CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 60
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à M. de Chabanon.
21 Décembre 1767.
Mon cher ami, vous me faites aimer le péché originel. Saint Augustin en était fou ; mais celui qui inventa la fable de Pandore avait plus d’esprit que saint Augustin, et était beaucoup plus raisonnable. Il ne damne point les enfants de notre mère Pandore, il se contente de leur donner la fièvre, la goutte, la gravelle par héritage. J’aime Pandore, vous dis-je, puisque vous l’aimez. Tout malade, et tout héritier de Pandore que je suis, j’ai passé une journée entière à rapetasser l’opéra dont vous avez la bonté de vous charger. J’envoie le manuscrit, qui est assez gros, à M. de La Borde, en le priant de vous le remettre. Je lui pardonne l’infidélité qu’il m’a fait pour Amphion. Cet Amphion était à coup sûr sorti de la boite ; il lui reste l’espérance très légitime de faire un excellent opéra avec votre secours.
Mademoiselle Dubois m’a joué d’un tour d’adresse ; mais si elle est aussi belle qu’on le dit, et si elle a les tétons et le c… plus durs que mademoiselle Durancy, je lui pardonne ; mais je n’aime point qu’on m’impute d’avoir célébré les amours et le style de M. Dorat, attendu que je ne connais ni sa maîtresse, ni les vers qu’il a faits pour elle. Cette accusation est fort injuste ; mais les gens de bien seront toujours persécutés.
Père Adam est tout ébouriffé qu’on ait chassé les jésuites de Naples, la baïonnette au bout du fusil ; il n’en a pas l’appétit moins dévorant. On dit que ces jésuites ont emmené avec eux deux cents petits garçons et deux cents chèvres ; c’est de la provision jusqu’à Rome. Il ne serait pas mal qu’on envoyât chaque jésuite dans le fond de la mer, avec un janséniste au cou.
Madame Denis mangera demain vos huîtres ; je pourrai bien en manger aussi, pourvu qu’on les grille. Je trouve qu’il y a je ne sais quoi de barbare à manger un aussi joli petit animal tout cru. Si messieurs de Sorbonne mangent des huîtres, je les tiens anthropophages.
Je vous recommande, mon cher confrère en Apollon, l’Empire romain (1) et Pandore. Nous vous aimons tous comme vous méritez d’être aimé.
1 – Eudoxie. (G.A.)
à S.A. Monseigneur le duc de Bouillon.
A Ferney, 23 Décembre 1767.
Monseigneur, je n’ai appris la perte cruelle que vous avez faite que dans l’intervalle de ma première lettre et celle dont votre altesse m’a honoré. Personne ne souhaite plus que moi que le sang des grands hommes et des hommes aimables ne tarisse point sur la terre. Je suis pénétré de votre douleur, et sûr de votre courage.
Je ne crains pas plus les mauléonistes (1) que les jansénistes et les molinistes. Le siècle de Louis XIV était beaucoup plus éloquent que le nôtre, mais bien moins éclairé. Toutes les misérables disputes théologiques sont bafouées aujourd’hui par les honnêtes gens d’un bout de l’Europe à l’autre. La raison a fait plus de progrès en vingt années, que le fanatisme n’en avait fait en quinze cents ans.
Nos mœurs changent, Brutus ; il faut changer nos lois.
La Mort de César, act. III, sc. IV.
Bossuet avait de la science et du génie ; il était le premier des déclamateurs, mais le dernier des philosophes, et je puis vous assurer qu’il n’était pas de bonne foi. Le quiétisme était une folie qui passa par la tête périgourdine de Fénelon, mais une folie pardonnable, une folie d’un cœur tendre, et qui devint même héroïque dans lui. Je ne vois dans la conduite du cardinal de Bouillon que celle d’une âme noble, qui fut intrépide dans l’amitié et dans la disgrâce. Je n’aime point Rome, mais je crois qu’il fit très bien de se retirer à Rome.
J’ai déjà insinué mes sentiments dans les éditions précédentes du Siècle de Louis XIV. Je les développerai dans cette édition nouvelle, avec mon amour de la vérité, mon attachement pour votre maison, mon respect pour le trône, et mes ménagements pour l’Eglise.
