CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 29

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 29

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à M. Damilaville.

 

17 Avril 1767.

 

 

          Monsieur, la famille des Sirven a renvoyé selon vos ordres, à M. de Courteilles, le mémoire signé pour être remis à M. l’avocat de Beaumont par votre entremise ; ayez la bonté de les retirer avec les autres pièces.

 

          Toute notre famille est fort étonnée et très indignée de la démarche odieuse faite auprès de M. de Meaux. Il y a des hommes qui ne sont jamais occupés qu’à nuire. Nous prions Dieu, qui bénit notre petit commerce, qu’il ne vous fasse point tomber sous la dent de ces gens-là. M. Raitvole (1) dit vous avoir envoyé le livre cité par Fabricius (2), qu’il a eu bien de la peine à trouver. Il y a longtemps qu’on ne trouve plus dans nos quartiers de livres espagnols.

 

          Mon épouse vous salue. J’ai l’honneur d’être très cordialement. BOURSIER.

 

 

1 – Anagramme de Voltaire. (G.A.)

2 – Les Questions de Zapata. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Avril 1767.

 

 

          Je devrais dépouiller le vieil homme dans ce saint jour de Pâques, et me défaire du vieux levain ;

 

Mais enfin je suis Scythe, et le fus pour vous plaire.

 

Act. V, sc. II.

 

          Je plaide encore pour les Scythes du fond de mes déserts. Voilà trois éditions de ces pauvres Scythes, celle des Cramer, celle de Lacombe, et une autre qu’un nommé Pellet vient de faire à Genève ; on en donnera pourtant bientôt une quatrième, dans laquelle seront tous les changements que j’ai envoyés à mes anges et à M. de Thibouville, avec ceux que je ferai encore si Dieu prend pitié de moi. Je ne plains point ma peine ; mais voyez ma misère : Toutes les lettres qu’on m’écrit se contredisent à faire pouffer de rire.Une des critiques les plus plaisantes est celle de quelques belles dames qui disent : Ah ! pourquoi Obéide va-t-elle s’aviser d’épouser un jeune Scythe, c’est-à-dire un Suisse du canton de Zug, lorsque dans le fond de son cœur elle aime Athamare, c’est-à-dire un marquis français ? Mais, ô mes très belles dames ! ayez la bonté de considérer que son marquis français est marié, et qu’elle ne peut savoir que madame la marquise est morte. Cette fille fait très bien de chercher à oublier pour jamais un marquis qui a ruiné son pauvre père ; et ces vers que vous m’avez conseillés, et que j’ai ajoutés trop tard, ces vers assez passables, dis-je, répondent à toutes ces critiques :

 

Au parti que je prends je me suis condamnée.

Va, si j’aime en secret les lieux où je suis née,

Mon cœur doit s’en punir il se doit imposer

Un frein qui le retienne et qu’il n’ose briser.

 

Act. II, sc I.

 

          Je vous assure encore que le second acte, récité par madame de La Harpe, arrache des larmes. Soyez bien persuadé que si la scène du troisième acte entre Athamare et Obéide était bien jouée, elle ferait une très vive impression.

 

          Pleurez donc, mademoiselle Obéide, lorsque Athamare vous dit :

 

Elle l’est dans la haine, et lui seul est coupable.

 

Act. III, sc II.

 

          Pleurez en disant :

 

Tu ne le fus que trop ; tu l’es de me revoir,

De m’aimer, d’attendrir un cœur au désespoir,

Destructeur malheureux d’une triste famille,

Laisse pleurer en paix et le père et la fille, etc.

 

Act. III, sc II.

 

          Et vous, Athamare, dites d’une manière vive et sensible :

 

Juge de mon amour ! il me force au respect.

J’obéis… Dieux puissants, qui voyez mon offense,

Secondez mon amour, et guidez ma vengeance, etc.

 

Act. III, sc II.

 

          La scène des deux vieillards, au quatrième acte, attendrit tous ceux qui n’ont point abjuré les sentiments de la simple nature. Mais ces sentiments sont toujours étouffés dans un parterre rempli de petites critiques à qui la nature est toujours étrangère dans le tumulte des cabales. C’est ce qui arriva à la scène touchante de Sémiramis et de Ninias ; c’est ce qui arriva à la scène de l’urne dans Oreste ; c’est ce que vous avez vu dans Trancrède et dans Olympie. Trois amis y seront, etc., est très à sa place, très naturel, très touchant ; mais avec des acteurs froids et intimidés rendent tout ridicule aux yeux d’un public frivole et barbare, qui ne court à une première représentation que pour faire tomber la pièce.

