CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 21

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 21

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à M. le chevalier de Boufflers.

 

 

 

Plût au ciel qu’en effet j’eusse été votre père !

Cet honneur n’appartient qu’aux habitants des cieux (1) ;

Non pas à tous encore : il est des demi-dieux

Assez sots et très ennuyeux,

Indignes d’aimer et de plaire.

Le dieu des beaux esprits, le dieu qui nous éclaire,

Ce dieu des beaux vers et du jour,

Est celui qui fit l’amour

A madame votre mère.

Vous tenez de tous deux ; ce mélange est fort beau.

Vous avez (comme ont dit les saintes Ecritures)

Une personne et deux natures :

De l’Apollon et du Beauvau.

 

          Je suis tendrement dévoué à l’un et à l’autre. La Suisse est émerveillée de vous. Ferney pleure votre absence. Le bon homme vous regrette, vous aime, vous respecte infiniment.

 

 

1 – La mère du chevalier avait été la maîtresse de Stanislas Leczinski. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Saurin.

 

1er Juillet 1768.

 

 

          Mon ancien ami, mon philosophe, mon faiseur de beaux vers, je vous remercie tendrement de votre Béverley (1). Le solitaire des Alpes vous a l’obligation d’avoir été ému pendant une grande heure. Il n’est pas ordinaire d’être touché si longtemps. De l’intérêt, de la vigueur, une foule de beaux vers, voilà votre ouvrage. Je n’ai point lu le Béverley anglais, mais je ferais la gageure imprévue (2) qu’il n’y a que de l’atrocité.

 

          Au reste, j’ai été fort étonné que madame Béverleu ait reçu cent mille écus de Cadix ; car, pour moi, je viens d’y perdre vingt mille écus, grâce à MM. Gilli, que probablement vous ne connaissez point.

 

          Oui, sans doute, multœ sunt mansiones in domo patris nostri, et vous n’êtes pas mal logé.Je voudrais bien savoir ce qu’a dit ce maraud de Fréron, qui demeure dans la cave.

 

          Savez-vous la petite espèce d’épigramme qu’un Lyonnais, lequel est bien loin d’être poète, a faite, comme par inspiration, en feuilletant le Tacite de La Bletterie ? Il était en colère de ne pouvoir lire le latin qui est imprimé en pieds de mouche, et de ne lire que trop bien la traduction française. Voici les vers qu’il fit sur-le-champ :

 

Un pédant dont je tais le nom,

En inlisible caractère

Imprime un auteur qu’on révère,

Tandis que sa traduction

Aux yeux, du moins, a de quoi plaire.

Le public est d’opinion

Qu’il eût dû faire

Tout le contraire.

 

          Cela m’a paru naïf. Cet hypocrite insolent de La Bletterie est berné en province comme à Paris. Que le bon Dieu bénisse ainsi tous les apostats qui sont trop orgueilleux ! car cela n’est pas bien d’être fier.

 

 

1 – Tragédie bourgeoise. (G.A.)

2 – Titre d’une comédie de Sedaine, jouée le 27 Mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

A Ferney, 3 Juillet 1768 (1).

 

 

          Je ne vous ai pas encore remercié, mon cher Cicéron ; ce n’est pas que mon cœur ne soit pénétré de vos bontés ; mais c’est que j’ai été bien malade.

 

          Vous avez donc deviné A… et B… (2). Personne assurément ne sait mieux son alphabet que vous. Il est très clair que B… sera déshonoré dans sa compagnie, dans sa province, et auprès du conseil du roi. Il y aurait assurément un factum très plaisant à faire contre M. le président. On pourrait le couvrir à la fois d’opprobre et de ridicule. Mais je tenterai auparavant toutes les voies de la conciliation. Je ne suis à craindre que quand je suis poussé à bout. J’ai actuellement des choses un peu plus pressées.

 

          Quoi ! vous trouvez que c’est un mal d’exister, quand vous existez avec madame de Beaumont ! Il faut donc que vous ayez eu quelque nouveau chagrin que vous ne me dites pas. Mais une telle union doit changer tous les chagrins en plaisirs ; et que ferai-je donc, moi, qui ai la calomnie à combattre depuis environ cinquante ans, et qui suis persécuté par la nature autant que par la méchanceté des fanatiques ?

 

          Je vois que vous voulez choisir un sujet qui puisse flatter un roi du Nord. La bienfaisance est une belle chose ; mais il y a des pays où l’on ne connaît guère les bienfaits et où l’on ne fait que des marchés.

 

          Je voudrais bien savoir quel est notre concitoyen qui a remporté le prix de Pétersbourg. Le sujet était cette question : S’il est avantageux à un Etat que les serfs deviennent libres, et que les cultivateurs travaillent pour eux-mêmes. C’était là un sujet digne de vous ; mais quelque problème que vous vous amusiez à résoudre, vous rendrez toujours service aux hommes quand vous écrirez.