Serai-je assez hardi, monseigneur, pour vous supplier de m’envoyer tout ce qui concerne l’impudent et ridicule interrogatoire fait à madame la duchesse de Bouillon par ce La Reynie, l’âme damnée de Louvois ? Le temps de dire la vérité est venu. Soyez sûr de mon zèle et de la discrétion que je dois à votre confiance.
Je garderai le secret à M. Maigrot. Il paraît que ce M. Maigrot a arrangé quelques petites affaires entre votre altesse et moi indigne, il y a environ vingt-cinq ans. S’il est parent d’un certain évêque Maigrot, qui alla à la Chine combattre les jésuites, je l’en aime davantage.
Conservez-moi, monseigneur, vos bontés, qui me sont précieuses. Je suis attaché à votre altesse avec le plus tendre et le plus profond respect.
1 – Voyez au Catalogue des écrivains du Siècle de Louis XIV, l’article BOSSUET. (G.A.)
à M. Damilaville.
24 Décembre 1767.
Mon cher ami, je reçois votre lettre du 8 du mois avec votre mémoire. Il n’y a, je crois, rien à répliquer ; mais la puissance ne cède pas à la raison :
Sic volo, sic jubeo…. JUV., sat. VI.
est d’ordinaire la raison des gens en place. Il faut absolument entourer M. et madame de Sauvigny de tous les côtés, et les empêcher surtout de donner contre vous des impressions qu’il ne serait peut-être plus possible de détruire, quand la place qui vous est si bien due viendrait à vaquer.
J’ai écrit encore à madame de Sauvigny, et je lui ai fait parler. Je me flatte qu’ils ne verront pas votre mémoire, il les mettrait trop dans leur tort, et des reproches si justes ne serviraient qu’à les aigrir.
Je suis très fâché que vous ayez donné le mémoire à M. Foulon (1). S’il parvient à M. de Sauvigny, il sera fâché qu’on dévoile qu’il a déjà demandé la place en question pour d’autres, et surtout pour un receveur général des finances, à qui elle ne convient point. Cette démarche, que vous rappelez, a plutôt l’air d’un marché que d’une protection. L’affaire est délicate, et demande à être traitée avec tous les ménagements possibles ; heureusement vous avez du temps. Ne pourriez-vous point trouver quelque ami auprès de M. Cochin, qui est un homme juste, et qui ferait sentir à M. le contrôleur général le prix de vos longs et utiles services ?
Je n’aurai probablement aucune réponse, de longtemps, de M. de Choiseul ; il me néglige beaucoup. On m’a fait des tracasseries auprès de lui pour les sottes affaires de Genève ; mais c’est ce qui m’inquiète fort peu.
Ne manquez pas, mon cher ami, de m’écrire dès que le titulaire sera près d’aller rendre ses comptes à Dieu ; j’écrirai alors sur-le-champ à M. le duc de Choiseul. Malgré tout ce que le sieur Tronchin a fait pour lui persuader que je prenais le parti des représentants, je représenterai très hardiment pour vous ; car vous sentez bien que la place n’étant pas encore vacante, je n’ai pu écrire que de façon à préparer les voies ; et encore m’a-t-il été fort difficile de faire venir la chose à propos, dans une lettre où il était question d’autres affaires, écrite à un ministre chargé du poids de la guerre, de la paix, et du détail des provinces. Mais, quand il s’agira réellement de donner la place qui vous est due, alors il se souviendra que je lui en ai déjà écrit. Je crois même qu’il serait bon que vous préparassiez à l’avance un mémoire court pour M. le contrôleur général ; je l’enverrais à M. de Choiseul, et il serait homme à le donner lui-même.
Je ne sais plus rien de l’affaire des Sirven.
Voici une petite réponse que j’ai cru devoir faire, par mon laquais, au sieur Coger (2), qui m’a fait l’honneur de m’écrire. Adieu ; je vous embrasse, mon très cher ami. Je suis dans mon lit, accablé de maux et d’affaires.
