CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 16
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
22 Avril 1768.
Mon divin ange, mes raisons pour avoir changé ma table ouverte contre la sainte table pourront ennuyer un excommunié comme vous ; mais je me crois dans la nécessité de vous les dire. Premièrement, c’est un devoir que j’ai rempli avec madame Denis une fois ou deux (1), si je m’en souviens bien.
Secondement, il n’en est pas d’un pauvre agriculteur comme de vous autre seigneurs parisiens, qui en êtes quittes pour vous aller promener aux Tuileries à midi. Il faut que je rende le pain bénit en personne dans ma paroisse ; je me trouve seul de ma bande contre deux cent cinquante consciences timorées ; et, quand il n’en coûte qu’une cérémonie prescrite par les lois pour les édifier, il ne faut pas s’en faire deux cent cinquante ennemis.
3°/ Je me trouve entre deux évêques qui sont du quatorzième siècle et il faut hurler avec ces sacrés loups.
4°/ Il faut être bien avec son curé, fût-il un imbécile ou un fripon, et il n’y a aucune précaution que je ne doive prendre, après la lettre de l’avocat Caze.
5°/ Soyez très sûr que, si je vois passer une procession de capucins, j’irai au-devant d’elle chapeau bas, pendant la plus forte ondée.
6°/ M. Hennin, résident à Genève, a trouvé un aumônier tout établi ; il le garde par faiblesse. Ce prêtre est un des plus détestables et des plus insolents coquins qui soient dans la canaille à tonsure. Il se fait l’espion de l’évêque d’Orléans, de l’évêque d’Annecy, et de l’évêque de Saint-Claude. Le résident n’ayant pas le courage de le chasser, il faut que j’aie le courage de le faire taire.
7°/ Puisque l’on s’obstine à m’imputer les ouvrages de Saint-Hyacinthe, de l’ex-capucin Maubert, de l’ex-mathurin du Laurens, et du sieur Robinet, tous gens qui ne communient pas, je veux communier ; et si j’étais dans Abbeville je communierais tous les quinze jours.
8°/ On ne peut me reprocher d’hypocrisie, puisque je n’ai aucune prétention.
9°/ Je vous demande en grâce de brûler mes raisons après les avoir approuvées ou condamnées. J’aime beaucoup mieux être brûlé par vous qu’au pied du grand escalier.
Je rends de très sincères actions de grâces à la nature, et au médecin qui l’a secondée, d’avoir enfin rendu la santé à madame d’Argental.
Je vous amuserai probablement, par la première poste, de la Guerre de Genève, imprimée à Besançon : c’est un ouvrage, à mon gré, très honnête et qui ne peut déplaire dans le monde qu’à deux ou trois mille personnes ; encore sont-elles obligées de rire.
Je suis hibou, je l’avoue, mais je ne laisse pas de m’égayer quelquefois dans mon trou ; ce qui diminue les maux dont je suis accablé : c’est une recette excellente.
Je suis comme votre ville de Paris : je n’ai plus de théâtre. Je donne à mon curé les aubes des prêtres de Sémiramis ; il faut faire une fin. Je me suis retiré sans pension du roi, dans ma soixante-quinzième année. Je ne compte pas égaler les jours de Moncrif ; mais si j’ai les moyens de plaire (2) à mes deux anges, je me croirai pour le moins aussi heureux que lui. Je me mets à l’ombre de vos ailes, avec une vivacité de sentiments qui n’est pas d’un vieillard.
1 – A Colmar, et en 1761 à Ferney. (G.A.)
2 – Moncrif est auteur d’Essais sur les moyens de plaire. (G.A.)
à M. Paulet.
Ferney, 22 Avril 1768.
Je crois, monsieur, que don Quichotte n’avait pas lu plus de livres de chevalerie que j’en ai lu de médecine. Je suis né faible et malade, et je ressemble aux gens qui, ayant d’anciens procès de famille, passent leur vie à feuilleter les jurisconsultes, sans pouvoir finir leur procès.
Il y a environ soixante-quatorze ans que je soutiens comme je peux mon procès contre la nature. J’ai gagné un grand incident, puisque je suis encore en vie ; mais j’ai perdu tous les autres, ayant toujours vécu dans les souffrances.
