CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 55

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 55

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à M. Dupont.

 

A Ferney, 7 Novembre 1767.

 

 

          Je reçois à la fois, mon cher ami, vos deux lettres du 29 octobre et du 1er novembre. Je ne demande autre chose, sinon que mon procureur s’oppose (en vertu de mon hypothèque antérieure) à toutes délivrances d’argent ou fruits aux créanciers de Lyon ; l’arrêt viendra ensuite quand il pourra ; peut-être qu’avant l’arrêt le sieur Jean Maire aura pris un parti raisonnable ; mais il faut l’y forcer. Il m’a donné cent paroles qu’il ne m’a point tenues ; il me devra soixante et dix-sept mille livres au 1er janvier ; et ayant reçu ordre, il y a au moins six semaines, de m’envoyer trois cents louis d’or, il ne m’a donné que des lettres de change pour quatre mille cinq cents livres. Il ne sait pas la triste situation où il me réduit. Il vient de m’écrire une lettre très ridicule ; je lui ai fait une réponse catégorique, dont j’enverrai copie, s’il le faut, à M. le duc de Wurtemberg lui-même : je veux absolument que les choses soient en règle, c’est une justice que je dois à ma famille ; mais je ne manquerai jamais de respect ni d’attention pour ce prince.

 

          Soyez bien sûr aussi, mon cher ami, que je ne manquerai jamais de reconnaissance envers vous.

 

          Je vous supplie de vouloir bien m’envoyer les noms des marchands de Lyon, et de me faire savoir la somme de la créance du baron banquier Dietrich.

 

 

 

 

 

à M. le comte de La Touraille.

 

Le 9 Novembre 1767.

 

 

          Je n’ai pu répondre, monsieur, aussitôt que je l’aurais voulu à la lettre par laquelle vous eûtes la bonté de m’apprendre votre excommunication. J’étais enchanté de vous avoir pour confrère, et il était bien juste qu’un doyen félicitât avec empressement un novice tel que vous ; mais j’étais dans ce temps-là sur le point d’aller à tous les diables. Ma vieillesse et mes maladies continuelles ne me permettent pas de remplir mes devoirs bien exactement avec les réprouvés auxquels je suis très attaché. Je me flatte que si vous êtes excommunié auprès de quelques habitués de paroisse, vous ne l’êtes pas auprès de l’habitué de la gloire. Les lauriers des Condé garantissent des foudres de l’Eglise.

 

          Je vous souhaite, monsieur, beaucoup de joie et de plaisir dans ce monde, en attendant que vous soyez damné dans l’autre.

 

          Ne montrez point ma lettre à M. l’archevêque, si vous voulez que j’aie l’honneur d’être enterré en terre sainte ; mais, si jamais vous lui parlez de moi, assurez-le bien que je ne suis pas janséniste.

 

          Conservez-moi vos bontés. Voulez-vous bien me mettre aux pieds de son altesse sérénissime ?

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

9 Novembre 1767.

 

 

          Vraiment, mon cher ami, je suis fort aise que M. de Taulèse soit M. de Barrau ; mandez-moi, je vous prie, s’il est encore à Versailles, s’il reviendra bientôt à Soleure. C’est un homme fort instruit, et le seul capable de fournir des anecdotes vraies sur le siècle de Louis XIV. Je ferais bien volontiers le voyage de Soleure pour le consulter, si ma santé me le permettait ; il est d’ailleurs du pays de mon héros Henri IV, et j’ai mille raisons pour l’aimer  quand vous écrirez à M. de Rochefort, dites-lui, je vous prie, combien je m’intéresse à son nouvel établissement et à son bonheur. Voici un petit mot pour M le comte de La Touraille. Maman et moi nous faisons les plus tendres compliments à notre ancien ami et à la sœur-du-pot (1).

 

 

1 – La duchesse d’Aigillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Le 11 Novembre 1767.

 

 

          J’ai aussi, mon cher ami, une très ancienne colique. Je suis à peu près de l’âge de M. de Courteilles (1), et beaucoup plus faible et plus usé que lui. Je dois m’attendre à la même aventure au premier jour. Que cette dernière facétie soit jouée dans mon désert, ou demain, ou dans six mois, ou dans un an, cela est parfaitement égal entre deux éternités qui nous engloutissent, et qui ne nous laissent qu’un moment pour souffrir et pour mourir.

 

          Je vous plains beaucoup d’avoir perdu votre protecteur ; mais vous ne perdrez pas pour cela votre emploi. Vous vous soutiendrez par vos propres forces ; et d’ailleurs vous avez des amis. Plût à Dieu que vous pussiez, au lieu de votre emploi, avoir un bénéfice simple, et venir philosopher avec moi sur la fin de ma carrière !

