CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 13

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 13

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à M. Panckoucke.

 

A Ferney, mars 1768.

 

 

          En vous remerciant, monsieur, de votre lettre et de votre beau présent (1), qui ornerait le cabinet d’un curieux. Vous vous êtes chargé d’un livre qui ne se débitera pas si bien (2). Je vous en ai averti dans un petit prologue de la Guerre de Genève, qui n’est pas encore parvenu jusqu’à vous. Les goûts changent aisément en France. On peut aimer Henri IV sans aimer la Henriade. On peut vendre des ornements à la grecque, sans débiter Mérope et Oreste, toutes grecques que sont ces tragédies.

 

Et Gombaud tant loué garde encor la boutique.

 

Art poét., ch. IV.

 

          Si j’avais un conseil à vous donner, ce serait de modérer un peu l’ancien prix établi à Genève, mais de ne point jeter à la tête une édition qu’alors on jette à ses pieds. Il faut que les chalands demandent, et non pas qu’on leur offre. Les filles qui viennent se présenter sont mal payées ; celles qui sont difficiles font fortune ; c’est l’a b c de la profession : imitez les filles, soyez modeste pour être riche. Interim je vous embrasse, et suis de tout mon cœur, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Les Œuvres de Buffon. (K.)

2 – L’édition in-4° des Œuvres de l’auteur, que M. Panckoucke venait d’acquérir de MM. Cramer de Genève. (K.)

 

 

 

 

 

à M. le duc de Choiseul.

 

1er Avril 1768.

 

 

          Mon protecteur, ceci s’adresse au ministre de paix. Vous avez la bonté de m’accorder quelques éclaircissements sur le Siècle de Louis XIV. Tout ce qui regarde la cruelle guerre est imprimé. Je n’ai plus qu’un seul petit objet de curiosité sur une tracasserie ecclésiastique en cour de Rome. Mon protecteur connaît ce pays-là.

 

          Il y avait, en 1699, un birbone, un furfante, un malandrino nommé Giori, espion de son métier, prenant de l’argent à toute main, et en donnant partie ad alcuni ragazzi ; quelle buggerone trahissait le cardinal de Bouillon en recevant ses présents : il fut la cause de tous les malheurs de ce cardinal. Il doit y avoir deux ou trois lettres de ce maraud, écrites en février et mars 1699, à M. de Torcy. Si vous vouliez, monseigneur, en gratifier ma curiosité, je vous serais fort obligé.

 

          Y aurait-il encore de l’indiscrétion à vous demander la Relation de la colique néphrétique de cet ivrogne de Pierre III, adorateur du roi de Prusse, écrite par M. de Rulhière (1), secrétaire du baron de Breteuil ? Cette relation est entre les mains de plusieurs personnes, et n’est plus un secret. Tout ce que je sais, aussi certainement qu’on peut savoir quelque chose, c’est-à-dire en doutant, c’est que Pierre III n’aurait point eu la colique s’il n’avait dit un jour à un Orlof, en voyant faire l’exercice aux gardes Préobazinski : « Voilà une belle troupe ; mais je ferais fuir tous ces gens-là comme des gredins, si j’étais à la tête de cinquante Prussiens. »

 

          Je vous jure, mon protecteur, que ma Catherine ne m’a pas dit un mot de cette colique, quoiqu’elle ait eu la bonté de me mander tout le bien qu’elle fait dans ses vastes Etats. Je ne lui ai point écrit :

 

Ninus, en vous chassant de son lit et du trône,

En vous perdant, madame, eût perdu Babylone.

Pour le bien des mortels vous prévîntes ses coups ;

Babylone et la terre avaient besoin de vous :

Et quinze ans de vertus et de travaux utiles,

Les arides déserts par vous rendus fertiles,

Les sauvages humains soumis au frein des lois,

Les arts dans nos cités naissant à votre voix,

Ces hardis monuments, que l’univers admire,

Les acclamations de ce puissant empire,

Sont autant de témoins, dont le cri glorieux

A déposé pour vous au tribunal des dieux.

 

Sémir., act. I, sc. V.

 

Elle n’a pas même fait jouer Semiramis une seule fois à Moscou. Cependant je ne la crois pas si coupable qu’on le dit ; mais si vous daignez m’envoyer la petite relation, je vous jure, foi de votre créature, de n’en jamais faire le moindre usage.

 

          Je ne me suis pas encore fait chartreux, attendu que je suis trop bavard, mais je fais régulièrement mes pâques, et je mets aux pieds du crucifix toutes les calomnies fréroniques et pompignantes qui m’imputent toutes les gentillesses anti-dévotes que Mars-Michel imprime depuis trois ou quatre ans, dans Amsterdam, contre les plus pures lumières de la théologie. Il y a deux ou trois coquins défroqués qui travaillent, sans relâche, à l’œuvre du démon.

 

          Mais sérieusement vous m’avouerez qu’il serait bien injuste d’imaginer qu’un radoteur de soixante-quatorze ans, occupé du Siècle de Louis XIV, de mauvaises tragédies, de mauvaises comédies, d’établir une fortune de quarante écus (2), de suivre dans ses voyages une Princesse de Babylone, et de faire continuellement des expériences d’agriculture, eût le temps et la volonté de barboter dans la théologie.

