THÉÂTRE - LES SCYTHES - Partie 2

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THÉÂTRE - LES SCYTHES - Partie 2

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LES SCYTHES.

 

 

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PRÉFACE DES ÉDITEURS

 

QUI NOUS ONT PRÉCÉDÉ IMMÉDIATEMENT.

 

 

(1)

 

 

 

 

          L’édition que nous donnons de la tragédie des Scythes est la plus ample et la plus correcte qu’on ait faite jusqu’à présent. Nous pouvons assurer qu’elle est entièrement conforme au manuscrit d’après lequel la pièce a été jouée sur le théâtre de Ferney, et sur celui de M. le marquis de Langallerie ; car nous savons qu’elle n’avait été composée que comme un amusement de société, pour exercer les talents de quelques personnes de mérite qui ont du goût pour le théâtre.

 

          L’édition de Paris ne pouvait être aussi fidèle que la nôtre, puisqu’elle ne fut entreprise que sur la première édition de Genève, à laquelle l’auteur changea plus de cent vers que le théâtre de Paris ni celui de Lyon n’eurent pas le temps de se procurer. Pierre Pellet imprima depuis la pièce à Genève ; mais il y manque quelques morceaux qui jusqu’à présent n’ont été qu’entre nos mains. D’ailleurs, il a omis l’Epître dédicatoire, qui est dans un goût aussi nouveau que la pièce, et la Préface, que les amateurs ne veulent pas perdre.

 

          Pour l’édition de Hollande, on croira sans peine qu’elle n’approche pas de la nôtre, les éditeurs hollandais n’étant pas à portée de consulter l’auteur.

 

          Ceux qui ont fait l’édition de Bordeaux sont dans le même cas : enfin, de huit éditions qui ont paru, la nôtre est la plus complète.

 

          Il faut de plus considérer que, dans presque toutes les pièces nouvelles, il y a des vers qu’on ne récite point d’abord sur la scène, soit par des convenances qui n’ont qu’un temps, soit par crainte de fournir un prétexte à des allusions malignes. Nous trouvons, par exemple, dans notre exemplaire, ces vers de Sozame, à la troisième scène du premier acte :

 

 

.  .  .  .  Ah ! crois-moi ; tous ces exploits affreux,

Ce grand art d’opprimer, trop indigne du brave,

D’être esclave d’un roi pour faire un peuple esclave,

De ramper par fierté pour se faire obéir,

M’ont égaré longtemps et font mon repentir.

 

 

Il y a dans l’édition de Paris :

 

 

.  ..  .  .  Ah ! crois-moi ; tous ces lauriers affreux,

Les exploits des tyrans, des peuples les misères,

Des Etats dévastés par des mains mercenaires,

Ces honneurs, cet éclat, par le meurtre achetés,

Dans le fond de mon cœur je les ai détestés.

 

 

          Ce n’est pas à nous à décider lesquels sont les meilleurs ; nous présentons seulement ces deux leçons différentes aux amateurs qui sont en état d’en juger ; mais sûrement il n’y a personne qui puisse avec raison faire la moindre application des conquêtes des Perses et du despotisme de leurs rois, avec les monarchies et les mœurs de l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui.

 

          L’auteur des Scythes, nous apprend qu’on retrancha à Paris, dans l’Orphelin de la Chine, des vers de Gengis-kan, que l’on récite aujourd’hui sur tous les théâtres (2).

 

          On sait que ce fut bien pis à Mahomet, et ce qu’il fallut de peines, de temps et de soins, pour rétablir sur la scène française cette tragédie unique en son genre, dédiée à un des plus vertueux papes que l’Eglise ait eus jamais.

 

          Ce qui occasionne quelquefois des variantes que les éditeurs ont peine à démêler, c’est la mauvaise humeur des critiques de profession qui s’attachent à des mots, surtout dans des pièces simples, lesquelles exigent un style naturel, et bannissent cette pompe majestueuse dont les esprits sont subjugués aux premières représentations, dans des sujets plus importants.

 

          C’est ainsi que la Bérénice de l’illustre Racine essuya tant de reproches sur mille expressions familières que son sujet semblait permettre :

 

 

Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ?

Arsace, entrerons-nous ?… Et pourquoi donc partir ?

A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?

Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ?

On sait qu’elle est charmante, et de si belles mains…

Cet amour est ardent, il le faut confesser.

