CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 19

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à Madame d’Épinay.

 

30 Mai 1768.

 

 

          Ma chère et respectable philosophe, M. de Lalive (1) m’apporte votre lettre du mois de mars 1767. Il a eu le temps de voir l’Italie, laquelle a rarement vu des Français aussi aimables que lui.

 

          Je me recommande à vos bontés plus que jamais. La philosophie gage par toute l’Europe ; mais quand elle parle haut, le fanatisme hurle plus haut. Ses cris sont furieux, et ses démarches secrètes sont encore plus affreuses. Les énergumènes soupirent après une seconde représentation de la tragédie du chevalier de La Barre. Ce sont là les spectacles qu’il faut à ces monstres. On est bien persuadé que vos amis détourneront les coups qu’on veut porter aux disciples de la raison, et qu’ils ne permettront jamais que de jeunes indiscrets nomment devant eux les personnes qu’on accuse bien injustement. Vous avez toujours pensé comme les frères rose-croix, qui faisaient leur séjour invisible dans ce monde ; vous vivez avec les sages ; vous fuyez les méchants et les sots, ils ne peuvent vous faire de mal, mais ils peuvent en faire beaucoup à un homme qui vous est tendrement attaché pour le reste de sa vie.

 

          S’il y a quelque chose de nouveau, ma chère philosophe, sur cet article très important, je vous supplie de me le mander. Le solitaire qui a l’honneur de vous écrire vous sera dévoué jusqu’à son dernier soupir avec l’attachement le plus respectueux et le plus tendre.

 

 

1 – Fils de madame d’Epinay. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Julh.

 

 

 

          Vous avez écrit (1), monsieur, en digne chevalier, et je vous remercie en bon citoyen. Vous rendez à la fois service à l’art militaire, qui est le premier, dit-on, et à tous les autres arts qu’on cultive sous l’abri de celui-là. On ne pouvait mieux confondre le Jean-Jacques de Genève. Il n’y a rien à répondre à ce que vous dites, que, suivant les principes de ce charlatan, ce serait à la stupide ignorance à donner la gloire et le bonheur. Ce malheureux singe de Diogène, qui croit s’être réfugié dans quelques vieux ais de son tonneau, mais qui n’a pas sa lanterne, n’a jamais écrit ni avec bon sens ni avec bonne foi. Pourvu qu’il débitât son orviétan, il était satisfait. Vous l’appelez Zoïle ; il l’est de tous les talents et de toutes les vertus. Vous avez soutenu le parti de la vraie gloire contre un homme qui ne connaît que l’orgueil. Je m’intéresse d’autant plus à cette vraie gloire, qui vous est si bien due, que j’ai l’honneur d’être votre confrère dans l’Académie pour laquelle vous avez écrit. Elle a dû regarder votre ouvrage comme une des choses qui lui font le plus d’honneur. Vous m’en avez fait beaucoup en voulant bien m’en gratifier. J’ai l’honneur d’être avec l’estime et la reconnaissance que je vous dois, monsieur, etc.

 

 

1 – On ne sait quel est l’ouvrage de ce brigadier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Capperonnier.

 

1er Juin 1768.

 

 

          J’ai bientôt fait usage, monsieur, du livre de la Bibliothèque royale que vous avez eu la bonté de me prêter. Il a été d’un grand secours à un pauvre feu historiographe de France, tel que moi. Je voulais savoir si ce Montecucullo, que nous appelons mal à propos Montecuculli, accusé par des médecins ignorants d’avoir empoisonné le dauphin François, parce qu’il était chimiste, fut condamné par le parlement ou par des commissaires ; ce que les historiens ne nous apprennent pas. Il se trouve qu’il fut condamné par le conseil du roi. J’en suis fâché pour François Ier ; la vérité est longtemps cachée ; il faut bien des peines pour la découvrir. Vous ne sauriez croire ce qu’il me coûte de soins pour la chercher à cent lieues dans le Siècle de Louis XIV et de Louis XV. Ce travail est rude. Il y a trois ans qu’il m’occupe et qu’il me tue, sans presque aucune diversion. Enfin il est fini. Juger, monsieur, si je peux avoir eu le temps de faire toutes les maudites brochures qu’on débite continuellement sous mon nom. Je suis l’homme qui accoucha d’un œuf ; il en avait pondu cent avant la fin de la journée. Les nouvellistes de Paris ne sont pas si scrupuleux en fait d’historiettes que je le suis en fait d’histoire. Ils en débitent souvent sur mon compte, non seulement de très extraordinaires, mais de très dangereuses ; c’est la destinée de quiconque a le malheur d’être un homme public. On souhaite d’être ignoré, mais c’est quand il n’est plus temps. Dès que les trompettes de la renommée ont corné le nom d’un pauvre homme, adieu son repos pour jamais.

 

          J’ai l’honneur d’être avec la plus sensible reconnaissance pour toutes vos bontés, monsieur, etc.

