CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 15

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à M. Chardon.

 

A Ferney, 11 Avril 1768.

 

 

          Il faut, monsieur, que je vous parle avec la plus grande confiance, et très ouvertement, quoique par la poste. Je n’ai pas assurément la moindre part à la plaisanterie au gros sel intitulée le Catéchumène. Il y a des choses assez joliment tournées ; mais je serais fâché de l’avoir faite, soit pour le fond, soit pour la forme. Ce Catéchumène est tout étonné de voir un temple : il demande pourquoi ce temple a des portes, et pourquoi ces portes ont des serrures. D’où vient-il donc ? quelle est la nation policée sur la terre qui n’ait pas de temple, et quel temple est sans portes ? Je me flatte que vous ne me croirez pas capable d’une pareille ineptie.

 

          La Hollande est infectée, depuis quelques années, de plusieurs moines défroqués, capucins, cordeliers, mathurins, que Marc-Michel Rey, d’Amsterdam, fait travailler à tant la feuille, et qui écrivent tant qu’ils peuvent contre la religion romaine, pour avoir du pain. Il y a surtout un nommé Maubert qui a inondé l’Europe de brochures dans ce goût. C’est lui qui a fait le petit livre des Trois Imposteurs, ouvrage assez insipide, que Marc-Michel Rey donne impudemment pour une traduction du prétendu livre de l’empereur Frédéric II.

 

          Il y a un théatin (1) qui a conservé son nom de du Laurens, qui est assez facétieux, et qui d’ailleurs est fort instruit. Il est auteur du Compère Matthieu, ouvrage dans le goût de Rabelais, dont le commencement est assez plaisant et la fin détestable.

 

          Les libraires qui débitent tous ces livres me font l’honneur de me les attribuer pour les mieux vendre. Je paie bien cher les intérêts de ma petite réputation. Non seulement on m’impute ces ouvrages, mais quelques gazettes même les annoncent sous mon nom. Ce brigandage est intolérable, et peut avoir des suites funestes. Vous savez qu’il y a des gens à la cour qui ont plus de mauvaise volonté que de goût ; vous savez combien il est aisé de nuire : il n’est pas juste qu’à l’âge de soixante-quatorze ans ma vieillesse, accablée de maladies, le soit encore par des calomnies si cruelles.

 

          Je compte assez sur l’amitié dont vous m’honorez pour être sûr que vous détruirez, autant qu’il est en vous, ces bruits odieux.

 

          M. Damilaville, mon ami, pour qui vous avez de la bienveillance, vous certifiera que le Catéchumène n’est point de moi ; et quand vous serez parfaitement instruit de l’injustice qu’on me fait, vous en aurez plus de courage pour la réfuter.

 

          Je ne perds point de vue les commissions que vous avez bien voulu me donner : elles seront faites avec tout l’empressement que j’ai de vous plaire : ma mauvaise santé ne m’a pas encore permis de sortir ; mais, dès que j’aurai un peu plus de forces, mon premier devoir sera de vous obéir. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Ou plutôt un mathurin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’Évêque d’Annecy.

 

A Ferney, 15 Avril 1768.

 

 

          Monseigneur, j’aurais dû répondre sur-le-champ à la lettre dont vous m’avez honoré (1), si mes maladies me l’avaient permis.

 

          Cette lettre me cause beaucoup de satisfaction, mais elle m’a un peu étonné. Comment pouvez-vous me savoir gré de remplir les devoirs dont tout seigneur doit donner l’exemple dans ses terres, dont aucun chrétien ne doit se dispenser, et que j’ai si souvent remplis ? Ce n’est pas assez d’arracher ses vassaux aux horreurs de la pauvreté, d’encourager leurs mariages, de contribuer, autant qu’on le peut, à leur bonheur temporel, il faut encore les édifier ; et il serait bien extraordinaire qu’un seigneur de paroisse ne fît pas, dans l’église qu’il a bâtie, ce que font tous les prétendus réformés dans leurs temples, à leur manière.

 

          Je ne mérite pas assurément les compliments que vous voulez bien me faire, de même que je n’ai jamais mérité les calomnies des insectes de la littérature, qui sont méprisés de tous les honnêtes gens, et qui doivent être ignorés d’un homme de votre caractère. Je dois mépriser les impostures, sans pourtant haïr les imposteurs. Plus on avance en âge, plus il faut écarter de son cœur tout ce qui pourrait l’aigrir ; et le meilleur parti qu’on puisse prendre contre la calomnie, c’est de l’oublier. Chaque homme doit des sacrifices, chaque homme sait que tous les petits incidents qui peuvent troubler cette vie passagère se perdent dans l’éternité, et que la résignation à Dieu, l’amour de son prochain, la justice, la bienfaisance, sont les seules choses qui nous restent devant le Créateur des temps et de tous les êtres. Sans cette vertu que Cicéron appelle charitas generis humani, l’homme n’est que l’ennemi de l’homme ; il n’est que l’esclave de l’amour-propre, des vaines grandeurs, des distinctions frivoles, de l’orgueil, de l’avarice, et de toutes les passions. Mais s’il fait le bien pour l’amour du bien même, si ce devoir (épuré et consacré par le christianisme) domine dans son cœur, il peut espérer que Dieu, devant qui tous les hommes sont égaux, ne rejettera pas des sentiments dont il est la source éternelle. Je m’anéantis avec vous devant lui, et, n’oubliant pas les formules introduites chez les hommes, j’ai l’honneur d’être avec respect, etc.

