ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES - Partie 1
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ÉCLAIRCISSEMENTS HISTORIQUES,
A L’OCCASION D’UN LIBELLE CALOMNIEUX CONTRE
L’ESSAI SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS,
PAR M. DAMILAVILLE.
- 1763 -
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[Au mois de mai 1762, un libraire d’Avignon le sieur Fez, proposa à Voltaire de lui vendre pour mille écus l’édition entière d’un recueil intitulé : Les Erreurs de M. de Voltaire sur les faits historiques et dogmatiques. C’était l’ouvrage d’un jésuite, Nonotte, qui voulait lancer ce gros brûlot (deux volumes) au moment même où l’Essai allait reparaître considérablement augmenté. Voltaire se moqua du sieur Fez ; le livre de Nonotte vit le jour, et c’est pour répondre au jésuite que Voltaire publia ces Eclaircissement à la fin du VIIIe volume de l’Essai. Un ami, Damilaville, avait aussi relevé quelques sottises de Nonotte, et avait fait part à Voltaire de ses remarques ; Voltaire brocha les remarques de son ami avec ses Eclaircissements, et quand, en 1769, il fit réimprimer les Eclaircissements et leurs Additions dans son ouvrage intitulé : Un chrétien contre six juifs, il attribua le tout à Damilaville. Celui-ci était mort depuis un an (1768) et c’était là une sorte d’hommage que le patriarche rendait à la mémoire d’un homme qu’il avait toujours vu intrépide dans l’amitié.] (G.A.)
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S’il s’agit de goût, on ne doit répondre à personne, par la raison qu’il ne faut pas disputer des goûts : mais est-il question d’histoire, s’agit-il de discuter des faits intéressants, on peut répondre au dernier des barbouilleurs, parce que l’intérêt de la vérité doit l’emporter sur le mépris des libelles. Ceci sera donc un procès par devant le petit nombre de ceux qui étudient l’histoire et qui doivent juger (1).
Un ex-jésuite, nommé Nonotte, savant comme un prédicateur, et poli comme un homme de collège, s’avisa d’imprimer un gros livre intitulé : Les Erreurs de l’auteur de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations ; cette entreprise était d’autant plus admirable, que ce Nonotte n’avait jamais étudié l’histoire. Pour mieux vendre son livre, il le farcit de sottises, les unes dévotes, les autres calomnieuses ; car il avait ouï dire que ces deux choses réussissent.
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PREMIÈRE SOTTISE DE NONOTTE (2)
Le libelliste accuse l’auteur de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, d’avoir dit : « L’ignorance chrétienne se représente Dioclétien comme un ennemi armé sans cesse contre les fidèles. »
Il n’y a point dans le texte, l’ignorance chrétienne ; il y a, dans toutes les éditions, l’ignorance se représente d’ordinaire Dioclétien, etc. (3). On voit assez comment un mot de plus ou de moins change la vérité en mensonge odieux. Ce premier trait peut faire juger de Nonotte.
IIe SOTTISE DE NONOTTE.
Sur un édit de l’empereur.
Il s’agit d’un chrétien qui déchira et qui mit en pièces publiquement un édit impérial. L’auteur de l’Essai sur les mœurs, etc., appelle ce chrétien indiscret (4). Le libelliste le justifie, et dit : « Un semblable édit n’était-il pas évidemment injuste, etc. ? »
Je dois observer que c’est trop soutenir des maximes tant condamnées par tous nos parlements. Quelque injuste que puisse paraître à un particulier un édit de son souverain, il est criminel de lèse-majesté quand il le déchire et le foule aux pieds publiquement. L’auteur du libelle devrait savoir qu’il faut respecter les rois et les lois.
Si Nonotte avait affaire à quelque savant en us, ce savant lui dirait : « Monsieur, vous êtes un ignorant ou un fripon : vous dites dans votre pieu libelle, page 20, que ce n’est pas le premier édit de Dioclétien, mais le second, qu’un chrétien d’une qualité distinguée déchira publiquement.
Premièrement, il importe fort peu que ce chrétien ait été de la plus haute qualité. Secondement, s’il était de la plus haute qualité, il n’en était que plus coupable.
Troisièmemement, l’Histoire ecclésiastique de Fleury dit expressément, page 428, tome II, que ce fut le premier édit, portant seulement privation des honneurs et des dignités, que ce chrétien de la plus haute qualité déchira publiquement, en se moquant des victoires des Romains sur les Goths et sur les Sarmates, dont l’édit faisait mention.