De tous les livres que j’ai lus, il n’y en a point qui m’ait plus intéressé que le vôtre (1). Je vous suis très obligé de m’avoir fait faire connaissance avec Rhasès. Nous étions de grands ignorants et de misérables barbares, quand ces Arabes se décrassaient. Nous nous sommes formés bien tard en tout genre, mais nous avons regagné le temps perdu ; votre livre surtout en est un bon témoignage. Il m’a beaucoup instruit ; mais j’ai encore quelques petits scrupules sur la patrie de la petite-vérole.
J’avais toujours pensé qu’elle était native de l’Arabie-Déserte, et cousine-germaine de la lèpre, qui appartenait de droit au peuple juif, peuple le plus infecté en tout genre qui ait jamais été sur notre malheureux globe.
Si la petite vérole était native d’Egypte, je ne vois pas comment les troupes de Marc-Antoine, d’Auguste, et de ses successeurs, ne l’auraient pas apportée à Rome. Presque tous les Romains eurent des domestiques égyptiens, verna Canopi ; ils n’eurent jamais d’Arabes. Les Arabes restèrent presque toujours dans leur grande presqu’île jusqu’au temps de Mahomet. Ce fut dans ce temps-là que la petite-vérole commença à être connue. Voilà mes raisons ; mais je me défie d’elles, puisque vous pensez différemment.
Vous m’avez convaincu, monsieur, que l’extirpation serait très préférable à l’inoculation. La difficulté est de pouvoir attacher la sonnette au cou du chat. Je ne crois pas les princes de l’Europe assez sages pour faire une ligue offensive et défensive contre ce fléau du genre humain ; mais, si vous parvenez à obtenir des parlements du royaume qu’ils rendent quelques arrêts contre la petite-vérole, je vous prierai aussi (sans aucun intérêt) de présenter requête contre sa grosse sœur. Vous savez que le parlement de Paris condamna, en 1496, tous les vérolés qui se trouveraient dans la banlieue à être pendus. J’avoue que cette jurisprudence était fort sage, mais elle était un peu dure et d’une exécution difficile, surtout avec le clergé, qui en aurait appelé ad apostolos.
Je ne sais laquelle de ces deux demoiselles a fait le plus de mal au genre humain ; mais la grosse sœur me paraît cent fois plus absurde que l’autre. C’est un si énorme ridicule de la nature d’empoisonner les sources de la génération, que je ne sais plus où j’en suis quand je fais l’éloge de cette bonne mère. La nature est très aimable et très respectable sans doute, mais elle a des enfants bien infâmes.
Je conçois bien que si tous les gouvernements de l’Europe s’entendaient ensemble, ils pourraient à toute force diminuer un peu l’empire des deux sœurs. Nous avons actuellement en Europe plus de douze cent mille hommes qui montent la garde en pleine paix ; si on les employait à extirper les deux virus qui désolent le genre humain, ils seraient du moins bons à quelque chose ; on pourrait même leur donner encore à combattre le scorbut, les fièvres pourprées, et tant d’autres faveurs de ce genre que la nature nous a faites.
Vous avez dans Paris un Hôtel-Dieu où règne une contagion éternelle, où les malades, entassés les uns sur les autres, se donnent réciproquement la peste et la mort. Vous avez des boucheries dans de petites rues sans issue, qui répandent en été une odeur cadavéreuse, capable d’empoisonner tout un quartier. Les exhalaisons des morts tuent les vivants dans vos églises, et les charniers des Innocents, ou de Saint-Innocent, sont encore un témoignage de barbarie qui nous met fort au-dessous des Hottentots et des Nègres : cependant personne ne pense à remédier à ces abominables abus. Une partie des citoyens ne pense qu’à l’opéra-comique, et la Sorbonne n’est occupée qu’à condamner Bélisaire, et à damner l’empereur Marc-Antonin.
Nous serons longtemps fous et insensibles au bien public. On fait de temps en temps quelques efforts, et on s’en lasse le lendemain. La constance, le nombre d’hommes nécessaire, et l’argent, manquent pour tous les grands établissements. Chacun vit pour soi : Sauve qui peut ! est la devise de chaque particulier. Plus les hommes sont inattentifs à leur plus grand intérêt, plus vos idées patriotiques m’ont inspiré d’estime. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Histoire de la petite vérole, avec les moyens d’en préserver les enfants et de l’anéantir en France, avec la traduction du traité de Rhasès, traduit de l’arabe. (G.A.)