 

          Mandez-moi, je vous prie, si M. Marmontel est revenu à Paris. Le voilà pleinement victorieux ; et il le serait encore davantage si les chats fourrés de la Sorbonne étaient assez fous pour lâcher un décret. Vous m’avez envoyé les Pièces relatives à Bélisaire, mais elles ne sont pas complètes.

 

          Il n’est pas juste de m’attribuer l’Honnêteté théologique quand je ne l’ai pas faite. Il faut que chacun jouisse de sa gloire. Ceux qui font ces bonnes plaisanteries sont trop modestes de les mettre sur mon compte. J’ai bien assez de mes péchés, sans me charger encore de ceux de mon prochain.

 

          Je ne suis point du tout fâché qu’on ait imprimé ma lettre à Marmontel (2). J’y traite Coger de maraud ; et j’ai eu raison, car il a eu la conduite d’un coquin avec le style s’un sot. On peut même imprimer cette lettre que je vous écris. Je le trouverai très bon.

 

          Je vous embrasse de toutes les forces qui me restent.

 

 

1 – Mort à soixante et onze ans, le 3 novembre. (G.A.)

2 – Du 7 auguste. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

A Ferney, 11 Novembre 1767.

 

 

          Mon cher ami, oublierez-vous toujours que j’ai soixante-quatorze ans, que je ne sors presque plus de ma chambre ? il s’en faut peu que je ne sois entièrement sourd et mort. Vous m’écrivez comme si j’avais votre jeunesse et votre santé. Soyez très sûr que, si je les avais, je serais à Manheim ou à Schwetzingen.

 

          Il y aura toujours un peu de nuage sur la lettre amère de l’électeur au maréchal de Turenne : le fait, entre nous, n’est pas trop intéressant, puisqu’il n’a rien produit. C’est un pays en cendres qui est intéressant. Il importe peu au genre humain que Charles-Louis ait défié Maurice de La Tour : mais il importe qu’on ne fasse pas une guerre de barbares.

 

          Gatien de Courtilz, caché sous le nom de du Buisson, avait déjà été convaincu de mensonges imprimés par l’illustre Bayle, avant que le marquis de Beauvau n’eût point parlé du cartel, s’il n’avait eu que Gatien de Courtilz pour garant. Bayle, qui reproche tant d’erreurs à ce Courtilz du Buisson, ne lui reproche rien sur le cartel. Il faut donc douter, mon cher ami  : De las cosas mas seguras, la mas segura es dudar. Mais ne doutez jamais de mon estime et de ma tendre amitié pour vous ; Madame Denis vous en dit autant.

 

 

 

 

 

à M. Chardon.

 

A Ferney, 14 Novembre 1767.

 

 

          Monsieur, il paraît que le conseil cherche bien plus à favoriser le commerce et la population du royaume, qu’à persécuter des idiots qui aiment le prêche et qui ne peuvent plus nuire. Dans ces circonstances favorables, je prends la liberté de rappeler à votre souvenir l’affaire des Sirven, et d’implorer votre protection et votre justice pour cette famille infortunée. On dit que vous pourrez rapporter cette affaire devant le roi. Ce sera, monsieur, une nouvelle preuve qu’il aura de votre capacité et de votre humanité. Il s’agit d’une famille entière qui avait un bien honnête, et qui se voit flétrie, réduite à la mendicité, et errante, en vertu d’une sentence absurde d’un juge de village.

 

          Il n’y a pas longtemps, monsieur, qu’on a imprimé à Toulouse, par ordre du parlement, une justification de l’affreux jugement rendu contre les Calas. Cette pièce soutient fortement l’incompétence de messieurs des requêtes, et la nullité de leur arrêt. Jugez comme la pauvre famille Sirven serait traitée par ce parlement, si elle y était renvoyée après avoir demandé justice au conseil. Vous êtes son unique appui. Je partage son affliction et sa reconnaissance.

 

          J’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

17 Novembre 1767.

 

 

          Mon cher ami, j’écris quand je peux, et les lettres arrivent aussi quand elles peuvent : la vôtre du 7 novembre m’apprend qu’il y a encore un usurier qui me coupe l’herbe sous le pied ; je ne sais si cet usurier est juif ou chrétien  vous me ferez plaisir de m’apprendre son nom. Le royaume des cieux est souvent comparé à l’usure dans saint Mathieu, dont le premier métier était d’être usurier.

