CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 24
Photo de PAPAPOUSS
à M. Hennin.
Ferney, 18 Auguste 1768.
Je ne vous ai point du tout prié, monsieur, de mettre auguste à la place d’août (1), comme en usent tous les peuples de l’Europe, excepté les Welches. Mais je vous prie de croire que j’ai l’hypothèque la plus assurée sur la terre d’Annemasse, attendu que j’ai prêté expressément pour en faire l’acquisition, et pour prix non payé. J’ai été substitué aux droits de M. de Barol, ci-devant possesseur de cette terre. J’en ai la reconnaissance. Toutes les règles ont été observées dans mon contrat.
Je plains beaucoup madame de Monthou, et sa rage de se remarier. Je souhaite que ses autres créanciers entrent comme moi dans quelque composition.
Voulez-vous bien avoir la bonté, monsieur, de me marquer si M. de Foncet veut pêcher Annemasse, soit en eau claire, soit en eau trouble. Je n’aurais pas à me reprocher d’avoir dépouillé la veuve et l’orphelin ; et, si vous accommodez cette affaire, je vous serai très obligé de me faire rendre quelques sous pour les louis d’or que j’ai donnés.
Je souhaite à Stanislas et à Catau toutes les prospérités imaginables, mais à vous surtout, monsieur, que j’aime mieux que tous les potentats du Nord.
1 – Hennin avait écrit : « Le 15 qui n’est pas plus auguste que le 16. Août peut être barbare comme pain ; mais il est seul pour signifier un de nos mois, et auguste a déjà, ce me semble, assez d’étendue. Pardon ; c’est peut-être la seule chose en quoi je ne pense pas comme vous. »
à M. Marin.
A Ferney, le 19 Auguste 1768.
J’ai été un peu à la mort, mon cher monsieur : un petit tour de broche de plus, on aurait dit : Il est mort, mais cela n’est rien ; sans cela je vous aurais bien remercié sur-le-champ de la petite réponse de M. Linguet au modeste La Bletterie (1). M. Linguet me paraît un Français plein d’esprit, et La Bletterie un Welche assez impertinent. Il prétend que j’ai oublié de me faire enterrer ; c’est ce que je n’oublie point du tout, car je me suis fait bâtir un petit tombeau, fort propre, de bonne pierre de roche, qui d’ailleurs est d’une simplicité convenable ; mais, comme il faut toujours être poli, je dis au sieur de La Bletterie :
Je ne prétends point oublier
Que mes œuvres et moi nous avons peu de vie ;
Mais je suis très poli, je dis à La Bletterie :
Ah ! monsieur, passez le premier ! »
On dit que la mortalité est fort grande sur les ouvrages nouveaux ; mais, Dieu merci, nous avons un bon Mercure. Ce monsieur Lacombe est un homme qui a beaucoup d’esprit ; son prédécesseur était un bœuf qui, dit-on, labourait fort mal sa terre. Je vous souhaite prospérité, santé, argent, et plaisir. Je vous aime une fois plus depuis que je sais que vous avez été visiter les saint lieux.
J’ai vu un petit livret (2) où il me paraît prouvé que notre saint-père le pape n’a nul droit de suzeraineté sur le royaume de Naples.
Non nostrum inter vos tantas componere lites.
VIRG., ecl. III.
1 – Lettre sur la nouvelle traduction de Tacite, par M. l’abbé de La Bletterie, avec un petit recueil de phrases élégantes tirées de la même traduction, pour l’usage de ses écoliers. (G.A.)
2 – Les Droits des hommes et les Usurpations des papes. (G.A.)
à M. Christin.
21 Auguste (1).
Mon cher philosophe, le pendu ne me coûtera rien. Le bailliage de Gex est convenu que ce revenant bon était pour le roi. Je ne sais point d’argent plus mal employé que celui d’ôter la vie en cérémonie pour quinze francs.
Quand vous viendrez passer vos vacances ici, nous ferons dresser les actes en question.