Si vous avez lu Eusèbe dont Fleury a tiré ce fait, vous avez tort de falsifier ce passage. Si vous ne l’avez pas lu, vous avez plus de tort encore. Donc vous êtes un ignorant ou un fripon. »
Voilà ce qu’on vous dirait ; mais, dans un siècle comme le nôtre, on se gardera bien de se servir d’un pareil style.
1 – Au lieu de cet alinéa, on lisait dans la première édition : « Il ne sera pas d’abord inutile de leur dire qu’un prétendu docteur Nonotte, ayant été choisi pour combattre des vérités qui se trouvent dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, composa son libelle en hâte, le fit imprimer chez le libraire Fez, à Avignon ; qu’ensuite, se doutant bien que son libelle n’aurait pas grand débit, il fit proposer par le libraire Fez, à l’auteur de l’Essai sur les mœurs, de lui vendre toute l’édition du libelle pour mille écus ; on se moqua un peu de la proposition. Le lecteur verra si ce n’était pas trop payer ; mais il n’est pas question de rire, tâchons d’instruire. Première calomnie du libelle. Le libelliste accuse, etc. » (G.A.)
2 – Dans la première édition, au lieu de Première sottise, Deuxième sottise, on lisait :
Première calomnie du libelle,
Petite témérité du libelle, etc., etc. (G.A.)
3 – Voltaire dit vrai. Le mot Chrétienne ne se trouve dans aucune édition. (G.A.)
4 – Voyez l’Essai, chapitre VIII. (G.A.)
IIIe SOTTISE DE NONOTTE.
Sur Marcel.
Un centurion, nommé Marcel, dans une revue auprès de Tanger en Mauritanie, jeta sa ceinture militaire et ses armes, et cria : « Je ne veux plus servir ni les empereurs ni leurs dieux. »
L’auteur du libelle trouve cette action fort raisonnable, et il fait un crime à l’auteur de l’Essai sur les mœurs, etc., de dire que le zèle de ce centurion n’était pas sage ; mais il n’en est pas dit un mot dans l’Essai sur les mœurs, etc. ; c’est dans un autre ouvrage qu’il en est parlé (1). Au reste je demande si un capitaine calviniste serait bien reçu dans une revue à jeter ses armes, et à dire qu’il ne veut plus combattre pour le roi et pour la sainte Vierge : ne ferait-il pas mieux de se retirer paisiblement ?
1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’art DIOCLÉTIEN, qui avait paru dès 1756. (G.A.)
IVe SOTTISE DE NONOTTE.
Sur saint Romain.
Notre libelliste trouve beaucoup d’impiété à nier l’aventure du jeune saint Romain Voici le passage de M. de Voltaire (1) :
« Il est bien vraisemblable que la juste douleur des chrétiens se répandit en plaintes exagérées. Les Acte sincères nous racontent que l’empereur étant dans Antioche, le préteur condamna un enfant chrétien, nommé Romain, à être brûlé ; que des Juifs présents à ce supplice se mirent méchamment à rire, en disant : Nous avons eu autrefois trois petits garçons, Sidrach, Misach et Abdénago, qui ne brûlèrent point dans la fournaise ; et celui-ci brûle. Dans l’instant, pour confondre les Juifs, une grande pluie éteignit le bûcher, et le petit garçon en sortit sain et sauf en demandant : Où est donc le feu ? Les Actes sincères ajoutent que l’empereur le fit délivrer, mais que le juge ordonna qu’on lui coupât la langue. Il n’est guère possible qu’un juge ait fait couper la langue à un petit garçon à qui l’empereur avait pardonné.