à M. Dupont.
A Ferney, 26 Avril 1768.
Plût à Dieu, mon cher ami, que je fusse en état d’aller vers le pôle arctique dans ma soixante-quinzième année ! je ne ferais pas assurément le voyage, mais je ne serais pas fâché d’être en état de le faire. Vous verrez peut-être bientôt un petit poème intitulé la Guerre de Genève, dans laquelle il est dit que la Renommée porte trois cornets à bouquin : l’un pour le vrai, que personne n’entend, l’autre pour l’incertain et le troisième pour le faux, que tout le monde répète. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’apprends que M. de Klinglin s’est retiré ; je vous prie de lui présenter mes respects ; je lui souhaite, ainsi qu’à madame de Klingin, la vie la plus longue et la plus heureuse.
J’ai toujours avec moi votre ancien camarade Adam. Madame Denis est allée à Paris pour des affaires qui l’y retiendront probablement un an ou deux. L’agriculture et les lettres partagent ma vie ; j’ai auprès de moi un avocat philosophe (1) ; ils le sont presque tous aujourd’hui. Il s’est fait une furieuse révolution dans les esprits depuis une quinzaine d’années ; les prêtres obéiront à la fin aux lois comme les chétifs seigneurs de paroisse : je me flatte que mons de Porentruy n’est pas despotique dans la Haute-Alsace.
Adieu, mon cher ami, je vous embrasse bien tendrement.
1 – Christin. (G.A.)
Au Gazetier d’Avignon.
J’ai lu, monsieur, dans votre gazette, l’histoire de ma conversion, opérée par la grâce et par un ex-jésuite, qui m’a, dit-on, confessé et traîné au pied des autels. Plusieurs autres papiers publics y ont ajouté que j’avais une lettre de cachet pour pénitence ; d’autres sont entrées dans des détails de ma famille ; d’autres ont parlé d’un beau sermon que j’ai fait dans l’église. Tout cela pourrait servir à établir le pyrrhonisme de l’histoire. Ceux qui écrivent de Paris ces nouvelles, très ignorées dans mon pays, ne sont pas apparemment mes amis, et vous savez que des succès vains et passagers dans les belles-lettres attirent toujours beaucoup d’ennemis très implacables.
Je puis assurer que l’ex-jésuite retiré chez moi n’a jamais été mon confesseur, que je n’ai jamais eu la moindre part à la foule d’écrits qu’on se plaît à m’attribuer ; que je n’ai parlé dans ma paroisse, en rendant le pain bénit, que pour avertir d’un vol qu’on faisait dans ce temps-là même à mes paroissiens, et surtout pour avertir qu’il fallait prier tous les dimanches pour la santé de la reine, dont on ignorait la maladie dans mes déserts.
Enfin, monsieur, pour vous prouver la fausseté de tout ce qu’on a imprimé dans vingt gazettes, d’après les bulletins de Paris, je me vois forcé de publier l’attestation ci-jointe (1), que j’ai eu la précaution d’accepter depuis trois ans, pour confondre les calomniateurs qui me persécutent depuis plus de trente.
Le tout signé par deux curés, par les syndics de la noblesse et de la province, par des prêtres, des gradués, par les habitants, etc., collationné par un notaire royal, et déposé au contrôle de Gex.
Je ne publie pas cette déclaration dans l’espérance de désarmer l’envie et l’imposture ; mais je la dois à la vérité, à mes amis, à ma famille qui sert le roi dans ses armées et dans les premiers tribunaux du royaume, et à la charge que sa majesté a bien voulu me conserver auprès de sa personne. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Voyez plus loin. (G.A.)
à M. l’Évêque d’Annecy.
