CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 18

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 18

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à M. le comte de Rochefort.

 

A Ferney, 21 mai 1768.

 

 

          Satis est, domine, satis est. Vous me donnez, monsieur, plus de vin de Champagne que jamais le prince de Condé n’en donna à Santeul ; et cet ivrogne disait encore : Amplius, domine, amplius ; mais moi, qui suis moins bon poète que Santeul, et qui bois beaucoup moins de vin, je vous assure, monsieur, que vous m’en donnez beaucoup trop, et que je ne sais comment m’y prendre ni pour vous remercier, ni pour le boire. Je ne tiens plus de maison. Nous allons peut-être, madame Denis et moi, vendre Ferney : la fin de ma vie sera retirée, et probablement assez triste ; avec une santé déplorable la nature m’a fait présent de soixante-quatorze ans, et des maladies de quatre-vingt-dix.

 

          Jouissez, vous et madame votre femme, de votre brillante jeunesse. Buvez, s’il se peut, plus de vin de Champagne que vous ne m’en donnez. Je me flatte que vous voyez quelquefois M. d’Alembert : il a eu avec moi des procédés charmants qui m’ont pénétré l’âme. Oh ! que j’aime qu’un philosophe soit sensible ! Pour moi, je suis plus sensible que philosophe, et je le suis passionnément à vos bontés, à votre mérite.

 

          Je présente mes respects au couple heureux qui mérite tant de l’être.

 

 

 

 

 

à M. Bordes (1)

 

22 Mai 1768.

 

 

          Je vous avais bien dit, mon cher Orphée, que je ne devais pas me presser ; je ne vous aurais attiré qu’un dégoût, et j’en aurais été plus mortifié que vous-même. On me mande positivement que celui auprès duquel j’aurais voulu sonder le terrain (2), et qui ne m’a fait aucune réponse, a pris le parti de vos ennemis et des miens, et qu’il a fait tout ce qu’il pouvait faire pour nous exclure l’un et l’autre de tous les plaisirs ; il est vrai que les plaisirs ne sont plus faits pour moi ; mais ils sont votre apanage, ainsi que les talents.

 

          On m’assure que cet homme, sur l’amitié duquel je devais certainement compter, nous a desservis tous deux violemment auprès de la personne (3) à qui vous me pressiez d’écrire. C’est à vous à savoir jusqu’à quel point cette tracasserie a été poussée ; vous êtes discret, vous êtes sage, vous avez des amis, vous connaissez le pays. J’ignore de quels moyens on s’est servi pour me calomnier auprès de l’homme (4), et pour me desservir auprès de la dame ; mais les moyens ne manquent pas aux méchants ; tout leur est bon pourvu qu’ils nuisent ; ils savent tourner tout en poison.

 

          Tâchez de vous mettre au fait ; car je n’ai point de lunette assez longue et assez nette pour voir les choses de cent lieues : ouvrez votre boite de Pandore  voyez si quelques-uns des malheurs qui m’appartiennent sont retombés sur vous, et s’il vous reste l’Espérance. Pour moi, je suis bien sûr qu’il ne me reste au fond de la boite que la tendre amitié qui m’attache à vous, la triste connaissance de la méchanceté des hommes, et la volonté bien déterminée de faire tout ce que vous me prescrirez en connaissance de cause ; je dis en connaissance de cause, car certainement il ne faut se permettre dans cette affaire aucune démarche, si vous n’êtes pleinement sûr du succès.

 

          Je vous embrasse, mon cher ami, avec autant de douleur que de tendresse, et avec une résignation infinie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Moncrif. (G.A.)

3 – Sans doute la reine. (G.A.)

4 – Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

22 Mai 1768.

 

 

          Je vous aimerai autant que j’aimerai mes anges, c’est-à-dire jusqu’à mon dernier soupir. Je n’écris guère, mon cher marquis, parce que j’ai très peu de temps à moi. La décrépitude, les souffrances du corps, l’agriculture, les peines d’esprit, inséparables du métier d’homme de lettres, une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV, tout cela ne me laisse pas respirer. Ajoutez-y la calomnie toujours aboyante, et les persécutions toujours à craindre, vous verrez que j’ai besoin de solitude et de courage.

 

          Je sais qu’un de mes malheurs est de ne pouvoir être ignoré. Je sais tout ce qu’on dit, et je vous jure qu’il n’y a pas un mot de vrai. Je n’aime la retraite que parce qu’elle est absolument nécessaire à mon corps et à mon âme. Vivez à Paris, vous autres mondains ; Paris est fait pour vous, et vous pour lui. Aimez le théâtre comme on aime sa vieille maîtresse qui ne peut plus donner de plaisir, mais qui en a donné. Tout le monde la trouve fort vilaine ; mais il est beau à vous et à mes anges d’avoir avec elle de bons procédés.

 

          Il y a très longtemps que je n’ai écrit à ces chers anges ; mais si vous leur montrez ma lettre, ils y verront tous les sentiments de mon cœur.

