TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE - Partie 9 et fin

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TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE - Partie 9 et fin

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TRAITÉ DE MÉTAPHYSIQUE

 

 

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CHAPITRE VIII.

 

De l’homme considéré comme un être sociable.

 

 

 

 

 

 

          Le grand dessein de l’auteur de la nature semble être de conserver chaque individu un certain temps, et de perpétuer son espèce. Tout animal est toujours entraîné par un instinct invincible à tout ce qui peut tendre à sa conservation ; et il y a des moments où il est emporté par un instinct presque aussi fort à l’accouplement et à la propagation, sans que nous puissions jamais dire comment tout cela se fait.

 

          Les animaux les plus sauvages et les plus solitaires sortent de leurs tanières quand l’amour les appelle, et se sentent liés pour quelques mois par des chaînes invisibles à des femelles et à des petits qui en naissent ; après quoi ils oublient cette famille passagère, et retournent à la férocité de leur solitude, jusqu’à ce que l’aiguillon de l’amour les force de nouveau à en sortir. D’autres espèces sont formées par la nature pour vivre toujours ensemble, les unes dans une société réellement policée, comme les abeilles, les fourmis, les castors, et quelques espèces d’oiseaux ; les autres sont seulement rassemblées par un instinct plus aveugle qui les unit sans objet et sans dessein apparent, comme les troupeaux sur la terre et les harengs dans la mer.

 

          L’homme n’est pas certainement poussé par son instinct à former une société policée telle que les fourmis et les abeilles (1) ; mais à considérer ses besoins, ses passions et sa raison, on voit bien qu’il n’a pas dû rester longtemps dans un état entièrement sauvage.

 

          Il suffit, pour que l’univers soit ce qu’il est aujourd’hui, qu’un homme ait été amoureux d’une femme. Le soin mutuel qu’ils auront eu l’un de l’autre, et leur amour naturel pour leurs enfants, auront bientôt éveillé leur industrie, et donné naissance au commencement grossier des arts. Deux familles auront eu besoin l’une de l’autre sitôt qu’elles auront été formées, et de ces besoins seront nées de nouvelles commodités.

 

          L’homme n’est pas comme les autres animaux qui n’ont que l’instinct de l’amour-propre et celui de l’accouplement ; non-seulement il a cet amour-propre nécessaire pour sa conservation, mais il a aussi pour son espèce une bienveillance naturelle qui ne se remarque point dans les bêtes.

 

          Qu’une chienne voie en passant un chien de la même mère déchiré en mille pièces et tout sanglant, elle en prendra un morceau sans concevoir la moindre pitié, et continuera son chemin ; et cependant cette même chienne défendra son petit, et mourra, en combattant, plutôt que de souffrir qu’on le lui enlève.

 

          Au contraire, que l’homme le plus sauvage voie un joli enfant près d’être dévoré par quelque animal, il sentira, malgré lui, une inquiétude, une anxiété que la pitié fait naître, et un désir d’aller à son secours. Il est vrai que ce sentiment de pitié et de bienveillance est souvent étouffé par la fureur de l’amour-propre : aussi la nature sage ne devait pas nous donner plus d’amour pour les autres que pour nous-mêmes ; c’est déjà beaucoup que nous ayons cette bienveillance qui nous dispose à l’union avec les hommes.

 

          Mais cette bienveillance serait encore un faible secours pour nous faire vivre en société : elle n’aurait jamais pu servir à fonder de grands empires et des villes florissantes, si nous n’avions pas eu de grandes passions.

 

          Ces passions, dont l’abus fait à la vérité tant de mal, sont en effet la principale cause de l’ordre que nous voyons aujourd’hui sur la terre. L’orgueil est surtout le principal instrument avec lequel on a bâti ce bel édifice de la société. A peine les besoins eurent rassemblé quelques hommes que les plus adroits d’entre eux s’aperçurent que tous ces hommes étaient nés avec un orgueil indomptable, aussi bien qu’avec un penchant invincible pour le bien-être.

 

          Il ne fut pas difficile de leur persuader que, s’ils faisaient pour le bien commun de la société quelque chose qui leur coûtât un peu de leur bien-être, leur orgueil en serait amplement dédommagé.