1 – Le même qui fut tué par le peuple le 22 juillet 1789. (G.A.)
2 – Réponse catégorique au sieur Coger. (G.A.)
à M. Olivier des Monts.
25 Décembre 1767.
La personne à qui vous avez bien voulu écrire, monsieur, le 17 de décembre, peut d’abord vous assurer que vous ne serez point pendu. L’horrible absurdité des persécutions, sur des matières où personne ne s’entend, commence à être décriée partout. Nous sortons de la barbarie. Un édit pour légitimer vos mariages a été mis trois fois sur le tapis devant le roi à Versailles : il est vrai qu’il n’a point passé ; mais on a écrit à tous les gouverneurs de province, procureurs généraux, intendants, de ne vous point molester. Gardez-vous bien de présenter une requête au conseil, au nom des protestants, sur le nouvel arrêt rendu à Toulouse ; elle ne serait pas reçue : mais voici, à mon avis, ce qu’il faut faire.
Un conseiller au parlement de Toulouse fit imprimer, il y a environ quatre mois, une lettre contre le jugement définitif rendu par MM. les maîtres des requêtes en faveur des Calas. Le conseil y est très maltraité, et on y justifie, autant qu’on le peut, l’assassinat juridique commis par les juges de Toulouse. M. Chardon, maître des requêtes, et fort avant dans la confiance de M. le duc de Choiseul, n’attend que cette pièce pour rapporter l’affaire des Sirven au conseil privé du roi.
Tâchez de vous procurer cet impertinent libelle par vos amis, qu’on l’adresse sur-le-champ à M. Chardon, avec cette apostille sur l’enveloppe : Pour l’affaire des Sirven, le tout sous l’enveloppe de monseigneur le duc de Choiseul, à Versailles. Cela demande un peu de diligence. Ne me citez point, je vous en prie. Il faut aller au secours de la place sans tambour et sans trompette.
Je vais écrire à M. Chardon que probablement il recevra, dans quelques jours, la pièce qu’il demande. Quand cela sera fait, je me flatte que M. le duc de Choiseul lui-même protégera ceux qu’on exclut des offices municipaux. La chose est un peu délicate, parce que vous n’avez pas les mêmes droits que les luthériens ont en Alsace, et que d’ailleurs M. le duc de Choiseul n’est point le secrétaire d’Etat de votre province ; mais on peut aisément attaquer l’arrêt de votre parlement, en ce qu’il outrepasse ses pouvoirs, et que la police des offices municipaux n’appartient qu’au conseil.
Voilà tout ce qu’un homme qui déteste le fanatisme et la superstition peut avoir l’honneur de vous répondre, en vous assurant de ses obéissances, et en vous demandant le secret.
à M. Chardon.
25 Décembre 1767.
Monsieur, je n’ai pu retrouver le petit mémoire fait par un conseiller du parlement de Toulouse, dans lequel on justifie l’assassinat juridique de Jean Calas, et on soutient l’incompétence et l’irrégularité prétendue de l’arrêt de MM. les maîtres des requêtes. Mais je crois que vous recevrez dans une quinzaine de jours, au plus tard, cette pièce de Toulouse même ; elle vous sera adressée sous l’enveloppe de M. le duc de Choiseul.
Je crois que les circonstances n’ont jamais été plus favorables pour tirer la famille Sirven de l’oppression cruelle dans laquelle elle gémit depuis six années. Elle a contre elle un juge ignorant, un parlement passionné, un peuple fanatique ; mais elle aura pour elle son innocence et M. Chardon.
Cette affaire est bien digne de vous, monsieur. Non seulement vous serez béni par cinq cent mille protestants, mais tous les catholiques ennemis de la superstition et de l’injustice vous applaudiront. Je me flatte enfin que l’absence de M. Gilbert ne vous empêchera point de rapporter l’affaire devant le roi, et je suis bien sûr que le roi sera touché de la manière dont vous la rapporterez. Je m’intéresse autant à votre gloire qu’à la justification des Sirven.