 

          Je ne crois pas que Sirven puisse tenter par autrui la réhabilitation de sa femme, qu’il n’ose pas entreprendre lui-même. Il n’a point, du moins jusqu’à présent, trouvé de parent qui veuille s’exposer à se faire dire, par le parlement de Toulouse : De quoi vous avisez-vous de prendre parti dans une affaire où les condamnés tremblent de paraître ? Je crois qu’il restera dans mon voisinage. C’est du moins une victime arrachée à la gueule du fanatisme.

 

          Adieu, mon très cher Cicéron ; ma lettre est courte, mais je suis encore bien languissant. Un corps faible de soixante-quinze ans n’est pas fort alerte. Adieu, couple aimable, que j’ai eu le malheur de ne point voir, et auquel je suis attaché autant que ceux qui jouissent de ce bonheur.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à Beaumont du 26 mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

4 Juillet, par Lyon et Versoix.

 

 

          Je devrais déjà, mon cher confrère, vous avoir parlé d’Hiéron, du Rhodien Diagoras et de tous les beaux écarts de votre protégé Pindare. Je vois, Dieu merci, qu’il en était de ce temps-là comme du nôtre. On se plaignait de l’envie en Grèce on s’en plaignait à Rome et je m’en moque quelquefois en France ; mais ce qui me fait plus de plaisir, c’est que je vois dans vos vers énergie et harmonie. Ce n’est pas assez, mon cher ami, pour la muse tragique.

 

Non satis est pulchra esse poemata ; dulcia sunto,

Et quocumque volent animum auditoris agunto.

 

De Art.poet.

 

          On dit que nous aurons des actrices l’année qui vient. Vous aurez tout le temps de mettre Eudoxie dans son cadre. Faites comme vous pourrez, mais je vous conjure de rendre Eudoxie prodigieusement intéressante, et de faire des vers qu’on retienne par cœur sans le vouloir. Ce diable de métier est horriblement difficile. Je suis tenté de jeter dans le feu tout ce que j’ai fait, quand je le relis : Jean Racine me désespère. Quel homme que ce Jean Racine ! comme il va au cœur tout droit !

 

          Je suis un bien mauvais correspondant ; les travaux et les maladies dont je suis accablé m’empêchent d’être exact, mais ne dérobent rien à la sensibilité avec laquelle je vous aimerai toute ma vie.

 

 

 

 

 

à M. Panckoucke.

 

A Ferney, 9 Juillet 1768.

 

 

          J’ai reçu, monsieur, votre beau présent. La Fontaine aurait connu la vanité, s’il avait vu cette magnifique édition (1) ; c’est le luxe de la typographie. L’auteur ne posséda jamais la moitié de ce que son livre a coûté à imprimer et à graver. Si nous n’avions que cette édition, il n’y aurait que des princes, des fermiers-généraux et des archevêques, qui pussent lire les Fables de La Fontaine. Je vous remercie de tout mon cœur, et je souhaite que toutes vos grandes entreprises réussissent.

 

          Vous m’apprenez que je donne beaucoup de ridicule à l’édition (2) de notre ami Gabriel Cramer ; je vous assure que je n’en donne qu’à moi. Lorsque je considère tous ces énormes fatras que j’ai composés, je suis tenté de me cacher dessous, et je demeure tout honteux. L’ami Gabriel ne m’a pas trop consulté quand il a ramassé toutes mes sottises pour en faire une effroyable suite d’in-4°. Je lui ai toujours dit qu’on n’allait pas à la postérité avec un aussi gros bagage. Tirez-vous-en comme vous pourrez. Je crierai toujours que le papier et le caractère sont beaux, que l’édition est très correcte ; mais vous ne la vendrez pas mieux pour cela. Il y a tant de vers et de prose dans le monde, qu’on en est las. On peut s’amuser de quelques pages de vers, mais les in-4° de bénédictin effraient.

 

          Il est souvent arrivé que, quand j’avais la manie de faire des pièces de théâtre, et ayant, dans ces accès de folie, le bon sens de n’être jamais content de moi, toutes mes pièces ont été bigarrées de variantes ; on m’a fait apercevoir que, de tant de manières différentes, l’éditeur a choisi la pire. Par exemple, dans Oreste, la dernière scène ne vaut pas, à beaucoup près, celle qui est imprimée chez Duchesne ; et quoique cette édition de Duchesne ne vaille pas le diable, il fallait s’en rapporter à elle dans cette occasion. Il peut arriver que quelque curieux qui aura l’in-4° soit tout étonné de voir cette scène toute différente de l’imprimé, et qu’il donne alors à tous les diables l’édition, l’éditeur, et l’auteur.

 

          On pourrait du moins remédier à ce défaut ; il ne s’agirait que de réimprimer une page.

 

          Le Suisse qui imprime pour mon ami Gabriel s’est avisé, dans Alzire, de mettre :

 

Le bonheur m’aveugla, l’amour m’a détrompé,

 

Act. V, sc. VII.

 

au lieu de

 

Le bonheur m’aveugla, la mort m’a détrompé.

 

          Cette pagnotterie fait rire. Il y a longtemps qu’on rit à mes dépens ; mais, par ma foi, je l’ai bien rendu.

