce maudit Paris du bord de mon tombeau.

 

          On dit que l’oraison funèbre (3) de notre ami Jean-George est un prodige de ridicule ; et, pendant qu’il la débitait, on lui criait : Finissez donc ! C’est un terrible Welche que ce Jean-George. On dit qu’il est pire que son frère. Les Pompignan ne sont pas heureux. Je n’ai point vu la pièce ; mais on m’en a envoyé de petits morceaux qui sont impayables.

 

          J’ai lu une brochure assez curieuse, intitulée les Droits des hommes et les Usurpations des autres. Il s’agit des usurpations de notre saint-père le pape sur la suzeraineté du royaume de Naples, sur Ferrare, sur Castro et Ronciglione, etc., etc. Si vous êtes curieux de la lire, je vous l’enverrai, pourvu que vous me donniez une adresse. Adieu, mon cher ami, aimez toujours le vieux solitaire, qui vous aimera jusqu’au temps où l’on n’aime personne.

 

 

1 – La Borde. (G.A.)

2 – Grétry. (G.A.)

3 – L’oraison funèbre de la reine prononcée le 11 Août. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Horn.

 

Au château de Ferney, 12 Septembre (1).

 

 

          Madame, j’irai bientôt rejoindre le héros votre père, et je lui apprendrai avec indignation l’état où est sa fille. J’ai eu l’honneur de vivre beaucoup avec lui ; il daignait avoir de la bonté pour moi. C’est un des malheurs qui m’accablent dans ma vieillesse, de voir que la fille du héros de la France n’est pas heureuse en France. Si j’étais à votre place, j’irais me présenter à madame la duchesse de Choiseul. Mon nom me ferait ouvrir les portes à deux battants, et madame la duchesse de Choiseul, dont l’âme est juste,,noble et bienfaisante, ne laisserait pas passer une telle occasion de faire du bien. C’est le meilleur conseil que je puisse vous donner, et je suis sûr du succès quand vous parlerez. Vous m’avez fait, sans doute, trop d’honneur, madame, quand vous avez pensé qu’un vieillard moribond, persécuté et retiré du monde, serait assez heureux pour servir la fille de M. le maréchal de Saxe. Mais vous m’avez rendu justice, en ne doutant pas du vif intérêt que je dois prendre à la fille d’un si grand homme. J’ai l’honneur d’être avec respect, madame, votre, etc.

 

 

1 – Ma grand’mère (Aurore de Saxe, comtesse de Horn) se trouva réduite à une petite pension de la dauphine, qui même manqua tout à coup un beau jour. Ce fut à cette occasion qu’elle écrivit à Voltaire, et qu’il lui répondit une lettre charmante, dont elle se servit auprès de la duchesse de Choiseul. (George Sand.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

Ferney, 12 Septembre (1).

 

 

          Daignez-vous, madame, vous souvenir de ce vieux solitaire qui prenait la liberté de vous appeler son papillon philosophe ? Vous souvenez-vous encore que vous lui parlâtes d’un musicien (2) que vous protégiez beaucoup, et dont vous disiez des choses merveilleuses ? Continuez-vous à le protéger, et fait-il toujours de bonne musique ? Faites-moi la grâce, madame, de répondre à cette question. Faites-moi encore une autre grâce, c’est de me garder le plus profond secret : le joli papillon pourrait bien le laisser échapper, mais la philosophie le gardera.

 

          J’ignore, madame, ce que vous faites et où vous êtes, si vous tirez des perdrix ou si vous faites mieux. Avez-vous un fusil à la main ou une flèche de l’Amour ? Quelque train de vie que vous ayez pris, je m’intéresserai toujours à vous avec le plus sincère respect et l’attachement que vous inspirez à quiconque a eu le bonheur de vous connaître. Le malade V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Grétry. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le président Hénault.

 

Au château de Ferney, ce 13 Septembre 1768.