J’ai lu le livre de M. de La Rivière (1) : je ne sais si c’est parce que je cultive quelques arpents de terre, que je n’aime point que les terres soient seules chargées d’impôts. J’ai peur qu’il ne se trompe avec beaucoup d’esprit, mais je m’en rapporte à vos lumières.
J’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, et un attachement qui se fortifie tous les jours, monsieur, votre, etc.
P.S. – J’apprends dans le moment, monsieur, que vous allez faire le rapport devant le roi. Vous n’aurez point encore reçu le mémoire du conseiller de Toulouse contre MM. les maîtres des requêtes ; mais soyez assuré qu’il existe ; je l’ai lu, et je suis incapable de vous tromper.
1 – L’Ordre essentiel des sociétés. (G.A.)
à M. de Chabanon.
25 Décembre 1767.
En qualité de vieux faiseur de vers, mon cher ami, je voudrais avoir fait les deux épigrammes qu’on m’a envoyées, et surtout celle contre Piron (1), qui venge un honnête homme des insultes d’un fou mais pour les vers contre M. Dorat (2), je les condamne, quoique bien faits. Il ne faut point troubler les ménages ; on doit respecter l’amour, on doit encore plus respecter la société. Il est très mal de m’imputer ce sacrilège. Je n’aime point d’ailleurs à nourrir les enfants que je n’ai point faits. En un mot, j’ai beaucoup à me plaindre ; le procédé n’est pas honnête.
Oui vraiment, j’ai lu le Galérien (3) : il y a des vers très heureux, il y en a qui partent du cœur, mais aussi il y en a de pillés. Le style est facile, mais quelquefois trop incorrect. La bourse donnée par le galérien à la dame ressemble trop à Nanine. Le vieux prédicant est un infâme d’avoir laissé son fils aux galères si longtemps. La reconnaissance pèche absolument contre la vraisemblance. Le dernier acte est languissant ; la pièce n’est pas bien faite, mais il y a des endroits touchants. L’auteur me l’a envoyée ; je l’ai loué sur ce qu’il a de louable.
Il paraît une nouvelle Histoire de Louis XIII (4) que je n’ai pas encore lue. Celle de Le Vassor doit être dans la bibliothèque du roi, comme Spinosa dans celle de M. l’archevêque.
Je vous ai déjà mandé, mon cher confrère en Melpomène, que j’ai envoyé à M. de La Borde Pandore, avec une grande partie des changements que vous désirez, le tout accompagné de quelques réflexions qui me sont communes avec maman (5). Elle s’est gorgée de vos huîtres. Je suis toujours embarrassé de savoir comment les huîtres font l’amour, cela n’est encore tiré au clair par aucun naturaliste.
J’attends avec bien de l’impatience l’ouvrage de M. Anquetil (6) : j’aime Zoroastre et Brama, et je crois les Indiens le peuple de toute la terre le plus anciennement civilisé. Croiriez-vous que j’aie eu chez moi le fermier-général du roi de Patna (7) ? Il sait très bien la langue courante des brames, et m’a envoyé des choses fort curieuses. Quand on songe que, chez les Indiens, le premier homme s’appelle Adimo, et la première femme d’un nom qui signifie la vie, ainsi que celui d’Eve ; quand on fait réflexion que notre article le était a vers le Gange, et qu’Abrama ressemble prodigieusement à Abram, la foi peut être un peu ébranlée ; mais il reste toujours la charité, qui est bien plus nécessaire que la foi. Ceux qui m’imputent l’épigramme contre M. Dorat n’ont point du tout de charité, l’abbé Guyon encore moins ; mais vous en avez, et de celle qu’il me faut. Je vous le rends bien, et je vous aime de tout mon cœur.
1 – Par Marmontel. (G.A.)
2 – Par La Harpe. (G.A.)
3 – Le drame de Fenouillot de Falbaire. (G.A.)
4 – Par de Bury. (G.A.)
5 – Toujours madame Denis. (G.A.)
6 – Anquetil-Duperron, traducteur du Zend-Avesta. (G.A.)
7 – Peacock. (G.A.)