 

          Je suis enchanté que vous causiez souvent avec madame Denis. Vous devez tous deux vous aimer ; je vous ai vus tous deux très grands acteurs. Entre nous, mon ami, la vie de la campagne ne lui convient pas du tout. Je ne hais pas à garder les dindons, et il lui faut bonne compagnie ; elle me faisait un trop grand sacrifice ; je veux qu’elle soit heureuse à Paris, et je voudrais pouvoir faire pour elle plus que je n’ai fait.

 

          J’ai avec moi actuellement mon gendre adoptif (1), qui sera assurément un officier de mérite. M. le duc de Choiseul, qui se connaît en hommes, commence déjà à le distinguer. Il a daigné faire du bien à ceux que j’ai pris la liberté de lui recommander, et je lui suis trop attaché pour lui présenter des personnes indignes de sa protection.

 

          Je compte toujours sur celle de MM. les ducs de Choiseul et de Praslin. Vous savez que j’en ai un peu besoin contre la cabale fréronique, et même contre la cabale convulsionnaire, qui seraient bien capables de me persécuter jusqu’au tombeau, comme les jésuites persécutèrent Arnauld.

 

          Mon curé prend l’occasion de la Pentecôte pour vous faire ses plus tendres compliments. La première fois que je rendrai le pain bénit, je vous enverrai une brioche par la poste.

 

 

1 – Dupuits. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M.de Chenevières.

 

25 Mai 1768 (1).

 

 

          Il me semble, mon cher ami, qu’on a peu d’attention à la poste pour vos paquets. Non seulement je vous avais envoyé Quarante écus pour votre M. de Menand, mais je vous avais envoyé encore Quarante écus pour madame Denis, avec une lettre. Rien de tout cela n’est arrivé à bon port. Vous voyez qu’il y a des gens qui courent après les sommes les plus modiques. Je ne hasarde point de vous envoyer la Guerre, que vous demandez ; on l’imprime à Paris.

 

          Je sais, mon cher ami, que les gens qui parlent de tout sans rien savoir, gens qui sont en fort grand nombre, ont fait de beaux commentaires sur le voyage de ma nièce ; mais, puisque vous avez eu l’occasion de lui parler de moi, vous savez sans doute qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce qu’on a dit. Elle est allée à Paris pour raccommoder nos affaires, qu’une absence de quinze ans avait beaucoup délabrées ; malgré ce délabrement, je lui donne vingt mille francs de pension, et environ dix tant au reste de la famille qu’à madame Dupuits. Un vieillard comme moi à peu de besoins ; il faut qu’il ne vive que pour la retraite et pour la sobriété. Je suis honteux même du beau château que j’occupe. J’espère bientôt le vendre pour madame Denis, et me retirer dans un ermitage plus convenable à mon âge et à mon humeur. Je vous confie ma situation. Je compte sur votre amitié et sur celle de madame de Chevenièvres.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le Riche.

 

26 Mai 1768.

 

 

          Monsieur, j’ai reçu votre lettre du 20 de mai, par laquelle vous avez bien voulu me faire part de ce que vous ont écrit MM. les fermiers-généraux, touchant les salines de Franche-Comté et le sel qui peut venir en fraude de Genève. Je vois qu’il y a des gens très puissants et très riches qui, tout dessalés qu’ils sont, ne veulent pas que de pauvres citoyens salent leur soupe à leur fantaisie. Ces messieurs regardent comme un crime énorme qu’on ne leur demande pas humblement de leur sel. Ils prétendent que notre sel, quoique le plus ancien de tous et le moins mêlé de matières étrangères, ne vaut pas le diable. Ils disent que notre sel leur brûle les entrailles, quoique en effet il fasse beaucoup de bien à quantité d’honnêtes gens, et qu’il réussisse de plus en plus chez tous les grands cuisiniers de l’Europe, qui ne veulent plus en mettre d’autre dans leurs sauces. Je suis persuadé que les fermiers-généraux eux-mêmes ne mettent point d’autre sel sur leur table à leur petit couvert ; il y a même plusieurs ministres d’Etat qui en sont extrêmement friands.

 

          Nous avons eu depuis peu deux grands d’Espagne (1) et un ambassadeur qui allait à Madrid. Ils apportaient avec eux plus de vingt livres de ce sel, que le premier ministre d’Espagne aime passionnément. On n’en sert plus d’autre aujourd’hui chez les princes du Nord, et la contrebande en est même prodigieuse en Italie.

 

          Nous sommes très certains, monsieur, que les fermiers-généraux ne vous sauront point mauvais gré d’en avoir mangé un peu à votre déjeuner avec du beurre de Jériche. Nous nous flattons que les partisans du gros sel ont beau faire, ils ne pourront nous nuire. Ils crient comme des diables  « Si notre sel s’évanouit, avec quoi salera-t-on ? » mais en secret ils se servent eux-mêmes de notre sel, et n’en disent mot. Vous ne sauriez croire, monsieur, combien nous nous intéressons à votre tranquillité et à votre bonheur, indépendamment de toutes les salines et de toutes les salaisons de ce monde. Vous nous ferez un très sensible plaisir de nous informer du succès qu’aura eu votre réponse à messieurs des fermes générales. Toute la famille vous fait les plus tendres compliments ; personne, monsieur, ne vous est plus véritablement attaché que votre très humble et très obéissant serviteur. FRANC-SALÉ.