 

          On distingua donc de bonne heure les hommes en deux classes ; la première, des hommes divins qui sacrifient leur amour-propre au bien public ; la seconde, des misérables qui n’aiment qu’eux-mêmes : tout le monde voulut et veut être encore de la première classe, quoique tout le monde soit dans le fond du cœur de la seconde ; et les hommes les plus lâches et les plus abandonnés à leurs propres désirs, crièrent plus haut que les autres qu’il fallait tout immoler au bien public. L’envie de commander, qui est une des branches de l’orgueil, et qui se remarque aussi visiblement dans un pédant de collège et dans un bailli de village que dans un pape et dans un empereur, excita encore puissamment l’industrie humaine pour amener les hommes à obéir à d’autres hommes ; il fallut leur faire connaître clairement qu’on en savait plus qu’eux, et qu’on leur serait utile.

 

          Il fallut surtout se servir de leur avarice pour acheter leur obéissance. On ne pouvait leur donner beaucoup sans avoir beaucoup, et cette fureur d’acquérir les biens de la terre ajoutait tous les jours de nouveaux progrès à tous les arts.

 

          Cette machine n’eût pas encore été loin sans le secours de l’envie, passion très naturelle que les hommes déguisent toujours sous le nom d’émulation. Cette envie réveilla la paresse et aiguisa le génie de quiconque vit son voisin puissant et heureux. Ainsi, de proche en proche, les passions seules réunirent les hommes et tirèrent du sein de la terre tous les arts et tous les plaisirs. C’est avec ce ressort que Dieu, appelé par Platon l’éternel géomètre, et que j’appelle ici l’éternel machiniste, a animé et embelli la nature : les passions sont les roues qui font aller toutes ces machines.

 

          Les raisonneurs de nos jours (2) qui veulent établir la chimère que l’homme était né sans passions, et qu’il n’en a eu que pour avoir désobéi à Dieu, auraient aussi bien fait de dire quel homme était d’abord une belle statue que Dieu avait formée, et que cette statue fut depuis animée par le diable.

 

          L’amour-propre et toutes ses branches sont aussi nécessaires à l’homme que le sang qui coule dans ses veines ; et ceux qui veulent lui ôter ses passions parce qu’elles sont dangereuses, ressemblent à celui qui voudrait ôter à un homme tout son sang, parce qu’il peut tomber en apoplexie.

 

          Que dirions-nous de celui qui prétendrait que les vents sont une invention du diable, parce qu’ils submergent quelques vaisseaux, et qui ne songerait pas que c’est un bienfait de Dieu par lequel le commerce réunit tous les endroits de la terre que des mers immenses divisent ? Il est donc très clair que c’est à nos passions et à nos besoins que vous devons cet ordre et ces inventions utiles dont nous avons enrichi l’univers ; et il est très vraisemblable que Dieu ne nous a donné ces besoins, ces passions, qu’afin que notre industrie les tournât à notre avantage. Que si beaucoup d’hommes en ont abusé, e n’est pas à nous à nous plaindre d’un bienfait dont on a fait un mauvais usage. Dieu a daigné mettre sur la terre mille nourritures délicieuses pour l’homme : la gourmandise de ceux qui ont tourné cette nourriture en poison mortel pour eux ne peut servir de reproche contre la Providence.

 

 

 

1 – Voltaire a encore varié sur ce point. (G.A.)

2 – Les jansénistes. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX.

 

De la vertu et du vice.

 

 

 

          Pour qu’une société subsistât, il fallait des lois, comme il faut des règles de chaque jeu. La plupart de ces lois semblent arbitraires ; elles dépendent des intérêts, des passions, et des opinions de ceux qui les ont inventées, et de la nature du climat où les hommes se sont assemblés en société. Dans un pays chaud, où le vin rendrait furieux, on a jugé à propos de faire un crime d’en boire ; en d’autres climats plus froids il y a de l’honneur à s’enivrer. Ici un homme doit se contenter d’une femme ; là il lui est permis d’en avoir autant qu’il peut en nourrir. Dans un autre pays, les pères et les mères supplient les étrangers de vouloir bien coucher avec leurs filles ; partout ailleurs, une fille qui s’est livrée à un homme est déshonorée. A Sparte on encourageait l’adultère ; à Athènes il était puni de mort. Chez les Romains, les pères eurent droit de vie et de mort sur leurs enfants. En Normandie, un père ne peut pas ôter seulement une obole de son bien au fils le plus désobéissant. Le nom de roi est sacré chez beaucoup de nations, et en abomination dans d’autres.

