CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 11

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1768 - Partie 11

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à Madame de Saint-Julien.

 

A Ferney, 4 Mars 1768.

 

 

          M. Dupuits, madame, est allé à Paris vous faire sa réponse. J’en aurais bien fait autant que lui, si j’avais son âge ; mais il faut que je reste dans mon tombeau de Ferney.

 

          J’ai envoyé ma nièce et ma fille adoptive à Paris, pour arranger de malheureuses affaires que vingt ans d’absence avaient entièrement délabrées (1). Ce sont bien plutôt leurs affaires que les miennes ; car j’achève ma vie avec peu de besoins ; et si j’étais à Paris, mon premier devoir serait de vous faire ma cour. Il est vrai que je ne pourrais aller à vos rendez-vous de chasse : pour les autres rendez-vous, ce n’est pas mon affaire ; il faut être pour cela du métier des héros, et je n’ai pas l’honneur d’en être.

 

          Je vous souhaite, madame, autant de plaisir que vous en méritez. Agréez les vœux et les respects de votre très humble et obéissant serviteur.

 

P.S. – Ne lisez point, madame, ce plat rogaton (2) ; mais donnez-le à M. l’abbé de Voisenon, afin qu’il l’aiguise.

 

 

1 – Il paraît que Voltaire avait chassé de Ferney madame Denis. (G.A.)

2 – Lettre de l’archevêque de Cantorbéry. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

A Ferney, 4 Mars 1768 (1).

 

 

          Je n’ai pu trouver, monsieur, l’estampe que vous demandez ; il n’y en a plus qu’à Paris, et on ne sait où les prendre. J’ai l’honneur de vous envoyer un petit portrait qu’on a fait d’après un buste ; il n’est pas tout à fait mal ; il ressemble assez au vieillard qui vous écrit, et qui vous est véritablement attaché. Je touche au bout de ma carrière ; ma faiblesse augmente tous les jours.

 

          Si M. Melchiori voulait me venir voir avant que je meure, et passer quelque temps avec moi, je lui demanderais la permission de le rembourser de son voyage, et j’espère que je pourrais lui être utile. Si, à son défaut, vous pouviez m’envoyer quelque pauvre philosophe, il serait très rien reçu ; mais il faudrait un vrai philosophe. Le vieux philosophe des Alpes vous aimera, monsieur, jusqu’à son dernier moment.

 

 

P.S. – Le portrait est dans une petite caisse couverte de toile cirée, à votre adresse.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Taulès.

 

4 Mars 1768.

 

 

          Les trois quarts de la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV sont imprimés, monsieur ; et à moins que vous n’ayez quelques anecdotes sur le jansénisme, il ne m’est plus possible de vous en demander sur les affaires politiques. Je sais bien qu’il y a eu quelque politique dans les querelles des jansénistes et des molinistes ; mais en vérité elle est trop méprisable, et c’est rendre service au genre humain que de donner à ces dangereuses fadaises le ridicule qu’elles méritent.

 

          Quant au Testament attribué au cardinal de Richelieu, vous pouvez, je crois, m’instruire avec liberté de tout ce que vous en savez, et en demander la permission à M. le duc de Choiseul, en lui montrant ma lettre. Madame la duchesse d’Aiguillon a fait chercher au dépôt des affaires étrangères tout ce qu’elle a cru favorable à son opinion. Si vous avez quelques lumières nouvelles, je me rétracterai publiquement, et je dirai que le cardinal de Richelieu a fait en politique un ouvrage aussi ridicule et aussi mauvais en tout point qu’il en a fait en théologie. Mais jusque-là je croirai qu’il est aussi faux que ce ministre en soit l’auteur, qu’il est faux que celui qui ôte un moucheron de son verre puisse avaler un chameau (1).