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

2 Juin 1768.

 

 

          On dit que l’apostat La Bletterie, qui avait fait un livre passable sur le brave apostat Julie, vient de traduire Tacite en ridicule (1). Si quelqu’un était capable de donner en notre langue faible et traînante la précision et l’énergie de Tacite, c’était M. d’Alembert (2). Les jansénistes ont la phrase trop longue. Fasse le ciel qu’ils n’aient jamais les bras longs ! ces loups seraient cent fois plus méchants que les renards jésuites. Je les ai vus autrefois se plaindre de la persécution : ils méritent plus d’indignation qu’ils ne s’attiraient de pitié ; et cette pitié qu’on avait de leurs personnes, leurs ouvrages l’inspirent.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Alembert du 27 Avril. (G.A.)

2 – D’Alembert a traduit des morceaux de Tacite. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Montaudoin.

 

Ferney, 2 Juin 1768.

 

 

          Jusqu’à présent je ne pouvais pas me vanter d’avoir heureusement conduit ma petite barque dans ce monde ; mais, puisque vous daignez donner mon nom à un de vos vaisseaux, je défierai désormais toutes les tempêtes. Vous me faites un honneur dont je ne suis pas certainement digne, et qu’aucun homme de lettres n’avait jamais reçu. Moins je le mérite, et plus j’en suis reconnaissant. On a baptisé jusqu’ici les navires des noms de Neptune, des Tritons, des Sirènes, des Griffons, des ministres d’Etat, ou des saints, et ces derniers surtout sont toujours arrivés à bon port ; mais aucun n’avait été baptisé du nom d’un faiseur de vers et de prose.

 

          Si j’étais plus jeune, je m’embarquerais sur votre vaisseau, et j’irais chercher quelque pays où l’on ne connût ni le fanatisme ni la calomnie. Je pourrais encore, si vous vouliez, débarquer en Corse ou à Civita-Vecchia, les jésuites Patouillet et Nonotte, avec l’ami Fréron ci-devant jésuite. Il ne serait pas mal d’y joindre quelques convulsionnaires ou convulsionnistes. On mettait autrefois, dans certaines occasions, des singes et des chats dans un sac, et on les jetait ensemble à la mer.

 

          Je m’imagine que les Anglais me laisseraient librement passer sur toutes les mers ; car ils savent que j’ai toujours eu du goût pour eux et pour leurs ouvrages. Ils prirent, dans la guerre de 1741, un vaisseau espagnol tout chargé de bulles de la Cruzade, d’indulgences, et d’agnus Dei. Je me flatte que votre vaisseau ne porte point de telles marchandises ; elles procurent une très grande fortune dans l’autre monde, mais il faut d’autres cargaisons dans celui-ci.

 

          Si le patron va aux grandes Indes, je le prierai de se charger d’une lettre pour un brame avec qui je suis en correspondance, et qui est curé à Bénarès sur le Gange. Il m’a prouvé que les brames ont plus de quatre mille ans d’antiquité. C’est un homme très savant et très raisonnable : il est d’ailleurs beaucoup plus baptisé que nous, car il se plonge dans le Gange toutes les bonnes fêtes. J’ai dans ma solitude quelques correspondances assez éloignées, mais je n’en ai point encore eu qui m’ait fait plus d’honneur et plus de plaisir que la vôtre.

 

          Je n’ai pu vous écrire de ma main, étant très malade ; mais cette main tremblante vous assure que je serai jusqu’au dernier moment de ma vie, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Horace Walpole.

 

6 Juin 1768, à Ferney, près Genève (1).

 

 

          Monsieur, j’apprends dans ma retraite que vous avez fait un excellent ouvrage (2) sur le pyrrhonisme de l’histoire, et que vous avez répandu une grande lumière sur l’obscurité qui couvre encore les temps des rose blanche et rouge, toutes deux sanglantes et fanées.

 

          Il y a cinquante ans que j’ai fait vœu de douter ; j’ose vous supplier, monsieur, de m’aider à accomplir mon vœu. Je vous suis peut-être inconnu, quoique j’aie été honoré autrefois de l’amitié of the tw o brothers (3).

 

          Je n’ai d’autre recommandation auprès de vous que l’envie de m’instruire : voyez si elle suffit. Voulez-vous avoir la bonté de m’envoyer votre ouvrage par la poste, sous l’enveloppe de M. le chef du bureau des interprètes, à Versailles ? Ma témérité va plus loin encore, monsieur. J’ai toujours douté de l’assassinat de M. de Jumonville, qui a produit en France plus de mauvais vers que de représailles (4). Je vois que, dans aucune pièce juridique, dans aucun manifeste, dans aucun écrit des ministres respectifs, il n’est question de cet assassinat prétendu. Si cependant il est vrai que vos soldats aient commis cette barbarie sauvage ou chrétienne en Canada, je vous prie de me l’avouer ; s’ils n’en sont pas coupables, je vous prie de les justifier par un mot de votre main. Tout ce que la renommée m’apprend de vous me persuade que vous pardonnez à toutes les libertés que je prends.