 

 

          Mon très illustre et très aimable confrère que j’aimerai tant que je vivrai, si vous vous portez bien, si vous êtes libre d’affaires, il faut que vous sachiez qu’il y a un Bury qui croit avoir fait une Histoire de Henri IV. Il court une critique (1) de cette histoire, qui fait une très grande impression par le style audacieux et tranchant dont elle est écrite, et par les fautes qu’elle relève ; mais il y a bien autant de fautes dans la critique que dans l’histoire. L’auteur de la critique est visiblement un huguenot, qui ne relève les erreurs de Bury que sur ce qui regarde les huguenots. Cet auteur s’appelle La Beaumelle ; il demeure au Carlat, dans le pays de Foix, patrie de Bayle, dont il n’est pas assurément concitoyen. Voici comme il parle du roi dans son libelle, page 24 : « Je voudrais que ceux qui publient des Vies particulières des princes ne craignissent point de nous ennuyer en nous apprenant comment ils furent élevés. Par exemple, je vois avec un charme infini, dans l’Histoire du Mogol, que le petit-fils (2) de Shah-Abbas fut bercé pendant sept ans par des femmes ; qu’ensuite il fut bercé pendant huit ans par des hommes ; qu’on l’accoutuma de bonne heure à s’adorer lui-même, et à se croire formé d’un autre limon que ses sujets ; que tout ce qui l’environnait avait ordre de lui épargner le pénible soin d’agir, de penser, de vouloir, et de le rendre inhabile à toutes les fonctions du corps et de l’âme ; qu’en conséquence un prêtre le dispensait de la fatigue de prier de sa bouche le grand Etre ; que certains officiers étaient préposés pour lui mâcher noblement, comme dit Rabelais, le peu de paroles qu’il avait à prononcer. »

 

          Voici maintenant comme ce maraud parle de vous, page 30 : « Du reste, il a copié cette faute de M. le président Hénault, guide peu sûr, abréviateur infidèle hasardeux dans ses anecdotes ; trop court sur les grands événements pour être lu avec utilité ; trop long sur des minuties pour être lu sans ennui ; trop attentif à ramasser tout ce qui est étranger à son sujet, tout ce qui l’éloigne de son but, pour obtenir grâce sur les réticences affectées, sur les négligences de son style, sur les omissions de faits importants, sur la confusion qui règne dans ses dates ; auteur estimable pourtant, sinon par l’exécution, du moins par le projet, mais fort inférieur à Marcel (3), quoiqu’il l’ait fait oublier. »

 

          C’est ce même La Beaumelle qui, dans ses Mémoires de Maintenon, insulte toutes les grandes maisons du royaume, et prodigue le mensonge et la calomnie avec l’audace qu’un historien fidèle n’aurait jamais, et que quelques sots ont prise pour la noble hardiesse de la vérité. Je sais qu’il fait actuellement une Histoire de Henri IV, dans laquelle il essaie de vous réfuter sur plusieurs points. Cet homme a de l’esprit et de la lecture, un style violent, mais serré et ferme, qui éblouit le lecteur ; il est protégé par deux ou trois dames qui ont été élevées à Saint-Cyr, et dont il tient les Lettres de madame de Maintenon, qu’il a fait imprimer. Le roi, instruit de l’insolence de cet homme, qui a été prédicant à Genève, lui a fait défense, par M. de Saint-Florentin, d’exercer son talent de médire. Cette défense lui a été signifiée par le commandant du pays de Foix.

 

          Mon zèle et mon amitié ne m’ont pas permis de vous laisser ignorer ce qui intéresse également la vérité, la nation et vous. Je vous crois à portée de faire un usage utile de tout ce que je vous mande ; je m’en remets à votre sagesse, et je vous prie de me continuer une amitié qui fait la consolation de ma vie.

 

          Je vous prie, mon cher et illustre confrère, de dire à madame du Deffand qu’elle sera toujours dans mon cœur.

 

 

 

1 – Examen de la nouvelle Histoire de Henri IV, par M. de Bury. (G.A.)

2 – Louis XV, petit-fils de Louis XIV. (G.A.)

3 – Avocat et chronologiste, mort en 1708. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Richard.

 

A Ferney, 13 Septembre 1768.

 

 

          Je vous dois, monsieur, une réponse depuis deux mois. Je suis de ceux que leurs mauvaises affaires empêchent de payer leurs dettes à l’échéance. La vieillesse et les maladies qui m’accablent sont mon excuse auprès de mes créanciers. Il n’y en a point, monsieur, que j’aime mieux payer que vous.

 

          Il y a des ouvrages bien meilleurs que les miens, qui pourront contribuer à donner au génie espagnol la liberté qui lui a manqué jusqu’à présent. Le ministre (1) à qui toute l’Europe, excepté Rome, applaudit, favorise cette précieuse liberté, et encouragera les beaux-arts, après avoir fait naître les arts nécessaires.