 

          La Narration succincte, très mal composée par l’abbé de Bourzéis sous les yeux du cardinal de Richelieu, n’a rien de commun avec le Testament (2). Elle démontre au contraire que le  Testament est supposé ; car, puisque cette narration récapitule assez mal ce qu’on avait fait sous le ministère du cardinal, le Testament devait dire bien ou mal ce que Louis XIII devait faire quand il serait débarrassé de son ministre : il devait parler de l’éducation du dauphin, des négociations avec la Suède, avec le duc de Weymar et les autres princes allemands, contre la maison d’Autriche ; comment on pouvait soutenir la guerre et parvenir à une paix avantageuse ; quelles précautions il fallait prendre avec les huguenots, quelle forme de régence il était convenable d’établir en cas que Louis XIII succombât à ses longues maladies, etc.

 

          Voilà les instructions qu’un ministre aurait données, si en effet parmi ses vanités il avait eu celle de parler après sa mort à son maître ; mais il ne dit pas un mot de tout ce qui était indispensable, et il dit des sottises énormes, dignes du chevalier de Mouhi et de l’ex-capucin Maubert, sur des choses très inutiles.

 

          Si vous voyez M. le chevalier de Beauteville, je vous supplie, monsieur, de vouloir bien lui présenter mes respects.

 

          Aimez un peu, je vous en prie, un homme qui ne vous oubliera jamais.

 

 

1 – Matthieu, chap. XXIII, verset 24. (G.A.)

2 – Voyez les écrits sur le Testament de Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

4 Mars 1768.

 

 

          Mon cher patron des infortunés, le départ de ma nièce et de la petite nièce du grand Corneille qui vont passer quelques mois dans votre ville, et toutes les difficultés qu’on trouve dans nos déserts quand il faut prendre le moindre arrangement, m’ont empêché de vous remercier plus tôt de votre lettre du 12 février, et de votre excellent mémoire pour ces pauvres gens de Sainte-Foy. Franchement notre jurisprudence criminelle est affreuse : les accusés n’auraient pas resté vingt-quatre heures en prison en Angleterre, et nous osons traiter les Anglais de barbares, parce qu’ils ne sont pas si gais et si frivoles que nous ! Leurs lois sont en faveur de l’humanité, et les nôtres sont contre l’humanité.

 

          A l’égard des Sirven, pour qui vous aviez attendri tant de cœurs, je sais qu’on a ménagé le parlement de Toulouse, à qui on n’a pas voulu ravir le droit de juger un Languedocien ; mais pourquoi vient-on de ravir au parlement de Besançon le droit de juger un Franc-Comtois ? Fantet avait été déclaré innocent par ses juges naturels ; on l’envoie à Douai, à cent cinquante lieues de chez lui, pour le faire déclarer coupable, tandis qu’on livre les pauvres Sirven, les plus innocents des hommes, à la barbarie de leurs ennemis. Je respecte assurément le conseil ; mais je pleure sur tout ce que je vois. Il est clair comme le jour que les pistolets n’appartenaient point à M. de La Luzerne ; mais cela n’était clair que pour des hommes qui n’écoutent que la raison, et non pour ceux qui sont asservis aux formes judiciaires. Il n’y avait nulle preuve sur les pistolets, et il y en avait sur les coups d’épée donnés par derrière. M. de La Luzerne a été condamné dans la rigueur de la loi ; mais la loi ne disait pas qu’il dût lui en coûter la plus grande partie de son bien.

 

          Je serai bien content des parlements, s’ils s’accordent tous à faire des feux de joie de la bulle du pauvre Rezzonico (1). Il me semble que ce serait un bon tour à lui jouer que de déclarer qu’il paraît un certain libelle qu’on met impudemment sur le compte du pape et que, pour venger cet outrage fait à sa sainteté, on jette au feu ledit libelle au bas du grand escalier. Voilà ce que j’appellerais une très bonne jurisprudence. Une bonne jurisprudence encore, et la meilleure de toutes, est celle qui met M. et madame de Canon en possession de leur terre. Je leur souhaite toutes les prospérités qu’ils méritent ; ils connaissent mes respectueux sentiments.