 

          Mais tous ces peuples qui se conduisent si différemment, se réunissent tous en ce point, qu’ils appellent vertueux ce qui est conforme aux lois qu’ils ont établies, et criminel ce qui leur est contraire. Ainsi, un homme qui s’opposera en Hollande au pouvoir arbitraire sera un homme très vertueux ; et celui qui voudra établir en France un gouvernement républicain sera condamné au dernier supplice. Le même Juif qui à Metz (1) serait envoyé aux galères s’il avait deux femmes, en aura quatre à Constantinople, et en sera plus estimé des musulmans.

 

          La plupart des lois se contrarient si visiblement, qu’il importe assez peu par quelles lois un Etat se gouverne ; mais ce qui importe beaucoup, c’est que les lois, une fois établies, soient exécutées. Ainsi, il n’est d’aucune conséquence qu’il y ait telles ou telles règles pour les jeux de dés et de cartes ; mais on ne pourra jouer un seul moment, si l’on ne suit pas à la rigueur ces règles arbitraires dont on sera convenu.

 

          La vertu et le vice, le bien et le mal moral, est donc en tout pays ce qui est utile ou nuisible à la société ; et dans tous les lieux et dans tous les temps, celui qui sacrifie le plus au public est celui qu’on appellera le plus vertueux. Il paraît donc que les bonnes actions ne sont autre chose que les actions dont nous retirons de l’avantage, et les crimes les actions qui nous sont contraires. La vertu est l’habitude de faire de ces choses qui plaisent aux hommes, et le vice l’habitude de faire des choses qui leur déplaisent.

 

          Quoique ce qu’on appelle vertu dans un climat soit précisément ce qu’on appelle vice dans un autre, et que la plupart des règles du bien et du mal diffèrent comme les langages et les habillements, cependant il me paraît certain qu’il y a des lois naturelles dont les hommes sont obligés de convenir par tout l’univers, malgré qu’ils en aient. Dieu n’a pas dit à la vérité aux hommes : Voici des lois que je vous donne de ma bouche, par lesquelles je veux que vous gouverniez : mais il a fait dans l’homme ce qu’il a fait dans beaucoup d’autres animaux : il a donné aux abeilles un instinct puissant par lequel elles travaillent et se nourrissent ensemble ; et il a donné à l’homme certains sentiments dont il ne peut jamais se défaire, et qui sont les liens éternels et les premières lois de la société dans laquelle il a prévu que les hommes vivraient. La bienveillance pour notre espèce est née, par exemple, avec nous, et agit toujours en nous, à moins qu’elle ne soit combattue par l’amour-propre, qui doit toujours l’emporter sur elle. Ainsi un homme est toujours porté à assister un autre homme quand il ne lui en coûte rien. Le sauvage le plus barbare, revenant du carnage, et dégouttant du sang des ennemis qu’il a mangés, s’attendrira à la vue des souffrances de son camarade, et lui donnera tous les secours qui dépendront de lui.

 

          L’adultère et l’amour des garçons seront permis chez beaucoup de nations ; mais vous n’en trouverez aucune dans laquelle il soit permis de manquer à sa parole ; parce que la société peut bien subsister entre des adultères et des garçons qui s’aiment, mais non pas entre des gens qui se feraient gloire de se tromper les uns les autres.

 

          Le larcin était en honneur à Sparte, parce que tous les biens étaient communs ; mais, dès que vous avez établi le tien et le mien, il vous sera alors impossible de ne pas regarder le vol comme contraire à la société, et par conséquent comme injuste.

 

          Il est si vrai que le bien de la société est la seule mesure du bien et du mal moral, que nous sommes forcés de changer, selon le besoin, toutes les idées que nous nous sommes formées du juste et de l’injuste.

 

          Nous avons de l’horreur pour un père qui couche avec sa fille, et nous flétrissons aussi du nom d’incestueux le frère qui abuse de sa sœur ; mais, dans une colonie naissante, où il ne restera qu’un père avec un fils et deux filles, nous regarderons comme une très bonne action le soin que prendra cette famille de ne pas laisser périr l’espèce.

 

          Un frère qui tue son frère est un monstre, mais un frère qui n’aurait eu d’autres moyens de sauver sa patrie que de sacrifier son frère, serait un homme divin.