 

Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.

 

Tart., act. V, sc. III.

 

          Les envieux ont eu beau jeu. Une nièce qui va à Paris quand un oncle est à la campagne est une merveilleuse nouvelle : mais le fait est que nos affaires étant fort délabrées par le manque de mémoire de plusieurs illustres débiteurs grands seigneurs, tant français qu’allemands, je me suis mis dans la réforme, je me suis lassé d’être l’aubergiste de l’Europe. Je donne vingt mille francs de pension à ma nièce, votre très humble servante. Cornélie-Chiffon, nièce du grand Corneille, a eu en mariage environ quarante mille écus, grâce à vos bienfaits et à ceux de madame la duchesse de Grammont. J’ai partagé une partie de mon bien entre mes parents, et je n’ai plus qu’à mourir doucement, gaiement, et agréablement, entre mes montagnes de neige, où je suis à peu près sourd et aveugle.

 

          Voilà un compte très exact de ma conduite : ma reconnaissance le devait à mon bienfaiteur. Le bavard lui demande pardon de l’avoir tant ennuyé ; il bavardera vos bontés jusqu’au dernier moment de sa vie.

 

          Il voudrait bien bâtir une jolie maison dans votre ville de Versoix, mais il sera mort avant que votre port soit fait. LA VIEILLE MARMOTTE DES ALPES.

 

 

1 – Rulhière faisait lecture dans les sociétés de ses Anecdotes sur la révolution de Russie. (G.A.)

2 – Voyez l’Homme aux quarante écus. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

1er Avril, et ce n’est pas un poisson d’avril.

 

 

          Je reçois, mon cher ange, votre lettre du 26 de mars. Vous n’avez donc pas reçu mes dernières ? vous n’avez donc pas touché les Quarante écus que je vous ai envoyés par M. le duc de Praslin, ou bien vous n’avez pas été content de cette somme ? Il est pourtant très vrai que nous n’avons pas davantage à dépenser, l’un portant l’autre. Voilà à quoi se réduit tout le fracas de Paris et de Londres. Serait-il possible que ma dernière lettre adressée à Lyon ne vous fût pas parvenue ? Je vous y rendais compte de mes arrangements avec madame Denis, et ce compte était conforme à ce que j’écris à M. de Thibouville. Ma lettre est pour vous et pour lui. Mandez-moi, je vous en conjure, si vous avez reçu cette lettre, qui doit être timbrée de Lyon ; cela est de la plus grande importance ; car, si elle ne vous a pas été rendue, c’est une preuve que mon correspondant est au moins très négligent. Je vous disais que j’étais dans les bonnes grâces de M. Janel, et je vous le prouve, puisque c’est lui qui vous envoie ma lettre et la Princesse de Babylone.

 

          Vous me demandez pourquoi j’ai chez moi un jésuite ; je voudrais en avoir deux, et, si on me fâche, je me ferai communier par eux deux fois par jour (1). Je ne veux point être martyr à mon âge. J’ai beau travailler sans relâche au Siècle de Louis XIV, j’ai beau voyager avec une Princesse de Babylone, m’amuser à des tragédies et des comédies, être agriculteur et maçon, on s’obstine à m’imputer toutes les nouveautés dangereuses qui paraissent. Il y a un baron d’Holbach à Paris qui fait venir toutes les brochures imprimées à Amsterdam chez Marc-Michel Rey. Ce libraire, qui est celui de Jean-Jacques, les met probablement sous mon nom. Il est physiquement impossible que j’aie pu suffire à composer toutes ces rapsodies ; n’importe, on me les attribue pour les vendre.

 

          J’ai lu la Relation (2) dont vous me parlez  elle n’est point du tout sage et modérée, comme on vous l’a dit ; elle me paraît très outrageante pour les juges. Jugez donc, mon cher ange, quel doit être mon état ; calomnié continuellement, pouvant être condamné sans être entendu, je passe mes derniers jours dans une crainte trop fondée. Cinquante ans de travaux ne m’ont fait que cinquante ennemis de plus, et je suis toujours prêt à aller chercher ailleurs, non pas le repos, mais la sécurité. Si la nature ne m’avait pas donné deux antidotes excellents, l’amour du travail et la gaieté, il y a longtemps que je serais mort de désespoir.

 

          Dieu soit béni, puisque madame d’Argental se porte mieux ! Je me recommande à ses bontés.

 

 

1 – Voltaire avait fait ses pâques. (G.A.)

