JUGEMENT - ÉLOGE DE CRÉBILLON - Partie 9

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JUGEMENT - ÉLOGE DE CRÉBILLON - Partie 9

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JUGEMENTS SUR MOLIÈRE, CRÉBILLON, SHAKESPEARE,

BOILEAU, LA FONTAINE, MADAME DU CHÂTELET, FRÉDÉRIC II,

HELVÉTIUS, LOUIS RACINE, J.B.-ROUSSEAU, DESFONTAINES.

 

 

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ÉLOGE DE CRÉBILLON.

 

 

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- Partie 9 -

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- 1962 -

 

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[Crébillon était mort en juin 1762. Dans le mois d’août suivant parut ce jugement satirique, inspiré sans doute par l’Eloge historique de Crébillon, qu’avait publié en juillet le Mercure de France. On sait que Crébillon, rival de Voltaire au théâtre, avait été le censeur de quelques-unes de ses pièces dont il avait empêché la représentation ; et c’était encore pour humilier Voltaire que la cabale de cour avait imprimé au Louvre les Œuvres complètes de l’auteur de Rhadamiste. Il ne faut donc pas s’étonner de la malice de ce prétendu éloge, qui fit un peu de scandale, mais qui ne laisse pas que d’être fort juste.] (G.A.)

 

 

 

 

          M. de Crébillon avait plus de génie que de littérature ; il s’appliqua cependant assez tard à la poésie dramatique. Il fut, dans sa jeunesse, homme de plaisir et de bonne compagnie ; et ce ne fut qu’à l’âge de trente ans qu’il composa sa première tragédie. Il était né, en 1674, à Dijon, ville qui a produit plus d’un homme d’esprit et de génie (1). Il donna en 1705 son Idoménée.

 

 

1 – Bossuet, Fréret, Piron, etc. (G.A.)

 

 

 

 

IDOMÉNÉE.

 

 

 

 

          Cette tragédie eut treize représentations. On jouait alors les pièces nouvelles plus longtemps qu’aujourd’hui, parce qu’alors le public n’était point partagé entre plusieurs spectacles, tels que la Comédie italienne et la Foie (1) : il fallait environ vingt représentations pour constater le succès passager d’une nouveauté. Aujourd’hui on regarde une douzaine de représentations comme un succès assez rare, soit que l’on commence à être rassasié de tragédies dans lesquelles on a vu si souvent des déclarations d’amour, des jalousies, et des meurtres ; soit parce que nous n’avons plus de ces acteurs dont la voix, noble comme celle de Baron, terrible comme celle de Beaubourg, tombante comme celle de Dufresne, subjugue l’attention du public ; soit qu’enfin la multitude des spectacles fasse tort au théâtre le plus estimé de l’Europe.

 

          On trouva quelques beautés dans l’Idoménée, mais elle n’est point restée au théâtre ; l’intrigue en était faible et commune, la diction lâche, et toute l’économie de la pièce trop moulée sur ce grand nombre de tragédies languissantes qui ont paru sur la scène, et qui ont disparu.

 

 

1 – En 1705, les comédiens italiens étaient proscrits depuis 1697. Quant au théâtre de la Foire, il n’avait pas le droit de dialoguer. (G.A.)

 

 

 

 

 

ATRÉE.

 

 

 

 

          En 1707, il donna Atrée, qui eut beaucoup plus de succès. On la joua dix-huit fois. Elle avait un caractère plus fier et plus original. Le cinquième acte parut trop horrible. Il ne l’est cependant pas plus que le cinquième de Rodogune, car certainement Cléopâtre, en assassinant un de ses fils, et en présentant du poison à l’autre, n’ayant à se plaindre d’aucun des deux, commet une action bien plus atroce que celle d’Atrée, à qui son frère a enlevé sa femme. Ce n’est donc point parce que la coupe pleine de sang est une chose horrible, qu’on ne joue plus cette pièce ; au contraire, cet excès de terreur frapperait beaucoup de spectateurs, et les remplirait de cette sombre et douloureuse attention qui fait le charme de la vraie tragédie ; mais le grand défaut d’Atrée, c’est que la pièce n’est pas intéressante. On ne prend aucune part à une vengeance affreuse, méditée de sang-froid, sans aucune nécessité. Un outrage fait à Atrée, il y a vingt ans, ne touche personne ; il faut qu’un grand crime soit nécessaire, et il faut qu’il soit commis dans la chaleur du ressentiment. Les anciens connurent bien mieux le cœur humain que ce moderne, quand ils représentèrent la vengeance d’Atrée suivant de près l’injure (1).

 

          L’auteur tombe encore dans le défaut tant reproché aux modernes, celui d’un amour insipide. Ce qui a achevé de dégoûter à la longue de cette pièce, c’est l’incorrection du style. Il y a beaucoup de solécismes et de barbarismes, et encore plus d’expressions impropres. Dès les premiers vers, il pèche contre la langue et contre la raison.