 

          Nous aimons tous la vérité, et nous en faisons une vertu, parce qu’il est de notre intérêt de n’être pas trompés. Nous avons attaché d’autant plus d’infamie au mensonge, que, de toutes les mauvaises actions, c’est la plus facile à cacher, et celle qui coûte le moins à commettre ; mais dans combien d’occasions le mensonge ne devient-il pas une vertu héroïque ! Quand il s’agit, par exemple, de sauver un ami celui qui en ce cas dirait la vérité, serait couvert d’opprobre : et nous ne mettons guère de différence entre un homme qui calomnierait un innocent, et un frère qui, pouvant conserver la vie à son frère par un mensonge, aimerait mieux l’abandonner en disant vrai. La mémoire de M. de Thou, qui eut le cou coupé pour n’avoir pas révélé la conspiration de Cinq-Mars, est en bénédiction chez les Français : s’il n’avait point menti, elle aurait été en horreur (1).

 

          Mais, me dira-t-on, ce ne sera donc que par rapport à nous qu’il y aura du crime et de la vertu, du bien et du mal moral ; il n’y aura donc point de bien en soi et indépendant de l’homme ? Je demanderai à ceux qui font cette question s’il y a du froid et du chaud, du doux et de l’amer, de la bonne et de la mauvaise odeur autrement que par rapport à nous ? N’est-il pas vrai qu’un homme qui prétendrait que la chaleur existe toute seule serait un raisonneur très ridicule ? Pourquoi donc celui qui prétend que le bien moral existe indépendamment de nous raisonnerait-il mieux ? Notre bien et notre mal physique n’ont d’existence que par rapport à nous ; pourquoi notre bien et notre mal moral seraient-ils dans un autre cas ?

 

          Les vues du Créateur, qui voulait que l’homme vécût en société, ne sont-elles pas suffisamment remplies ? S’il y avait quelque loi tombée du ciel qui eût enseigné aux humains la volonté de Dieu bien clairement, alors le bien moral ne serait autre chose que la conformité à cette loi. Quand Dieu aura dit aux hommes : « Je veux qu’il y ait tant de royaumes sur la terre, et pas une république. Je veux que les cadets aient tout le bien des pères, et qu’on punisse de mort quiconque mangera des dindons ou du cochon ; » alors ces lois deviendront certainement la règle immuable du bien et du mal. Mais comme Dieu n’a pas daigné, que je sache, se mêler ainsi de notre conduite, il faut nous en tenir aux présents qu’il nous a faits. Ces présents sont la raison, l’amour-propre, la bienveillance pour notre espèce, les besoins, les passions, tous moyens par lesquels nous avons établi la société.

 

          Bien des gens sont prêts ici à me dire : Si je trouve mon bien-être à déranger votre société, à tuer, à voler, à calomnier, je ne serai donc retenu par rien, et je pourrai m’abandonner sans scrupule à toutes mes passions ! Je n’ai autre chose à dire à ces gens-là, sinon que probablement ils seront pendus, ainsi que je ferai tuer les loups qui voudront enlever mes moutons ; c’est précisément pour eux que les lois sont faites, comme les tuiles ont été inventées contre la grêle et contre la pluie.

 

          A l’égard des princes qui ont la force en main, et qui en abusent pour désoler le monde, qui envoient à la mort une partie des hommes, et réduisent l’autre à la misère, c’est la faute des hommes s’ils souffrent ces ravages abominables, que souvent même ils honorent du nom de vertu ; ils n’ont à s’en prendre qu’à eux-mêmes, aux mauvaises lois qu’ils ont faites, ou au peu de courage qui les empêche de faire exécuter de bonnes lois.

 

          Tous ces princes qui ont fait tant de mal aux hommes sont les premiers à crier que Dieu a donné des règles du bien et du mal. Il n’y a aucun de ces fléaux de la terre qui ne fasse des actes solennels de religion, et je ne vois pas qu’on gagne beaucoup à avoir de pareilles règles. C’est un malheur attaché à l’humanité que, malgré toute l’envie que nous avons de nous conserver, nous nous détruisons mutuellement avec fureur et avec folie. Presque tous les animaux se mangent les uns les autres, et dans l’espèce humaine, les mâles s’exterminent par la guerre. Il semble encore que Dieu ait prévu cette calamité en faisant naître parmi nous plus de mâles que de femelles : en effet les peuples qui semblent avoir songé de plus près aux intérêts de l’humanité, et qui tiennent des registres exacts des naissances et des morts, se sont aperçus que, l’un portant l’autre, il naît tous les ans un douzième de mâles plus que de femelles.