 

          Je vous félicite, monsieur, de vivre dans le plus beau pays de la nature, où ceux qui se contentaient de penser commencent à oser parler, et où l’inquisition cesse un peu d’écraser la nature humaine.

 

 

1 – D’Aranda. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

A Ferney, 15 Septembre 1768.

 

 

          Ma foi, mon ami, tout le monde est charlatan ; les écoles, les académies, les compagnies les plus braves, ressemblent à l’apothicaire Arnould, dont les sachets guérissent toute apoplexie dès qu’on les porte au cou, et à M. Le Lièvre, qui vend son baume de vie à force gens qui en meurent.

 

          Les jésuites eurent, il y a quelques années, un procès avec les droguistes de Paris, pour je ne sais quel élixir qu’ils vendaient fort cher, après avoir vendu de la grâce suffisante qui ne suffisait point, tandis que les jansénistes vendaient de la grâce efficace qui n’avait point d’efficacité. Ce monde est une grande foire où chaque Polichinelle cherche à s’attirer la foule ; chacun enchérit sur son voisin.

 

          Il y a un sage dans notre petit pays qui a découvert que les âmes des puces et des moucherons sont immortelles, et que tous les animaux ne sont nés que pour ressusciter. Il y a des gens qui n’ont pas ces hautes espérances ; j’en connais même qui ont peine à croire que les polypes d’eau soient des animaux. Ils ne voient, dans ces petites herbes qui nagent dans des mares infectes, rien autre chose que des herbes qui repoussent, comme toute autre herbe, quand on les a coupées. Ils ne voient point que ces herbes mangent de petits animaux, mais ils voient ces petits animaux entrer dans la substance de l’herbe, et la manger.

 

          Les mêmes incrédules ne pensent pas que le corail soit un composé de petits pucerons marins. Feu M. de La Faye disait qu’il ne se souciait nullement de savoir à fond l’histoire de tous ces gens-là, et qu’il ne fallait pas s’embarrasser des personnes avec qui on ne peut jamais vivre.

 

          Mais nous avons d’autres génies bien plus sublimes ; ils vous créent un monde aussi aisément que l’abbé de Lattaignant fait une chanson ; ils se servent pour cela de machines qu’on n’a jamais vues : d’autres viennent ensuite, qui vous peuplent ce monde par attraction. Un songe-creux de mon voisinage a imprimé sérieusement qu’il jugeait que notre monde devait durer tant qu’on ferait des systèmes, et que, dès qu’ils seraient épuisés, ce monde finirait ; en ce cas, nous en avons encore pour longtemps.

 

          Vous avez très grande raison d’être étonné que, dans l’Homme aux quarante écus, on ait imputé au grand calculateur Harvey le système des œufs ; il est vrai qu’il y croyait ; et même il y croyait si bien, qu’il avait pris pour sa devise ces mots : Tout vient d’un œuf. Cependant, en assurant que les œufs étaient le principe de toute la nature, il ne voyait, dans la formation des animaux, que le travail d’un tisserand qui ourdit sa toile. D’autres virent ensuite, dans le fluide de la génération, une infinité de petits vermisseaux très sémillants ; quelques temps après on ne les vit plus ; ils sont entièrement passés de mode. Tous les systèmes sur la manière dont nous venons au monde ont été détruits les uns par les autres ; il n’y a que la manière dont on fait l’amour qui n’a jamais changé.

 

          Vous me demandez, à propos de tous ces romans, si dans le Recueil du Lapon, qu’on vient d’imprimer à Lyon (1), on a imprimé ces lettres si étonnantes où l’on proposait de percer un trou jusqu’au centre de la terre, d’y bâtir une ville latine, de disséquer des cervelles de Patagons pour connaître la nature de l’âme, et d’enduire les corps humains de poix-résine pour conserver la santé ; vous verrez que ces belles choses sont très adoucies et très déguisées dans la nouvelle édition. Ainsi il se trouve qu'à la fin du compte c’est moi qui ai corrigé l’ouvrage.

 

Ridiculum acri

Fortius et melius magnas plerumque secat res.

 

HOR., lib. I.

 

          Ce qu’on imprime sous mon nom me fait un peu plus de peine ; mais que voulez-vous, je ne suis pas le maître. M. l’apothicaire Arnould peut-il empêcher qu’on ne contrefasse ses sachets ? Adieu. Qui bene latuit bene vixit.

 

 

1 – Les Œuvres de Maupertuis, en quatre volumes. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article