Encore un coup, allons, il n’y faut plus penser.

Comme vous, je m’y perds d’autant plus que j’y pense.

Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.

Adieu : ne quittez point ma princesse, ma reine.

.  .  .  .  Eh quoi, seigneur, vous n’êtes point parti (3) !

Remettez-vous, madame, et rentrez en vous-même ;

Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.

Dites, parlez… Hélas ! que vous me déchirez !

Pourquoi suis-je empereur ? pourquoi suis-je amoureux ?

Allons : Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.

Quoi ! seigneur… Je ne sais, Paulin, ce que je dis.

 

 

          Environ cinquante vers dans ce goût furent les armes que les ennemis de Racine tournèrent contre lui : on les parodia à la farce italienne. Des gens qui n’avaient pu faire quatre vers supportables dans leur vie, ne manquèrent pas de décider dans vingt brochures que le plus éloquent, le plus exact, le plus harmonieux de nos poètes ne savait pas faire des vers tragiques. On ne voulait pas voir que ces petites négligences, ou plutôt ces naïvetés qu’on appelait négligences, étaient liées à des beautés réelles, à des sentiments vrais et délicats que ce grand homme savait seul exprimer. Aussi, quand il s’est trouvé des actrices capables de jouer Bérénice, elle a toujours été représentée avec de grands applaudissements ; elle a fait verser des larmes : mais la nature accorde presque aussi rarement les talents nécessaires pour bien déclamer, qu’elle accorde le don de faire des tragédies dignes d’être représentées. Les esprits justes et désintéressés les jugent dans le cabinet ; mais les acteurs seuls les font réussir au théâtre.

 

          Racine eut le courage de ne céder à aucune des critiques que l’on fit de Bérénice ; il s’enveloppa dans la gloire d’avoir fait une pièce touchante, d’un sujet dont aucun de ses rivaux, quel qu’il pût être, n’aurait pu tirer deux ou trois scènes ; que dis-je ! une seule qui eût pu contenter la délicatesse de la cour de Louis XIV.

 

          Ce qui fait bien connaître le cœur humain, c’est que personne n’écrivit contre la Bérénice de Corneille qu’on jouait en même temps, et que cent critiques se déchaînaient contre la Bérénice de Corneille qu’on jouait en même temps, et que cent critiques se déchaînaient contre la Bérénice de Racine. Quelle en était la raison ? c’est qu’on sentait, dans le fond de son cœur la supériorité de ce style naturel, auquel personne ne pouvait atteindre ; on sentait que rien n’est plus aisé que de coudre ensemble des scènes ampoulées, et rien de plus difficile que de bien parler le langage du cœur.

 

          Racine, tant critiqué, tant poursuivi par la médiocrité et par l’envie, a gagné à la longue tous les suffrages. Le temps seul a vengé sa mémoire.

 

          Nous avons vu des exemples non moins frappants de ce que peuvent la malignité et le préjugé : Adélaïde Duguesclin fut rebutée dès le premier acte jusqu’au dernier. On s’est avisé, après plus de trente années, de la remettre au théâtre, sans y changer un seul mot, et elle y a eu le succès le plus constant.

 

          Dans toutes les actions publiques, la réussite dépend beaucoup plus des accessoires que de la chose même. Ce qui entraîne tous les suffrages dans un temps, aliène tous les esprits dans un autre. Il n’est qu’un seul genre pour lequel le jugement du public ne varie jamais ; c’est celui de la satire grossière, qu’on méprise, même en s’en amusant quelques moments ; c’est cette critique acharnée et mercenaire d’ignorants qui insultent à prix faits aux arts qu’ils n’ont jamais pratiqués, qui dénigrent les tableaux du Salon sans avoir su dessiner, qui s’élèvent contre la musique de Rameau sans savoir solfier : misérables bourdons qui vont de ruche en ruche se faire chasser par les abeilles laborieuses !

 

 

 

 

 

1 – Tel est l’intitulé de cette Préface dans l’édition in-4° des Œuvres de Voltaire (1768).

2 – Voyez, à la fin des Scythes, l’Avis au lecteur, et, dans l’Orphelin, la scène V de l’acte II. (G.A.)

3 – C’est Bérénice qui dit ce vers à Antiochus. Visé, qui était dans le parterre s’écria : « Qu’il parte. »

 

 

 

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