 

Avec l’éclat du jour je vois enfin paraître

L’espoir et la douceur de me venger d’un traître.

 

          Comment voit-on paraître un espoir avec l’éclat du jour ? comment voit-on paraître la douceur ? Le plus grand défaut de son style consiste dans des vers boursouflés, dans des sentences qui sont toujours hors de la nature :

 

Je voudrais me venger, fût-ce même des dieux :

Du plus puissant de tous j’ai reçu la naissance ;

Je le sens au plaisir que me fait la vengeance.

 

          La Fontaine a dit aussi heureusement que plaisamment :

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Je sais que la vengeance

Est un morceau de roi ; car vous vivez en dieux.

 

          Mais une telle idée peut-elle entrer dans une tragédie ?

 

          Thyeste y raconte un songe qui n’est au fond qu’un amas d’images incohérentes, une déclamation absolument inutile au nœud de la pièce : à quoi sert :

 

Une ombre qui perce la terre ?

 

          Un songe

 

Qui finit par un coup de tonnerre ?

 

          Ce sont de grands mots qui étourdissent les oreilles. « Les songes de la nuit qui ne se dissipent que par le jour qui les suit, sont d’infortunés présages qui asservissent son âme à de tristes images. » Tout cela n’est ni bien écrit ni bien pensé.

 

          On y voit une foule d’expressions vagues, rebattues, et sans objet déterminé, comme,

 

Athène éprouvera le sort le plus funeste.

Au milieu des horreurs du sort le plus funeste.

.  .  .  .  .  Pour venger l’affront le plus funeste.

Allez, que votre bras à l’Attique funeste.

Ne comptez-vous pour rien un amour si funeste ?

Quoi ! tu peux t’arrêter dans ce séjour funeste !

.  .  .  .  .  Tes soupçons et ta haine funeste.

Puis-je encor m’étonner d’une ardeur si funeste ?

Ce billet seul contient un regret si funeste.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  Dans un jour si funeste.

 

          Cette rime oiseuse tant de fois répétée n’est pas la seule qui fatigue les oreilles délicates. Il y a trop de rimes en épithètes. En général, la pièce est écrite avec dureté. Les vers sont sans harmonie, la versification négligée comme la langue. La plupart de nos auteurs tragiques n’ont pas su toujours bien écrire, et faire dire aux personnages ce qu’ils devaient dire. Il est vrai que tous ces devoirs sont très difficiles à remplir. Pour faire une tragédie en vers, il faut savoir faire des vers, il faut posséder parfaitement sa langue, ne se servir jamais que du mot propre, n’être ni ampoulé, ni faible, ni commun ni trop singulier. Je ne parle ici que du style. Les autres conditions sont encore plus nécessaires et plus difficiles. Nous n’avons aucune tragédie parfaite, et peut-être n’est-il pas possible que l’esprit humain en produise jamais. L’art est trop vaste, les bornes du génie trop étroites, les règles trop gênantes, la langue trop stérile, et les rimes en trop petit nombre. C’est bien assez qu’il y ait dans une tragédie des beautés qui fassent pardonner les défauts.

 

 

1 – Voyez au THÉÂTRE, les Pélopides. (G.A.)

 

 

 

 

 

ÉLECTRE.

 

 

 

 

          Electre, jouée en 1708, eut autant de représentations qu’Atrée ; mais elle eut l’avantage de rester plus longtemps au théâtre. Le rôle de Palamède, qui fut le mieux joué, était aussi celui qui en imposait le plus. On s’aperçut depuis que ce rôle de Palamède est étranger à la pièce, et qu’un inconnu obscur, qui fait le personnage principal dans la famille d’Agamemnon, gâte absolument ce grand sujet, en avilissant Oreste et Electre. Ce roman, qui fait d’Oreste un homme fabuleux, sous le nom de Tydée, et qui le donne pour fils de Palamède, a paru trop peu vraisemblable. On ne peut concevoir comment Oreste, sous le nom de Tydée, ayant fait tant de belles actions à la cour d’Egisthe, ayant vaincu les deux rois de Corinthe et d’Athènes, comment ce héros, connu par ses victoires, est ignoré de Palamède.

 

          On a surtout condamné la partie carrée d’Electre avec Itys, fils de Thyeste, et d’Iphianasse avec Tydée, qui est enfin reconnu pour Oreste (1). Ces amours sont d’autant plus condamnables, qu’ils ne servent en rien à la catastrophe. On ne parle d’amour dans cette pièce que pour en parler. C’est une grande faute, il faut l’avouer, d’avoir rendu amoureuse cette Electre, âgée de quarante ans, dont le nom même signifie sans faiblessse, et qui est représentée dans toute l’antiquité comme n’ayant jamais eu d’autre sentiments que celui de la vengeance de son père.

 

          C’est le peu de connaissance des bons ouvrages anciens, ou plutôt l’impuissance de fournir cinq actes dans un sujet si noble et si simple, qui fait recourir un auteur à cette malheureuse ressource d’un amour trivial.