2 – Relation de la mort du chevalier de La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

2 Avril (1).

 

 

          Eh bien ! il faut donc contenter la curiosité de votre amitié et celle de M. et de madame d’Argental. Voici mes raisons : j’ai soixante quatorze-ans, je me couche à dix heures et je me lève à cinq ; je suis las d’être l’aubergiste de l’Europe. Je veux mourir dans la retraite. Cette retraite profonde ne convient ni à madame Denis, ni à la petite Corneille. Madame Denis l’a supportée, tant qu’elle a été soutenue par des amusements et par des fêtes. Je ne puis plus suffire à la dépense d’un prince de l’Empire et d’un fermier-général. J’envoie madame Denis se faire payer des seigneurs français, et je me charge des seigneurs allemands. Je suis actuellement fort à l’étroit, et je lui donne vingt mille francs de pension, en attendant qu’elle en ait trente-six mille, outre la terre de Ferney. Voilà, mon cher ami, à quoi tout se réduit. J’en suis fâché pour la calomnie, qui ne trouvera pas là son compte. J’en suis fâché pour Fréron et pour madame Gilet (2) ; mais je ne puis qu’y faire. Je sais dans ma retraite tout ce que les gazettes ont publié de mensonges ; c’est le revenu de tous ceux qui ont le malheur d’être connus.

 

          Dites aux anges, et soyez très sûr, mon cher ami, que je brûle toutes les lettres dont on pourrait abuser à ma mort. Ne soyez pas moins sûr, que, jusqu’à ce moment, mon cœur sera à vous et aux anges.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Bel esprit, qui écrivait dans le journal de Fréron. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bordes.

 

A Ferney, 4 Avril 1768.

 

 

          Le cher correspondant est supplié de vouloir bien faire mettre à la poste tous ces petits pistolets de poche. Il paraît, par tout ce qui nous revient, qu’on ne tire pas toujours sa poudre aux moineaux, et qu’on effraie quelquefois les vautours. Croyez-moi, servez la bonne cause, et Dieu vous bénira.

 

          On vous envoie une Guerre (1). L’archevêque d’Auch ne sera pas content (2) ; mais aussi il ne faut pas qu’un archevêque fasse d’un mandement un libelle diffamatoire.

 

          L’histoire du Bannissement des jésuites de la Chine (3) est une plaisanterie infernale de ce mathurin du Laurens, réfugié à Amsterdam chez Marc-Michel. C’est un drôle qui a quelque esprit, un peu d’érudition, et qui rencontre quelquefois. Il est auteur de la Théologie portative et du Compère Matthieu. J’avais peine à croire qu’il eût fait le Catéchumène (4). Cet ouvrage me paraissait au-dessus de lui ; cependant on assure qu’il en est l’auteur. Ce qu’il y a de triste en France, c’est que des Frérons m’accusent d’avoir part à ces infamies. Je ne connais ni du Laurens, ni aucun de ses associés que Marc-Michel fait travailler à tant la feuille. Ils ont l’impudence de faire passer leurs scandaleuses brochures sous mon nom. J’ai vu le Catéchumène annoncé dans trois gazettes, comme étant une de mes productions journalières. On ajoute que « la reine en a demandé justice au roi, et que le roi m’a banni du royaume. »

 

          On sait assez combien tous ces bruits sont faux ; mais, à force d’être répétés, ils deviennent pernicieux. On se résout aisément à persécuter en effet un homme qui l’est, déjà par la voix publique. Je pourrais bien mettre la plume à la main, comme dit Larcher, pour confondre toutes ces calomnies. J’écrirai contre frère Rigolet (5) et contre le Catéchumène. Je dédierai, s’il le faut, l’ouvrage au pape. Est-il possible qu’à mon âge de soixante-quatorze ans on puisse me soupçonner de faire des plaisanteries contre la religion dans laquelle je suis né !

 

          On ne veut pas que je meure en repos. J’espère cependant expirer tranquille, soit au pied des Alpes, soit au pied du Caucase.

 

Fortem mac tenacem propositi virum.

 

HOR., lib. III, od. III.

 

          Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – La Guerre civile de Genève. (G.A.)

2 – Voyez la note a de l’Epilogue. (G.A.)

3 – Voyez le XXIIIe des Dialogues. (G.A.)

4 – Le premier ouvrage est de d’Holbach, le second de du Laurens, et le troisième de Bordes. (G.A.)

5 – Un des interlocuteurs de la Relation du bannissement des jésuites de la Chine. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Taulès.

 

A Ferney, 4 Avril 1768.

 

 

          M. le duc de Choiseul a eu la bonté, monsieur, de me mander qu’il me ferait communiquer les pièces dont j’aurais besoin ; mais malheureusement je n’ai presque plus besoin de rien, à présent que toute l’histoire militaire et politique de Louis XIV est imprimée ; il ne reste plus que le jansénisme et le quiétisme, sur lesquels il faut se contenter de jeter tout le ridicule qu’ils méritent.

 

          J’ai écrit à M. le duc de Choiseul que je ne lui demandais que deux ou trois lettres d’un furfante italiano nommé Giori, écrites de Rome à M. de Torcy, au mois de janvier ou février 1699, contre le cardinal de Bouillon, son bienfaiteur ; c’est ce qui fut la cause de la longue disgrâce de ce cardinal.

 

          Si vous avez pu, monsieur, vous résoudre à lire toutes ces archives des bêtises théologiques et des friponneries de prêtres, je me recommande à vos bontés, en cas que vous y trouviez quelque chose qui puisse augmenter le profond mépris qu’on doit avoir pour ces pauvretés. Je suis pénétré pour vous de reconnaissance autant que d’estime.

 

 

 

 

 

 

 

 

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