M. de Mailly m’a envoyé des faisans, accompagnés d’une lettre qui vaut certainement mieux que tous les oiseaux du Phase. Bonsoir, très cher philosophe.
1 – Il doit s’agir d’un pauvre diable pendu pour vol. Comme haut-justicier, Voltaire pouvait avoir à payer les frais d’exécution. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 22 auguste (1).
Ce possédé me disait hier : « Pourquoi m’avez-vous forcé à envoyer mon brouillon (2) à vos anges ? Vous êtes plus possédé d’eux que je ne le suis de ma drôlerie. La copie qu’ils ont est pleine de fautes de commission et d’omission, et, qui pis est, de répétitions. Je suis tout honteux que vos anges m’aient vu si incorrect. Je vous prie d’obtenir d’eux qu’ils me renvoient mon brouillon, et ils auront sur-le-champ la copie la plus nette. – Monsieur le possédé, lui ai-je répondu, c’est ainsi que j’en use avec eux depuis longtemps. Le même esprit malin s’est emparé de nous deux ; il nous fait faire les mêmes sottises, et nous les réparons tous deux comme nous pouvons. Je vais écrire à mes anges, et les supplier de vouloir bien renvoyer votre drôlerie contre-signée. Je suis persuadé que vous en pourrez faire quelque chose de bien neuf et de bien intéressant mais il faut surtout que cela soit écrit avec autant de pureté et de force que de naïveté.
A l’égard des allusions que les malins pourraient faire, je crois que vous pouvez les prévenir, à l’impression, par une préface sage et modérée, telle qu’il convient à un jeune homme qui entre dans cette épineuse carrière. Vous serez trop heureux d’être guidé par mes anges, à qui je vous recommanderai. Ils sont indulgents ; ils vous pardonneront de leur avoir envoyé une copie si informe. »
Voilà exactement ce qui s’est passé entre le possédé et moi.
Je ne sais si vous avez vu un petit ouvrage traduit de l’italien, intitulé les Droits des hommes et les Usurpations des autres. On y discute les droits du saint-père sur Naples, sur Ferrare, sur Castro et sur Ronciglione, etc., d’une manière qui ne déplairait pas aux apôtres, mais qui déplaira beaucoup à la chambre apostolique. Ce petit morceau est curieux. On me dit que votre prince (3) le possède ; il me semble que son envoyé doit l’avoir aussi.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le brouillon des Guèbres. (G.A.)
3 – Le duc de Parme. (G.A.)
à M. Guillaumot.
Au château de Ferney, 24 Auguste 1768.
Si ma mauvaise santé me l’avait permis, monsieur, il y a longtemps que je vous aurais remercié. J’ai trouvé votre ouvrage aussi instructif qu’agréable. J’en suis devenu un peu moins indigne depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir. J’ai fort augmenté ma petite chaumière, et j’en ai changé l’architecture ; mais j’habite un désert, et je m’intéresse toujours à Paris, comme on aime ses anciens amis avec leurs défauts.
Je suis toujours fâché de voir le faubourg Saint-Germain sans aucune place publique, des rues si mal alignées, des marchés dans les rues, des maisons sans eau, et même des fontaines qui en manquent, et encore quelles fontaines de village ! Mais, en récompense, les cordeliers, les capucins, ont de très grands emplacements. J’espère que dans cinq ou six cents ans tout cela sera corrigé ! En attendant, je vous souhaite tous les succès que vos grands talents méritent.
J’ai l’honneur d’être avec toute l’estime qui vous est due, monsieur, votre…
à M. le marquis de Villevieille.
A Ferney, 26 Auguste 1768.