 

          Je ne puis rien vous dire des estampes, je ne les ai point encore vues, et j’aime mieux les beaux vers que les belles gravures. Je vous aime encore plus que tout cela, car vous êtes fort aimables, vous et madame votre épouse.

 

          Je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

 

 

1 – Fables de La Fontaine, quatre volumes in-folio, avec des figures d’Oudry. (G.A.)

2 – Que Panckoucke débitait aussi. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffant.

 

13 Juillet 1768.

 

 

          Vous me donnez un thème, madame, et je vais le remplir ; car vous savez que je ne peux écrire pour écrire ; c’est perdre son temps et le faire perdre aux autres. Je vous suis attaché depuis quarante-cinq ans. J’aime passionnément à m’entretenir avec vous ; mais, encore une fois, il faut un sujet de conversation.

 

          Je vous remercie d’abord de Cornélie vestale (1). Je me souviens de l’avoir vu jouer, il y a plus de cinquante ans ; puisse l’auteur la voir représenter encore dans cinquante ans d’ici ! mais malheureusement ses ouvrages dureront plus que lui ; c’est la seule vérité triste qu’on puisse lui dire.

 

          Saint ou profane, dites-vous, madame. Hélas ! je ne suis ni dévot ni impie ; je suis un solitaire, un cultivateur enterré dans un pays barbare. Beaucoup d’hommes à Paris ressemblent à des singes ; ici ils sont des ours. J’évite, autant que je peux, les uns et les autres ; et cependant les dents et les griffes de la persécution se sont allongées jusque dans ma retraite ; on a voulu empoisonner mes derniers jours. Ne vous acquittez pas d’un usage prescrit, vous êtes un monstre d’athéisme ; acquittez-vous-en, vous êtes un monstre d’hypocrisie. Telle est la logique de l’envie et de la calomnie. Mais le roi, qui certainement n’est jaloux ni de mes mauvais vers ni de ma mauvaise prose, s’en croira pas ceux qui veulent m’immoler à leur rage. Il ne se servira pas de son pouvoir pour expatrier, dans sa soixante-quinzième année, un malade qui n’a fait que du bien dans le pays sauvage qu’il habite.

 

          Oui, madame, je sais très bien que le janséniste La Bletterie demande la protection de M. le duc de Choiseul ; mais je sais aussi qu’il m’a insulté dans les notes de sa ridicule traduction de Tacite. Je n’ai jamais attaqué personne, mais je puis me défendre. C’est le comble de l’insolence janséniste que ce prêtre m’attaque, et trouve mauvais que je le sente. D’ailleurs, s’il demande l’aumône dans la rue à M. le duc de Choiseul, pourquoi me dit-il des injures en passant, à moi, pour qui M. le duc de Choiseul a eu de la bonté avant de savoir que La Bletterie existât ? Il dit dans sa préface que Tacite et lui qui ne pouvaient se quitter ; il faut apprendre à ce capelan que Tacite n’aimait pas la mauvaise compagnie.

 

          On croira que je suis devenu dévot, car je ne pardonne point ; mais à qui refusé-je grâce ? c’est aux méchants, c’est aux insolents calomniateurs. La Bletterie est de ce nombre. Il m’impute les ouvrages hardis dont vous me parlez, et que je ne connais ni ne veux connaître. Il s’est mis au rang de mes persécuteurs les plus acharnés.

 

          Quant aux petites pièces innocentes et gaies dont vous me parlez, s’il m’en tombait quelqu’une entre les mains, dans ma profonde retraite, je vous les enverrais sans doute  mais par qui, et comment ? et si on vous les lit devant le monde, est-il bien sûr que ce monde ne les envenimera pas ? la société à Paris a-t-elle d’autres aliments que la médisance, la plaisanterie, et la malignité ? ne s’y fait-on pas un jeu, dans son oisiveté, de déchirer tous ceux dont on parle ? y a-t-il une autre ressource contre l’ennui actif et passif dont votre inutile beau monde est accablé sans cesse ? Si vous n’étiez pas plongée dans l’horrible malheur d’avoir perdu les yeux (seul malheur que je redoute), je vous dirais : Lisez, et méprisez ; allez au spectacle, et jugez ; jouissez des beautés de la nature et de l’art. Je vous plains tous les jours, madame ; je voudrais contribuer à vos consolations. Que ne vous entendez-vous avec madame la duchesse de Choiseul pour vous amuser des bagatelles que vous désirez ? Mais il faut alors que vous soyez seules ensemble ; il faut qu’elle me donne des ordres très positifs, et que je sois à l’abri du poison de la crainte, qui glace le sang dans des veines usées. Montrez-lui ma lettre, je vous en supplie ; je sais qu’elle a, outre les grâces, justesse dans l’esprit et justice dans le cœur ; je m’en rapporterai entièrement à elle.

 

          Adieu, madame ; je vous respecte et je vous aime autant que je vous plains, et je vous aimerai jusqu’au dernier moment de notre courte et misérable durée.

 

 

1 – Tragédie du président Hénault, jouée en 1713 sous le nom de Fuzelier, et imprimée en 1768 avec les presses de Watpole. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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