 

 

1 – Voyez le chap. XXXIX du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de la Tourette.

 

Ferney, 13 Mars 1768 (1).

 

 

          Le vieux solitaire, bien triste et bien malade, fait les plus tendres compliments à M. de La Tourette et à M son frère. Si sa mauvaise santé et ses affaires lui permettaient de venir à Lyon, il partirait sur-le-champ. Mais, comme il joint au gouvernement de ses Quarante écus (2) la fonction de procureur de madame Denis, il n’est pas possible qu’il puisse venir faire sa cour aux deux frères avant deux ou trois mois.

 

          Voici un paquet, monsieur, qu’on m’a adressé d’Yverdun pour vous remettre. Je m’acquitte de la commission. Je présente mes respects à toute votre famille, à madame de La Tourette et à tout ce que vous aimez.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Voyez l’Homme aux quarante écus. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

14 Mars 1768 (1).

 

 

          Mon cher confrère, mon cher ami, vous êtes essentiel qu’aimable. Voyez maman, je vous en prie, si vous ne l’avez déjà vue ; elle vous dira tout, elle se confiera à votre amitié généreuse et prudente. Ce billet est ma lettre de créance. Je crois déjà devoir vous dire que nous comptons vendre Ferney, et que je me flatte de la douceur d’aller mourir à Paris entre ses bras. Il se présente un acheteur pour Ferney. Mais tout est encore très incertain. Si on ne peut compter sur un moment de vie, on doit encore moins compter sur les événements de cette vie aussi orageuse qu’elle est courte.

 

          Voyez maman, vous dis-je, mon cher ami et envoyez-moi Eudoxie. Favorisez le péché originel (2) ou original, et le fort Samson. Consolez le vieux solitaire par vos bontés, et par vos lettres. Il a un cœur fait pour sentir ce que vous valez et ce que vous faites. Il vous aimera bien tendrement, tant qu’il sera dans ce monde.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Pandore. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de La Touraille.

 

15 Mars 1768 (1).

 

 

          Permettez que je vous dise, monsieur, la même chose qu’à monseigneur le prince de Condé, que, si j’étais jeune et un de ses parents, je ne demanderais pas mon congé. Je suis enchanté que vous soyez content de M. le duc de Choiseul. Par ma foi, c’est le plus aimable ministre que la France ait jamais eu, et il est doux d’avoir obligation à ceux qui sont au gré de tout le monde. J’aurais mieux aimé une épigramme de lui qu’une pension de M. de Louvois.

 

          Réjouissez-vous bien, monsieur, il n’y a que cela de bon après tout. J’envie le bonheur de M. de Chenevières qui jouit du bonheur de vous voir quelquefois. Je ferais exprès le voyage de Paris, si ma santé, absolument perdue, me permettait de venir vous dire qu’il n’y a point de vieillard en Bourgogne qui vous soit attaché avec une plus respectueuse tendresse que le bon homme V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 15 Mars 1768.

 

 

          Il est vrai, monsieur, que Ferney est à vendre, qu’on en a déjà offert beaucoup d’argent, et que j’en ai dépensé bien davantage pour rendre la maison aussi agréable et la terre aussi bonne qu’elles le sont aujourd’hui. Il est encore vrai que je la donnerai à celui qui m’en offrira le plus ; le tout, pour faire des rentes à maman ; car, pour moi, je ne dois penser qu’à mourir. Tout ce que je puis dire c’est que quiconque achètera Ferney fera un excellent marché. Je pourrais en ce cas habiter Tournay ; car je ne puis plus passer qu’à la campagne le peu de temps qui me reste à vivre.