Ce qui suit est plus singulier. On prétend qu’un vieux médecin chrétien, nommé Ariston, qui avait un bistouri tout prêt, coupa la langue de cet enfant pour faire sa cour au préteur. Le petit Romain fut aussitôt renvoyé en prison. Le geôlier lui demanda de ses nouvelles ; l’enfant raconta fort au long comment un vieux médecin lui avait coupé la langue. Il faut noter que le petit enfant, avant cette opération, était extrêmement bègue, mais qu’alors il parlait avec une volubilité merveilleuse. Le geôlier ne manqua pas d’aller raconter ce miracle à l’empereur. On fit venir le vieux médecin ; il jura que l’opération avait été faite dans toutes les règles de l’art, et montra la langue de l’enfant qu’il avait conservée proprement dans une boite. Qu’on fasse venir, dit-il, le premier venu, je m’en vais lui couper la langue en présence de votre majesté, et vous verrez s’il pourra parler. On prit un pauvre homme à qui le médecin coupa juste autant de langue qu’il en avait coupé au petit enfant ; l’homme mourut sur-le-champ. »
Je veux croire que les Actes qui rapportent ce fait sont aussi sincères qu’ils en portent le titre ; mais ils sont encore plus singuliers que sincères.
C’est maintenant au lecteur judicieux à voir s’il n’est pas permis de douter un peu de ce miracle. L’auteur du libelle peut aussi croire, s’il veut, l’apparition du Labarum ; mais il ne doit point injurier ceux qui ne sont point de cet avis.
1 – Ce passage est tiré de ce même article sur Dioclétien. (G.A.)
Ve SOTTISE DE NONOTTE.
Sur l’empereur Julien.
On peut s’épuiser en invectives contre l’empereur Julien ; on n’empêchera pas que cet empereur n’ait eu des mœurs très pures : on doit le plaindre de n’avoir pas été chrétien, mais il ne faut pas le calomnier. Voyez ce que Julien écrit aux Alexandrins sur le meurtre de l’évêque George, ce grand persécuteur des athanasiens… « Au lieu de me réserver la connaissance de vos injures, vous vous êtes livrés à la colère, et vous n’avez pas eu honte de commettre les mêmes excès qui vous rendaient vos adversaires si odieux. » Julien les reprend en empereur et en père. Qu’on lise toutes ses lettres, et qu’on voie s’il y a jamais eu un homme plus sage et plus modéré. Quoi donc ! parce qu’il a eu le malheur de n’être pas chrétien, n’aura-t-il aucune vertu ? Cicéron, Virgile, les Caton, les Antonin, Pythagore, Zaleucus Socrate, Platon, Epictète, Lycurgue, Solon, Aristide, les plus sages des hommes, auront-ils été des monstres, parce qu’ils auront eu le malheur de n’être pas de notre religion ?
VIe SOTTISE DE NONOTTE.
Sur la légion Thébaine.
L’auteur du libelle fait des efforts assez plaisants, page 28, pour accréditer la fable de la légion Thébaine, toute composée de chrétiens, toute entière environnée dans une gorge de montagnes où l’on ne peut pas mettre deux cents hommes en bataille, au pied du grand Saint-Bernard, où cent hommes bien retranchés arrêteraient une armée. Voici les preuves que notre critique judicieux donne de l’authenticité de cette aventure ; il les a copiées du Pédagogue chrétien.
« Eucher, dit-il, qui rapporte cette histoire deux cents ans après l’événement, était riche, donc il disait vrai. Eucher l’avait entendu raconter à Isac, évêque de Genève, qui sans doute était riche aussi. Isac disait tenir le tout d’un évêque nommé Théodore, qui vivait cent ans après ce massacre. » Voilà en vérité des preuves mathématiques. Je prie le libelliste de venir faire un tour au grand Saint-Bernard ; il verra de ses yeux s’il est aisé d’y entourer et d’y massacrer une légion toute entière. Ajoutons qu’il est dit que cette légion venait d’Orient, et que le mont Saint-Bernard n’est pas assurément le chemin en droiture. Ajoutons encore qu’il est dit que c’était pour la guerre contre les Bagaudes, et que cette guerre alors était finie. Ajoutons surtout que cette fable tant chantée par tous les légendaires fut écrite par Grégoire de Tours, qui l’attribua à Eucher, mort en 454 ; et remarquons que dans cette légende, supposée écrite en 454, il est beaucoup parlé de la mort d’un Sigismond, roi de Bourgogne, tué en 523.
Il est de quelque utilité d’apprendre aux ignorants imposteurs de nos jours que leur temps est passé, et qu’on ne croit plus ces misérables sur leur parole.
On proposa à Nonotte de marier les six mille soldats de la légion Thébaine avec les onze mille vierges ; mais ce pauvre ex-jésuite n’avait pas les pouvoirs (1).
1 – Cela est de 1769. Voyez les Honnêtetés littéraires. (G.A.)