 

          Il y a de belles tirades dans l’Electre de M. de Crébillon. On souhaiterait en général que la diction fût moins vicieuse, le dialogue mieux fait, les pensées plus vraies.

 

          Electre commence à s’adresser à la Nuit comme dans un couplet d’opéra : elle l’appelle « insensible témoin de ses vives douleurs ; elle ne vient plus lui confier ses pleurs, » et elle lui confie qu’elle aime Itys : elle lui dit qu’elle veut tuer Itys, parce qu’elle l’aime, « immolons l’amant qui nous outrage ; » et le moment d’après elle avoue à la Nuit que le vertueux « Itys n’en a pas moins trouvé le chemin de son cœur ; mais Arcas ne vient pas, » dit-elle. Quel rapport cet Arcas a-t-il avec cet Itys et avec cette Nuit ? Il n’y a là nulle suite d’idées, nul art, nulle connaissance de la manière dont on doit sentir et s’exprimer. Arcas lui dit :

 

Loin de faire éclater le trouble de votre âme,

Flattez plutôt d’Ithys l’audacieuse flamme ;

Faites que votre hymen se diffère d’un jour ;

Peut-être verrons-nous Oreste de retour.

 

          Ces vers et presque tous ceux de la pièce sont trop dépourvus d’élégance, d’harmonie, de liaison. Itys se présente à Electre, et lui dit :

 

Ah ! ne m’enviez pas mon amour, inhumaine ;

Ma tendresse ne sert que trop bien votre haine.

Si l’amour cependant peut désarmer un cœur,

Quel amour fut jamais moins digne de rigueur ?

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

Au prix de tout mon sang je voudrais être à vous,

Si c’était votre aveu qui me fit votre époux.

Ah ! par pitié pour vous, princesse infortunée,

Payez mon tendre amour par un prompt hyménée ;

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

Régnez donc avec moi, c’est trop vous en défendre.

 

          Ce ne sont pas là les vers de Sophocle. L’auteur écrit mieux quand il imite les beaux morceaux du grec, quand Electre dit à sa mère

 

Moi, l’esclave d’Egisthe ! ah ! fille infortunée !

Qui m’a fait son esclave ? et de qui suis-je née ?

Etait-ce donc à vous de me le reprocher, etc.

 

          C’était là le véritable sujet de la pièce ; c’était là l’unique intérêt qu’il fallait faire paraître.

 

          On ne peut souffrir, après ces mouvements de terreur et de pitié, qu’Oreste viennent faire une déclaration d’amour à Iphianasse, et qu’il dise :

 

Peut-être à cet honneur aurais-je pu prétendre

Avec quelque bonheur et l’amour le plus tendre.

Quels efforts, quels travaux, quels illustres projets

N’a point tentés ce cœur charmé de vos attraits ;

Qui, trop plein d’un amour qu’Iphiniasse inspire,

En dit moins qu’il n’en sent et plus qu’il n’en doit dire !

 

          Et l’autre lui répond :

 

Un amant comme vous, quelque feu qui l’inspire,

Doit soupirer du moins sans oser me le dire.

 

          Ces discours de roman, mis en vers si lâches et si faibles, dépareraient trop une pièce qui serait d’ailleurs bien faite et bien écrite ; mais quand on voit des vers tels que ceux-ci :

 

Ah ! que les malheureux éprouvent de tourments !

D’Electre en ce moment, faible cœur, cour l’apprendre.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

Est-ce ainsi que des dieux la suprême sagesse

Doit braver des mortels la crédule faiblesse !

J’ai fait peu pour Egisthe, et de quelque succès

Sa bonté chaque jour s’acquitte avec excès.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Ne m’arrêtez donc plus sur l’espoir des bienfaits.

Connaissez-vous enfin ce guerrier redoutable

Pour le tyran d’Argos rempart impénétrable ?

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Dans le sein d’un barbare éteindre mes transports.

 

          Quand on voit, dis-je, tant de vers, ou durs, ou dénués de sens, ou languissants par des épithètes inutiles, ou défigurés par des termes impropres, on prononce avec Boileau :

 

Sans la langue en un mot, l’auteur le plus divin

Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.

 

          Que doit-on donc prononcer, quand une versification si vicieuse dans tous les points n’a guère d’autre mérite que de soutenir, par quelques descriptions ampoulées, un drame plus vicieux encore par la conduite ?

 

          Malgré ces défauts, dont il faut convenir, il y avait assez de beautés pour faire réussir la pièce. Les rôles d’Electre et de Palamède ont des tirades très imposantes. La reconnaissance d’Electre et d’Oreste faisait un grand effet, et si le style en général n’était pas châtié, il y avait des vers d’un grand tragique, qui méritaient des applaudissements.

 

 

1 – Voyez au THÉÂTRE, la Dissertation de Dumolard à la suite d’Oreste. (G.A.)

 

 

 

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