 

 

 

 

 

Folie à M. le duc de Choiseul. (1)

 

16 Mars 1768.

 

          J’ai reçu avec satisfaction la lettre de bonne année que vous avez pris la peine de m’écrire, en date du 4 de janvier. Je continuerai toujours à vous donner des marques de mes bontés ; et, quoique vous radotiez quelquefois, j’aurai de la considération pour votre vieillesse, attendu que je connais votre sincère attachement pour ma personne, et les idées que vous avez de mon caractère. J’ai souvent fait des grâce à des Génevois quand vous m’en avez prié, quoiqu’ils ne les méritent guère. Ils m’ont excédé pendant deux ans pour leurs sottes querelles ; et quand ils ont obtenu un jugement définitif, ils ne s’y sont point tenus : c’était bien la peine que je leur fisse l’honneur de leur envoyer un ambassadeur du roi !

 

          Je sais que vous avez très bien traité les troupes que j’ai fait séjourner neuf mois dans vos quartiers, que vous avez fourni le prêt à la légion de Condé, que vous avez eu dans votre chaumière, pendant deux mois, M. de Chabrillant, et tous les officiers du régiment de Conti ; et si M. de Chabrillant, chargé des plus importantes affaires, a oublié de marquer sa satisfaction à madame Denis, qui lui a fait de son mieux les honneurs de votre grange, je prends sur moi de vous savoir gré de votre attention pour les officiers et des couvertures que vous avez fait donner aux soldats dans votre hameau.

 

          Je n’ignore pas que le grand chemin ordonné par moi pour aller de l’inconnu Meyrin à l’inconnu Versoix, dans l’inconnu pays de Gex, vous a coupé quatre belles prairies, et des terres que vous ensemencez au semoir : cela aurait ruiné l’Homme aux quarante écus de fond en comble, mais je vous conseille d’en rire.

 

          Tout décrépit que vous êtes, on ne dira pas que vous êtes vieux comme un chemin, car vous avez, ne vous en déplaise, soixante-quatorze ans passés, et mon chemin de Versoix n’a qu’un an tout au plus.

 

          Je sais que vous avez pleuré comme un benêt de ce que j’ai opiné dans le conseil contre la requête des Sirven ; vous êtes trop sensible pour un vieillard goguenard tel que vous êtes. Ne voyez-vous pas que toutes les formes s’opposaient à l’admission de la requête de Sirven, et que, dans les circonstances où je suis, il y a des usages consacrés que je ne dois jamais heurter de front ?

 

          Consolez-vous. Je sais que Sirven est dans votre maison avec sa famille ; elle est bien infortunée et bien innocente. J’en aurai soin ; je leur donnerai, dans Versoix, un petit emploi qui, avec ce que vous leur fournissez, les fera vivre doucement. Je fais le bien que je peux, mais il m’est impossible de tout faire.

 

          On m’a dit que La Harpe s’était pressé d’apporter à Paris votre second chant de la Guerre de Genève, qui n’était pas achevé ; il faut que vous le raccommodiez.

 

          Est-il vrai qu’il y a cinq chants ?

 

          Envoyez-les moi, queste coglionerie mi trastullano un poco ; elles me délassent de mille requêtes inconsidérées, et de mille propositions ridicules que je reçois tous les jours.

 

          Je veux que vous me donniez la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV ; c’était un beau siècle, celui-là, pour les gens de votre métier. Je suis fâché d’avoir oublié de recommander à Taulès de vous fournir des anecdotes ; votre ouvrage en vaudrait mieux. C’est un monument que vous ériger en l’honneur de votre patrie ; je pourrai le présenter au roi dans l’occasion.

 

          Portez-vous bien ; et si vous avez quelques petits calculs dans la vessie et dans l’urêtre, prenez du remède espagnol, je m’en trouve bien. L’Espagne doit contribuer à ma guérison, puisque j’ai contribué à sa grandeur et à celle de la France par mon pacte de famille. Bonsoir, ma chère marmotte ; je crois que je deviens aussi bavard que vous.

 

Signé, le duc DE CHOISEUL.

 

 

1 – C’est Choiseul qui est censé écrire à Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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