 

          Je vois que le sieur Jean Maire s’est toujours moqué de moi, et ne m’a jamais dit un mot de vérité. J’ai écrit à la chambre des finances de Montbéliard, et je lui ai fait proposer de me payer moitié comptant de me donner pour le reste des délégations irrévocables sur des fermiers ou régisseurs, bien acceptées, bien autorisées, et bien légalisées ; je n’ai pas le temps d’attendre, et j’ai bien la mine de mourir avant d’avoir obtenu de quoi vivre.

 

          J’ai fort à cœur que votre baron banquier (1) n’ait rang et séance qu’après moi au conseil souverain de Colmar, pour l’article des dettes. Quand il s’agira d’une diète de l’Empire, il peut passer devant moi tant qu’il voudra.

 

          Si l’indigente chambre des finances de monseigneur ne me fait pas une réponse catégorique, j’enverrai certaine grosse en vertu de laquelle Simon Magus instrumentera vigoureusement : interea patitur justus.

 

          Adieu mon cher ami ; on ne peut vous aimer ni vous regretter plus sincèrement que l’ermite de Ferney.

 

 

1 – Dietrich. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

18 Novembre 1767.

 

 

          Je présume, mon cher ami, qu’on vous a donné de fausses alarmes. Il n’est point du tout vraisemblable qu’un conseiller d’Etat, occupé d’une décision du roi qui le regarde, ait attendu un autre conseiller d’Etat à la porte du cabinet du roi, pour parler contre vous. On ne songe dans ce moment qu’à soi-même, et tout au plus aux affaires majeures, dont on ne dit qu’un mot en passant. Si mon amitié est un peu craintive, ma raison est courageuse. Je ne me figurerai jamais qu’un maréchal de France, qui vient d’être nommé pour commander les armées, attende un ministre au sortir du conseil pour lui dire qu’un major d’un régiment n’est pas dévot : cela est trop absurde. Mais aussi il est très possible qu’on vous ait desservi, et c’est ce qu’il faut parer.

 

          J’ai imaginé d’écrire à madame de Sauvigny (1), qui est venue plusieurs fois à Ferney. Je ferai parler aussi par M. son fils. Je saurai de quoi il est question, sans vous compromettre.

 

          On a imprimé en Hollande des lettres au P. Malebranche ; l’ouvrage est intitulé le Militaire philosophe (2) ; il est excellent : le P. Malebranche n’aurait jamais pu y répondre. Il fait une très grande impression dans tous les pays où l’on aime à raisonner.

 

          On m’assure de tous côtés que l’on doit assurer un état civil aux protestants, et légitimer leurs mariages ; il est étonnant que vous ne m’en disiez rien.

 

          Bonsoir, mon très cher ami ; je vous embrasse bien fort.

 

 

1 – Femme de l’intendant de Paris. (G.A.)

2 – Par Naigeon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame d’Épinay.

 

20 Novembre 1767.

 

 

          Ma belle philosophe a donc aussi chez elle un petit théâtre ; ma belle philosophe, qui sait bien qu’il vaut mieux jouer la comédie que de jouer au whist, se donne donc ce petit amusement avec ses amis. C’est assurément le plaisir le plus noble, le plus utile, le plus digne de la bonne compagnie qu’on puisse se donner à la campagne ; mais il est bien plaisant qu’on excommunie dans le faubourg Saint-Germain (1) ce que l’on respecte à Villers-Coterets (2). Il est vrai qu’on n’a jamais eu tant de raisons d’excommunier les comédiens ordinaires du roi. On prétend qu’ils sont en effet diaboliques ; le public les fuit comme des excommuniés. On dit que ce tripot est absolument désert, et que de toutes les troupes, après celle de la Sorbonne, c’est la plus vilipendée. Il y en a une à Genève qui le dispute à la Sorbonne ; c’est la horde des prédicants. Depuis que le grand Tronchin l’a quittée, et qu’elle est abandonnée des médecins, elle est à l’agonie. Les autres citoyens ne se portent guère mieux ; leur petite convulsion dure toujours. Il sera fort aisé de leur donner des lois, et impossible de leur donner la paix. Heureux qui se tient paisiblement dans son château ! Il me paraît que ma belle philosophe prend ce parti neuf mois de l’année ; ainsi je me tiens d’un quart plus philosophe qu’elle ; mais elle est faite pour Paris, et moi je ne suis plus fait que pour la retraite.

 

          Je suis bien respectueusement, véritablement, tendrement attaché à ma belle philosophe.

 

 

1 – Où était le Théâtre-Français. (G.A.)

2 – Où le duc d’Orléans donnait la comédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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