 

 

1 – Le marquis de Mora et le duc de Villa-Hermosa. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont. (1)

 

26 Mai 1768.

 

 

          Mon cher Cicéron, si vous n’êtes point à Canon, si vous êtes à Paris, si vous avez un moment de loisir, voulez-vous avoir la bonté de jeter les yeux sur ce mémoire ? On ne demande que deux mots, savoir si le procédé de B… est loyal, et si A… (2) serait du moins fondé à demander en justice la suppression de la dernière clause.

 

          Je respecte trop d’ailleurs vos occupations, et je m’intéresse trop à votre affaire de Canon pour vous demander autre chose que deux lignes signées de vous, et d’un ou deux confrères vos amis. Supposé que ce paquet vous trouve à Paris, je vous supplie d’envoyer ce mémoire, avec avis au bas, à M. Damilaville. Mes respects à madame de Canon, à cette respectable dame, à qui je suis attaché comme à vous, et à qui je regrette bien fort de ne point faire ma cour.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – De Brosses et Arouet (Voltaire). Le philosophe, songeant à vendre Ferney et à se retirer à Tournay, voulait faire annuler la clause du contrat passé avec de Brosses, par laquelle de Brosses devenait propriétaire de tous les meubles se trouvant à Tournay lors de la mort de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

A Ferney, 29 Mai 1768.

 

 

          Enfin, mon cher ami, si leurs altesses électorales le permettent, ce ne sera plus mon seul petit buste qui leur fera sa cour, ce sera moi-même, ou plutôt l’ombre de moi-même qui viendra se mettre à leurs pieds et vous embrasser de tout son cœur. Je serai libre au mois de juillet ; je ne serai plus le correcteur d’imprimerie des Cramer. J’ai rempli cette noble fonction quatorze ans avec honneur. Le scribendi cacoethes, qui est une maladie funeste, m’a consumé assez. Je veux avant de mourir remplir mon devoir, et jouir de quelque consolation ; celle de revoir Schwtzingen est ma passion dominante, je ne peux y aller que dans une saison brûlante, car telle est ma déplorable santé, qu’il faut que je fasse du feu dix mois de l’année. Franchement je ne suis pas fait pour la cour de monseigneur l’électeur ; il ne se chauffe jamais, il a toute la vigueur de la jeunesse : il dîne et soupe. Je suis mort au monde ; mais la reconnaissance et l’attachement pourront me ranimer. En un mot, mort ou vif, je vous embrasserai, mon cher ami, à la fin de juillet. Je suis bien vieux, mais mon cœur est encore tout neuf.

 

 

 

 

 

à M. Gay de Noblac.

 

30 Mai 1768.

 

 

          Vous écrivez, monsieur, à M. de Voltaire, par votre lettre du 19 mai, que vous avez fait un petit ouvrage sur sa Rétractation, et que vous le dédiez au chapitre de Saint-André. Il est trop malade pour avoir l’honneur de vous répondre. Je suis obligé de vous dire qu’il respecte fort le chapitre de Saint-André ; mais nous ne savons ici ce que c’est que cette rétractation prétendue. Les gazettes des pays étrangers sont souvent trompées par les nouvellistes de Paris, et trompent le public à leur tour : elles deviennent quelquefois les échos de la calomnie ; elles immolent les particuliers au public. M. de Voltaire, en s’acquittant le jour de Pâques, et trompent le public à leur tour : elles deviennent quelquefois les échos de la calomnie ; elles immolent les particuliers au public. M. de Voltaire, en s’acquittant le jour de Pâques, dans sa paroisse, d’un devoir auquel personne ne manque dans ce diocèse, entouré de protestants, avertit les assistants du danger de la reine, et fit prier Dieu pour elle. Il donna aussi quelques ordres qui regardaient la police. C’est sur cela, monsieur, que quelques plaisants de Paris ont écrit qu’il avait fait un sermon. Qui n’a jamais rien écrit contre ce qu’il doit respecter n’a point de rétractation à faire. Il sait, monsieur, que des jeunes gens inconsidérés mettent tous les jours sous son nom des brochures qu’il ne lit point. Son âge de soixante-quinze ans devrait le mettre à l’abri de ces imposteurs. Occupé dans la plus profonde retraite du soin de soulager ses vassaux et de défricher des campagnes incultes, il n’a jamais daigné seulement confondre ces bruits populaires ; et moi, monsieur, je dois taire ce qu’il ne fait pas. Toute la province rend depuis douze ans le même témoignage que moi. Il n’appartient qu’à ses calomniateurs de se rétracter. On doit laisser les citoyens en repos, et surtout un homme de son âge. Il m’a dit qu’il vous remerciait de vos intentions, mais qu’il vous serait encore plus obligé de votre silence. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

 

 

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