Je vous attends au mois de septembre, mon cher marquis ; vous êtes assez philosophe pour venir partager ma solitude. Ferney est tout juste dans le chemin de Nancy. En attendant, il faut que je vous fasse mon compliment de ce que vous n’êtes point athée. Votre devancier, le marquis de Vauvenargues, ne l’était pas ; et quoi qu’en disent quelques savants de nos jours, on peut être très bon philosophe, et croire en Dieu. Les athées n’ont jamais répondu à cette difficulté, qu’une horloge prouve un horloger ; et Spinosa lui-même admet une intelligence qui préside à l’univers. Il est du sentiment de Virgile :
Mens agitat molem, et magno se corpore miscet.
Æneid., VI.
Quand on a les poètes pour soi, on est bien fort. Voyez La Fontaine, quand il parle de l’enfant que fit une religieuse ; il dit :
Si ne s’est-il après tout, fait lui-même.
Les Lunettes.
Je viens de lire un nouveau livre de l’Existence de Dieu, par un Bullet (1), doyen de l’université de Besançon. Ce doyen est savant, et marche sur les traces des Swammerdam, des Nieuwentyt et des Derham ; mais c’est un vieux soldat à qui il prend des terreurs paniques. Il est tout épouvanté du grand argument des athées, qu’en jetant d’un cornet les lettres de l’alphabet, le hasard peut amener l’Enéide dans un certain nombre de coups donnés. Pour amener le premier mot arma, il ne faut que vingt-quatre jets ; et, pour amener arma virumque, il n’en faut que cent vingt millions : c’est une bagatelle ; et, dans un nombre innombrable de milliards de siècles, on pourrait à la fin trouver son compte dans un nombre innombrable de hasards ; donc dans un nombre innombrable de siècles, il y a l’unité contre un nombre innombrable de chiffres que le monde a pu se former tout seul.
Je ne vois pas dans cet argument ce qui a pu accabler M. Bullet ; il n’avait qu’à répondre sans s’effrayer : Il y a un nombre innombrable de probabilités qu’il existe un Dieu formateur, et vous n’avez, messieurs, tout au plus que l’unité pour vous : jugez donc si la chance n’est pas pour moi.
De plus, la machine du monde est quelque chose de beaucoup plus compliqué que l’Enéide. Deux Enéides ensemble n’en feront pas une troisième, au lieu que deux créatures animées font une troisième créature, laquelle en fait à son tour : ce qui augmente prodigieusement l’avantage du pari.
Croiriez-vous bien qu’un jésuite irlandais a fourni en dernier lieu des armes à la philosophie athéistique, en prétendant que les animaux se formaient tout seuls ? C’est ce jésuite Needham, déguisé en séculier, qui, se croyant chimiste et observateur, s’imagina avoir produit des anguilles (2) avec de la farine et du jus de mouton. Il poussa même l’illusion jusqu’à croire que ces anguilles en avaient sur-le-champ produit d’autres, comme les enfants de Polichinelle et de madame Gigogne. Voilà aussitôt un autre fou, nommé Maupertuis, qui adopte ce système, et qui le joint à ses autres méthodes de faire un trou jusqu’au centre de la terre pour connaître la pesanteur, de disséquer des têtes de géants pour connaître l’âme, d’enduire les malades de poix-résine pour les guérir, et d’exalter son âme pour voir l’avenir comme le présent. Dieu nous préserve de tels athées ! celui-là était gonflé d’un amour-propre féroce, persécuteur et calomniateur ; il m’a fait bien du mal ; je prie Dieu de lui pardonner, supposé que Dieu entre dans les querelles de Maupertuis et de moi.
Ce qu’il y a de pis, c’est que je viens de voir une très bonne traduction de Lucrèce (3) avec des remarques fort savantes, dans lesquelles l’auteur allège les prétendues expériences du jésuite Needahm pour prouver que les animaux peuvent naître de pourriture. Si ces messieurs avaient su que Needham était un jésuite, ils se seraient défiés de ses anguilles et ils auraient dit :
Latet anguis in herba.
VIRG., ecl. III.