 

          De tout ceci il sera aisé de voir qu’il est très vraisemblable que tous ces meurtres et ces brigandages sont funestes à la société, sans intéresser en rien la Divinité. Dieu a mis les hommes et les animaux sur la terre, c’est à eux de s’y conduire de leur mieux. Malheur aux mouches qui tombent dans les filets de l’araignée ; malheur au taureau qui sera attaqué par un lion, et aux moutons qui seront rencontrés par les loups ! Mais si un mouton allait dire à un loup : Tu manques au bien moral, et Dieu te punira, le loup lui répondrait : Je fais mon bien physique ; et il y a apparence que Dieu ne se soucie pas trop que je te mange ou non. Tout ce que le mouton avait de mieux à faire, c’était de ne pas s’écarter du berger et du chien qui pouvaient le défendre.

 

          Plût au ciel qu’en effet un Etre suprême nous eût donné des lois, et nous eût proposé des peines et des récompenses ! qu’il nous eût dit : Ceci est vice en soi, ceci est vertueux en soi. Mais nous sommes si loin d’avoir des règles du bien et du mal, que de tous ceux qui ont osé donner des lois aux hommes de la part de Dieu, il n’y en a pas un qui ait donné la dix-millième partie des règles dont nous avons besoin dans la conduite de la vie.

 

          Si quelqu’un infère de tout ceci qu’il n’y a plus qu’à s’abandonner sans réserve à toutes les fureurs de ses désirs effrénés, et que, n’y ayant en soi ni vertu ni vice, il peut tout faire impunément, il faut d’abord que cet homme voie s’il a une armée de cent mille soldats bien affectionnés à son service : encore risquera-t-il beaucoup en se déclarant ainsi l’ennemi du genre humain. Mais si cet homme n’est qu’un simple particulier, pour peu qu’il ait de raison il verra qu’il a choisi un très mauvais parti, et qu’il sera puni infailliblement, soit par les châtiments si sagement inventés par les hommes contre les ennemis de la société soit par la seule crainte du châtiment, laquelle est un supplice assez cruel par elle-même. Il verra que la vie de ceux qui bravent les lois est d’ordinaire la plus misérable. Il est moralement impossible qu’un méchant homme ne soit pas reconnu ; et dès qu’il est seulement soupçonné, il doit s’apercevoir qu’il est l’objet du mépris et de l’horreur. Or, Dieu nous a sagement doués d’un orgueil qui ne peut jamais souffrir que les autres hommes nous haïssent et nous méprisent ; être méprisé de ceux avec qui l’on vit est une chose que personne n’a jamais pu et ne pourra jamais supporter. C’est peut-être le plus grand frein que la nature ait mis aux injustices des hommes ; c’est par cette crainte mutuelle que Dieu a jugé à propos de les lier. Ainsi tout homme raisonnable conclura qu’il est visiblement de son intérêt d’être honnête homme. La connaissance qu’il aura du cœur humain, et la persuasion où il sera qu’il n’y a en soi ni vertu ni vice, ne l’empêchera jamais d’être bon citoyen, et de remplir tous les devoirs de la vie. Aussi remarque-t-on que les philosophes (qu’on baptise du nom d’incrédules et de libertins) ont été dans tous les temps les plus honnêtes gens du monde. Sans faire ici une liste de tous les grands hommes de l’antiquité, on sait que La Mothe Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIII, Bayle, Locke, Spinosa, milord Shaftesbury, Collins (1), etc., étaient des hommes d’une vertu rigide ; et ce n’est pas seulement la crainte du mépris des hommes qui a fait leurs vertus, c’était le goût de la vertu même. Un esprit droit est honnête homme par la même raison que celui qui n’a point le goût dépravé préfère d’excellent vin de Nuits à du vin de Brie, et des perdrix du Mans à de la chair de cheval. Une saine éducation perpétue ces sentiments chez tous les hommes, et de là est venu ce sentiment universel qu’on appelle honneur, dont les plus corrompus ne peuvent se défaire, et qui est le pivot de la société. Ceux qui auraient besoin du secours de la religion pour être honnêtes gens seraient bien à plaindre ; et il faudrait que ce fussent des monstres de la société, s’ils ne trouvaient pas en eux-mêmes les sentiments nécessaires à cette société, et s’ils étaient obligés d’emprunter d’ailleurs ce qui doit se trouver dans notre nature.

 

 

 

 

1 – La seule ville du royaume où les Juifs eussent une synagogue et fussent soufferts ouvertement. (G.A.)

2 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chap. CLXXVI. (G.A.)

3 – Voyez les Lettres au prince de Brunswick. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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