29 Avril 1768.
Monseigneur, votre seconde lettre (1) m’étonne encore plus que la première. Je ne sais quels faux rapports ont pu m’attirer tant d’aigreur de votre part. On soupçonne beaucoup un nommé Ancian, curé du village de Moens qui eut un procès criminel au parlement de Dijon en 1761, procès dans lequel je lui rendis service, en portant les parties qui le poursuivaient à se contenter d’un dédommagement de quinze cents livres, et du paiement des frais. On prétend que l’official de Gex se plaint de ce que les citoyens contre lesquels il plaide pour les dîmes se sont adressés à moi. Il est vrai qu’ils m’ont demandé mes bons offices ; mais je ne me suis point mêlé de cette affaire, attendu que l’Eglise étant mineure, il est malheureusement difficile d’accommoder un tel procès à l’amiable. J’ai transigé avec mon curé dans un cas à peu près semblable ; mais c’est en lui donnant beaucoup plus qu’il ne demandait : ainsi je ne puis le soupçonner de m’avoir calomnié auprès de vous. Pour les autres procès entre mes voisins, je les ai tous assoupis : je ne vois donc pas que j’aie donné lieu à personne, dans le pays de Gex, de vous écrire contre moi.
Je sais que tout Genève accuse l’aumônier de la résidence (2), dont j’ignore le nom, d’écrire de tous côtés, de semer partout la calomnie ; mais à Dieu ne plaise que je lui impute de faire un métier si infâme, sans avoir les preuves les plus convaincantes ! Il vaut mieux mille fois se taire et souffrir, que de troubler la paix par des plaintes hasardées. Mais en établissant cette paix précieuse dans mon voisinage, j’ai cru, depuis longtemps, devoir me la procurer à moi-même.
MM. les syndics des états du pays, les curés de mes terres, un juge civil, un supérieur de maison religieuse, étant un jour chez moi, et étant indignés des calomnies qu’on croyait alors répandues par le curé Ancian, pour prix de l’avoir tiré des mains de la justice, me signèrent un certificat qui détruisait ces impostures (3).
J’ai l’honneur de vous envoyer cette pièce authentique, conforme à l’original. J’en envoie une autre copie à M. le premier président du parlement de Bourgogne, et à M. le procureur général, afin de prévenir l’effet des manœuvres qui auraient pu surprendre votre candeur et votre équité. Vous verrez combien il est faux que les devoirs dont il est question n’aient été remplis que cette année. Vous serez indigné, sans doute, qu’on ait osé vous en imposer si grossièrement.
Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui ont osé ourdir cette trame odieuse. Je me borne à les empêcher de nuire, sans vouloir leur nuire jamais, et je vous réponds bien que la paix, qui est mon perpétuel objet, n’en sera point altérée dans mes terres.
Les bagatelles littéraires n’ont aucun rapport avec les devoirs du citoyen et du chrétien ; les belles-lettres ne sont qu’un amusement. La bienfaisance, la piété solide et non superstitieuse, l’amour du prochain, la résignation à Dieu, doivent être les principales occupations de tout homme qui pense sérieusement. Je tâche, autant que je puis, de remplir toutes ces obligations dans ma retraite, que je rends tous les jours plus profonde. Mais ma faiblesse répondant mal à mes efforts, je m’anéantis encore une fois, avec vous, devant la Providence divine, sachant qu’on n’apporte devant Dieu que trois choses qui ne peuvent entrer dans son immensité, notre néant, nos fautes, et notre repentir.
Je me recommande à vos prières autant qu’à votre équité. J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.
1 – Le prêtre avait répliqué le 26 Avril. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à d’Argental du 22 Avril. (G.A.)
3 – Copie authentique de l’attestation des états du pays de Gex, signée par le notaire Raffoz, le 28 avril 1765, contrôlée à Gex le même jour, signée LACHAUX.
Nous soussignés certifions que M de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, seigneur de Ferney et Tournay, au pays de Gex, près de Genève, a non seulement rempli les devoirs de la religion catholique dans la paroisse de Ferney, où il réside, mais qu’il a fait bâtir et orner l’église à ses dépens ; qu’il a entretenu un maître d’école ; qu’il a défriché à ses frais les terres incultes de plusieurs habitants ; a mis ceux qui n’avaient point de charrue en état d’en avoir, leur a bâti des maisons, leur a concédé des terrains, et que Ferney est aujourd’hui plus peuplé du double qu’il ne l’était avant qu’il en prît possession ; qu’il n’a refusé ses secours à aucun des habitants du voisinage. Requis de rendre de témoignage, nous le donnons comme la plus exacte vérité. Signé : GROS, curé ; SAUVAGE DE VERNY, syndic de la noblesse ; FABRY, premier syndic général et subdélégué de l’intendance ; CHRISTIN, avocat ; DAVID, prieur des carmes ; ADAM, prêtre, et FOURNIER, curé.