 

P.S.- Vous êtes trop instruit pour ignorer qu’en France un seigneur de paroisse doit, en rendant le pain bénit, instruire ses vassaux d’un vol commis dans ce temps-là même avec effraction, et y pourvoir incontinent, de même qu’il doit avertir si le feu prend à quelques maisons du village, et faire venir de l’eau. Ce sont des affaires de police qui sont de son ressort.

 

 

1 – Le prêtre lui avait écrit, le 11 avril, pour le blâmer d’avoir fait ses pâques, et d’avoir prêché à cette occasion. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gros, curé de Ferney. (1)

 

 

 

          Je prie M. le curé d’avertir les paroissiens qu’on s’est plaint au parlement de Dijon des indécences et des excès qui se commettent quelquefois dans les cabarets à Ferney.

 

          Les remontrances de M. le curé mettront fin à ces plaintes ; il inspirera le respect pour la religion et pour les mœurs.

 

 

1 – C’était un ivrogne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. d’Ammon.

 

15 Avril 1768.

 

 

          Je suis plus étonné, monsieur, du souvenir dont vous m’honorez, que de vous voir entreprendre un ouvrage utile (1). La vieillesse de mon corps et de mon esprit ne me permet pas de vous être du moindre secours ; mais elle ne m’empêche pas de sentir vivement tous les droits que vous avez à mon estime. Des généalogies raisonnées, sobrement enrichies de faits intéressants, et ornées des caractères des principaux personnages, peuvent fournir sans doute un ouvrage utile à tous les hommes d’Etat, et agréable pour tous lecteurs.

 

          J’avoue que le nombre des aïeux que vous faites monter, dans seize générations, à cent trente et un mille soixante-onze personnes, passe mes connaissances. Je ne conçois pas comment on peut avoir des générations en nombre impair, à moins que quelque grand’mère ne se soit avisée d’accoucher sans qu’aucun homme s’en mêlât : ce qui n’est arrivé, ce me semble, qu’à la Vierge, dans l’Ecriture, et à Junon, dans la Fable.

 

          Je ne sais si je me trompe ; mais il me semble que tout homme, soit charbonnier, soit empereur, doit compter, dans seize quartiers de père et de mère, cent neuf mille six cent seize personnes, tant mâles que femelles. C’est à vous à voir si mon compte est juste. Je vous souhaite autant de pistoles que vous trouverez d’aïeux.

 

          J’ignore pourquoi vous dites que le maréchal de Belle-Isle fut le premier homme titré qui accepta la place de secrétaire d’Etat. Avant lui, sous Louis XIV, pendant la régence, le maréchal de La Meilleraie, le duc de La Vieuville, avaient gouverné les finances. Le maréchal d’Ancre, le comte de Schomberg, le connétable de Luynes, avaient signé comme secrétaires d’Etat. Le cardinal de Richelieu fut secrétaire d’Etat, étant évêque de Luçon ; le marquis d’O, le comte de Sancy, le duc de Sully, avaient des patentes de secrétaires d’Etat, et gouvernèrent l’Etat sous Henri IV ; et il fallait être reçu secrétaire du roi pour signer en son nom.

 

          Vous me paraissez, monsieur, un très bon chrétien, de ne compter que cent soixante-quatorze générations parmi les hommes. Les peuples de l’Orient ne s’accommoderaient pas de ce calcul ; et la Bible qu’on appelle des Septante pourrait bien contredire un peu la Bible dite la Vulgate. Vous et moi nous les respectons toutes deux également, sans prétendre à l’honneur de les concilier.

 

          Puisque nous en sommes sur l’exactitude des faits je vous dirai que, quoique je sois très ancien par mon âge, je ne suis pas ancien gentilhomme ordinaire de la chambre du roi très chrétien.

 

          Le roi m’a conservé cette place ; je ne perdis que celle d’historiographe, lorsque j’allai à Berlin ; mais je suis dans un âge où l’on est très peu sensible à ces joujoux.

 

          Madame Denis est à Paris, et je suis assez heureux pour être en état de lui faire la même pension que le roi de Prusse daignait me faire quand j’étais votre camarade ; s’il y a quelque chose que je regrette, c’est de ne plus l’être.

 

          J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Généalogie ascendante jusqu’au 4° degré inclusivement de tous les rois et princes des maisons souveraines de l’Europe actuellement vivants, réduite en CXIV de XVI quartiers composée selon les principes du blason, Berlin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le Clerc de Montmercy.