 

          Vous pardonnerez encore plus à mon ignorance de vos titres ; je n’en respecte pas moins votre personne. Je connais plus votre mérite que les dignités dont il doit être revêtu.

 

          Je suis avec l’estime la plus respectueuse, etc.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Doutes sur la vie et le règne de Richard III. (G.A.)

3 – Robert et William Walpole. (F. François.)

4 – Allusion au poème de Thomas qui avait paru en 1759. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Juin 1768.

 

 

          Mes chers anges, vous voulez une nouvelle édition de la Guerre de Genève ; mais vous ne me dites point comment il faut vous la faire parvenir. Je l’envoie à tout hasard à M. le duc de Praslin, quoiqu’il soit, dit-on, à Toulon. S’il y est, il n’y sera pas longtemps, et vous aurez bientôt votre Guerre.

 

          Que le bon Dieu vous accorde de bons comédiens, pour amuser la vieillesse où l’un de vous deux va bientôt entrer, si je ne me trompe ; car il faut s’amuser : tout le reste est vanité et affliction d’esprit, comme dit très bien Salomon. Je doute fort que le Palatin, qu’on veut faire venir de Varsovie, remette le tripot en honneur. J’attends beaucoup plus de ma Catau de Russie et du roi de Pologne ; ce sont eux qui sont d’excellents comédiens, sur ma parole.

 

          Je suis fâché que mon gros neveu le Turc (1) veuille faire une grosse histoire de la Turquie, dans le temps que Lacroix, qui sait le turc, vient d’en donner un abrégé très commode, très exact, et très utile. Je suis encore plus fâché que mon gros petit-neveu (2) soit si attaché aux assassins du chevalier de La Barre. Pour moi, je ne pardonnerai jamais aux barbares.

 

          Ecoutez bien la réponse péremptoire que je vous fais sur les fureurs d’Oreste (3). Elles sont telles qu’elles doivent l’être dans l’abominable édition de Duchesne, et telles qu’on les débite au tripot : mais vous savez que cet Oreste fut attaqué et défait par les soldats de Corbulon (4). On affecta surtout de condamner les fureurs, qui d’ailleurs furent très mal jouées, et qui doivent faire un très grand effet par le dialogue dont elles sont mêlées, et par le contraste de la terreur et de la pitié, qui me paraissent régner dans cette fin de la pièce. Je fus forcé, par le conseil de mes amis, de supprimer ce que j’avais fait de mieux, et de substituer de la faiblesse à de la fureur J’ai toujours ressemblé parfaitement au Meunier, à son Fils, et à son Âne (5). J’ai attendu l’âge mûr d’environ soixante-quinze ans pour en faire à ma tête, et ma tête est d’accord avec les vôtres.

 

          Vous ne me parlez point, mon cher ange, de l’autre tripot sur lequel on doit jouer Pandore. J’ai tâté, dans ma vie, à peu près de tous les maux qui furent renfermés dans la boite de cette drôlesse. Un des plus légers est qu’on m’a cru incapable de faire un opéra. Plût à Dieu qu’on me crût incapable de toutes ces brochures que de mauvais plaisants ou de mauvais cœurs mettent continuellement sous mon nom !

 

          Je vous souhaite à tous deux santé et plaisir, et je suis à vous jusqu’à ce que je ne sois plus.

 

 

 

1 – L’abbé Mignot. (G.A.)

2 – D’Hornoy. (G.A.)

3 – Dans la tragédie d’Oreste. (G.A.)

4 – La cabale de Crébillou. (G.A.)

5 – La Fontaine, livre III, fab. I. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

6 Juin 1768.

 

 

          Mon cher ami, mon cher philosophe, en défendant la cause de la veuve et de l’orphelin, vous n’oubliez pas sans doute celle de la raison, et vous cultivez la vigne du Seigneur avec quelque succès, dans un canton où il n’y avait point de vin avant vous, et où tout le monde, presque sans exception buvait de l’eau croupie. Vous savez qu’on veut persécuter notre ami d’Orgelet (1) pour de très bon sel qu’on prétend qu’il débite gratis à ceux qui veulent saler leur pot  mais je ne crois pas qu’on vienne à bout de perdre un honnête homme si estimable.

 

          Je vous ai envoyé trois factums (2)….. Je vous prie, quand vous n’aurez pas de clients à défendre au parlement de Saint-Claude, de lire ce procès auquel je m’intéresse, et de m’en dire votre avis. L’abbé Claustre s’appelle sans doute Tartufe dans son nom de Baptême Il est clair qu’il est un maraud ; mais j’ai peur que ce maraud n’ait raison juridiquement sur deux ou trois points.

 

          Lorsque je serai assez heureux pour que vous veniez me voir, je vous dirai des choses assez importantes.

 

          Bonsoir, mon cher philosophe ; je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Le Riche. (G.A.)

2 – Sur l’affaire Claustre. (G.A.)

 

 

 

 

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