Enfin il a fallu que M Spallanzani, le meilleur observateur de l’Europe, ait démontré aux yeux le faux des expériences de cet imbécile Needham. Je l’ai comparé à ce Malcrais de La Vigne (4), gros vilain commis de la douane au Croisic en Bretagne, qui fit accroire aux beaux esprits de Paris qu’il était une jolie fille faisant joliment des vers.
Mon cher marquis, il n’y a rien de bon dans l’athéisme. Ce système est fort mauvais dans le physique et dans le moral. Un honnête homme peut fort bien s’élever contre la superstition et contre le fanatisme : il peut détester la persécution ; il rend service au genre humain s’il répand les principes humains de la tolérance ; mais quel service peut-il rendre s’il répand l’athéisme ? les hommes en seront-ils plus vertueux, pour ne pas reconnaître un Dieu qui ordonne la vertu ? non sans doute. Je veux que les princes et leurs ministres en reconnaissent un, et même un Dieu qui punisse et qui pardonne. Sans ce frein, je les regarderai comme des animaux féroces qui, à la vérité, ne me mangeront pas lorsqu’ils sortiront d’un long repas, et qu’ils digéreront doucement sur un canapé avec leurs maîtresses, mais qui certainement me mangeront, s’ils me rencontrent sous leurs griffes, quand ils auront faim, et qui, après m’avoir mangé, ne croiront pas seulement avoir fait une mauvaise action ; ils ne se souviendront même point du tout de m’avoir mis sous leurs dents quand ils auront d’autres victimes.
L’athéisme était très commun en Italie, aux quinzième et seizième siècles aussi, que d’horribles crimes à la cour des Alexandre VI des Jules II, des Léon X ! Le trône pontifical et l’Eglise n’étaient remplis que de rapines, d’assassinats, et d’empoisonnements. Il n’y a que le fanatisme qui ait produit plus de crimes.
Les sources les plus fécondes de l’athéisme sont, à mon sens, les disputes théologiques. La plupart des hommes ne raisonnent qu’à demi, et les esprits faux sont innombrables. Un théologien dit : Je n’ai jamais entendu et je n’ai jamais dit que des sottises sur les bancs ; donc ma religion est ridicule. Or ma religion est sans contredit la meilleure de toutes ; cette meilleure ne vaut rien ; donc il n’y a point de Dieu. C’est horriblement raisonner. Je dirais plutôt : Donc il y a un Dieu qui punira les théologiens, et surtout les théologiens persécuteurs.
Je sais très bien que je n’aurais pas démontré au Normand de Vire, Letellier, qu’il existe un Dieu qui punit les tyrans, les calomniateurs, et les faussaires, confesseurs des rois. Le coquin, pour réponse à mes arguments, m’aurait fait mettre dans un cul de basse-fosse.
Je ne persuaderai par l’existence d’un Dieu rémunérateur et vengeur à un juge scélérat, à un barbare avide du sang humain, digne d’expirer sous la main des bourreaux qu’il emploie ; mais je la persuaderai à des âmes honnêtes, et, si c’est une erreur, c’est la plus belle des erreurs.
Venez dans mon couvent, venez reprendre votre ancienne cellule. Je vous conterai l’aventure d’un prêtre constitué en dignité (5), que je regarde comme un athée de pratique, puisque, faisant tout le contraire de ce qu’il enseigne, il a osé employer contre moi, auprès du roi, la plus lâche et la plus noire calomnie. Le roi s’est moqué de lui, et le monstre en est pour son infamie. Je vous conterai d’autres anecdotes : nous raisonnerons, et surtout je vous dirai combien je vous aime.
1 – L’Existence de Dieu démontrée par les merveilles de la nature. (G.A.)
2 – Voyez les Lettres sur les miracles. (G.A.)
3 – Par Lagrange, précepteur chez d’Holbach. (G.A.)
4 – Ou plutôt à Desforges-Maillard, qui se donnait pour mademoiselle Malcrais de La Vigne. (G.A.)
5 – Biord, évêque d’Annecy. (G.A.)