 

16 Avril 1768 (1).

 

 

          Plus j’avance en âge monsieur, et plus j’aime la philosophie et les philosophes ; jugez si j’ai conservé pour vous les sentiments d’une véritable amitié. Tout ce que vous m’avez jamais écrit a été conforme à ma manière de penser, excepté les éloges dont vous me comblez, éloges dont je suis redevable à votre seule indulgence.

 

          Il est triste que, tandis que la raison élève sa voix dans presque toute l’Europe, le fanatisme fasse toujours entendre ses cris dans Paris. Les honnêtes gens se taisent, ou sont persécutés ; les fripons sont récompensés. Je fais plus de cas d’un philosophe comme vous, qui honore la médiocrité de sa fortune, que d’un hypocrite nageant dans l’opulence et se pavanant dans sa fausse grandeur. Comptez que je vous suis bien véritablement attaché.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

16 Avril 1768.

 

 

          Je crains bien, mon cher ami, d’avoir été trop sévère et même un peu dur dans mes remarques sur Eudoxie ; mais, avant l’impression, il faut se rendre extrêmement difficile, après quoi on n’est plus qu’indulgent, et on soutient avec chaleur la cause qu’on a crue douteuse dans le secret du cabinet. C’est ainsi que mon amitié est faite : plus mes critiques sont sévères, plus vous devez voir combien je m’intéresse à vous.

 

          Je n’ai pas encore profité de vos conseils auprès de M. de Sartines. J’ai craint que l’Homme aux quarante écus et la Princesse de Babylone ne fussent pas des ouvrages assez sérieux pour être présentés à un magistrat continuellement chargé des détails les plus importants. Je lui réserve le Siècle de Louis XIV, dont on fait une nouvelle édition, augmentée d’un grand tiers. J’espère que le catalogue raisonné des artistes et des gens de lettres ne vous déplaira pas ; c’est par là que je commence : car c’est le Siècle de Louis XIV que j’écris, plutôt que la vie de ce monarque ; et vous pensez avec moi que la gloire de ces temps illustres est due principalement aux beaux-arts. Il ne reste souvent d’une bataille qu’un confus souvenir : les arts seuls vont à l’immortalité.

 

          Il est assez désagréable, lorsque je suis uniquement occupé d’un ouvrage que j’ose dire si important, qu’on ne cesse de m’attribuer les ouvrages du mathurin du Laurens et les insolences bataviques de Marc-Michel Rey, et je ne sais quel Catéchumène qui est tout étonné de trouver des temples chez des peuples policés, et le petit livre des Trois Imposteurs, tant de fois renouvelé et tant de fois méprisé, et cent autres brochures pareilles qu’un homme qui écrirait aussi vite qu’Esdras ne pourrait composer en deux années. Il se trouve toujours des gens charitables et nullement absurdes qui favorisent ces calomnies, qui les répandent à la cour avec un zèle très dévot : Dieu les bénisse ! mais Dieu nous préserve d’eux !

 

          Je crois la très désagréable aventure (1) de La Harpe entièrement oubliée ; car il faut bien que de telles misères n’aient qu’un temps fort court. Pour moi, je n’y songe plus du tout.

 

          Oui, mon très aimable ami, je suis sensible ; mais c’est à l’amitié que je le suis. Je plains notre cher pandorien (2) du fond de mon cœur ; mais ce qu’il m’a mandé me donne bonne opinion de son procès (3). Il est clair qu’il a affaire à un coquin hypocrite. Tous les honnêtes gens seront donc pour lui, et, quoi qu’on dise, il y en a beaucoup en France.

 

          Je vous embrasse le plus tendrement du monde.

 

 

1 – Le vol des manuscrits. (G.A.)

2 – La Borde. (G.A.)

3 – Voyez l’Affaire Claustre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de la Touraille.

 

A Ferney, le 20 Avril 1768.

 

 

          Je vois, monsieur, que les Parisiens jouissent d’une heureuse oisiveté, puisqu’ils daignent s’amuser de ce qui se passe sur les frontières de la Suisse, au pied des Alpes et du mont Jura. Je ne conçois pas comment la chose la plus simple, la plus ordinaire, et que je fais tous les ans, a pu causer la moindre surprise. Je suis persuadé que vous en faites autant dans vos terres, quand vous y êtes. Il n’y a personne qui ne doive cet exemple à sa paroisse ; et si quelquefois dans Paris le mouvement des affaires, ou d’autres considérations, obligent à différer ces cérémonies prescrites, nous n’avons point à la campagne de pareilles excuses. Je ne suis qu’un agriculteur, et je n’ai nul prétexte de m’écarter des règles auxquelles ils sont tous assujettis. L’innocence de leur vie champêtre serait justement effrayée, si je n’agissais pas et si je ne pensais pas comme eux. Nos déserts, qui devraient nous dérober au public de Paris, ne nous ont jamais dérobés à nos devoirs. Nous avons fait à Dieu dans nos hameaux, les mêmes prières pour la santé de la reine que dans la capitale, avec moins d’éclat sans doute, mais non pas avec moins de zèle. Dieu a écouté nos prières comme les vôtres, et nous avons appris, avec autant de joie que vous, le retour d’une santé si précieuse.

 

 

 

 

 

 

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