 

          Les deux dernières représentations ne subjuguèrent l’hydre qu’à moitié, parce que les acteurs n’étaient point encore parvenus à ce degré nécessaire de sensibilité qui est le maître des cœurs. Ce n’est qu’avec le temps qu’on goûtera ces mœurs champêtres, cette simplicité si touchante mise en opposition avec l’insolence du despotisme et la fureur des passions d’un jeune prince qui se croit tout permis. C’est précisément au parterre que cela doit plaire. Tous les gens de lettres sont de mon avis. On s’apercevra aussi que le style n’est point négligé, et que sa naïveté, convenable au sujet, loin d’être un défaut, est un véritable ornement ; car tout ce qui est convenable est bien. Les mots de toison, de glèbe, de gazons, de mousse, de feuillage, de soie, de lacs, de fontaines, de pâtre, etc., qui seraient ridicules dans une autre tragédie, sont ici heureusement employés. Mais cette convenance n’est sentie qu’à la longue ; elle plaît quand on y est accoutumé.

 

          J’ai dit, dans la préface, que la pièce est très difficile à jouer, et j’ai eu grande raison. Voilà les acteurs enfin un peu accoutumés. Profitez donc, je vous en supplie, mes anges, de ce moment favorable ; faites reprendre la pièce après Pâques. La nature, après tout, est partout la même, et il faudra bien qu’elle parle dans votre Babylone comme dans ma Scythie. Si Brizard peut avoir plus de sentiment, si Dauberval peut être moins gauche, si Pin pouvait être moins ridicule, s’ils pouvaient prendre des leçons dont ils ont besoin, si de jeunes bergères vêtues de blanc venaient attacher des guirlandes, dans le deuxième acte, aux arbres qui entourent l’autel, pendant qu’Obéide parle, si elles venaient le couvrir d’un crêpe dans la première scène du cinquième acte, si tous les acteurs étaient de concert, si les confidents étaient supportables, je vous réponds que cela ferait un beau spectacle.

 

          Essayez, je vous prie, et surtout qu’Obéide sache pleurer. Je vois bien qu’elle (1) n’est point faite pour les rôles attendrissants ; il lui faudra des Léontine (2) qui disent des injures à un empereur dans sa maison, contre toute bienséance et contre toute vraisemblance. Il lui faudra des Cléopâtre (3) qui fassent à leurs fils la proposition absurde d’assassiner leur maîtresse. Le parterre aime encore ces sottises gigantesques, à la bonne heure ; pour moi, qui suis le très humble et très obéissant serviteur du naturel et du vrai, je déteste cordialement ces prestiges dramatiques.

 

          Je crois que je vais bientôt quitter ma Scythie, et en chercher une autre ; ma santé ne peut plus tenir à l’hiver barbare qui nous accable au mois d’avril, et aux neiges qui nous environnent, lorsque ailleurs on mange des petits pois. Les commis sont devenus plus affreux que les neiges. Je veux fuir les loups et les frimas.

 

          En voilà trop ; respect et tendresse, mes anges.

 

 

1 – Mademoiselle Durancy. (G.A.)

2 – Comme dans Héraclius. (G.A.)

3 – Comme dans Rodogune. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Belloy.

 

A Ferney, le 19 Avril 1767.

 

 

          Je suis bien touché, monsieur, de vos sentiments nobles, de votre lettre et de vos vers (1). Il n’y a point de pièces de théâtre qui aient excité en moi tant de sensibilité. Vous faites plus d’honneur à la littérature que tous les Frérons ne peuvent lui faire de honte. On reconnaît bien en vous le véritable talent. Il ressemble parfaitement au portrait que saint Paul fait de la charité ; il la peint indulgente, pleine de bonté, et exempte d’envie ; c’est le meilleur morceau de saint Paul, sans contredit, et vous me pardonnerez de vous citer un apôtre le saint jour de Pâques.

 

          Il est vrai que nos beaux-arts penchent un peu vers leur chute ; mais ce qui me console, c’est que vous êtes jeune et que vous aurez tout le temps de former des auteurs et des acteurs. Les vers que vous m’envoyez sont charmants. J’ai avec moi M. et madame de La Harpe, qui en sentent tout le prix, aussi bien que ma nièce. Il y a longtemps que nous aurions joué le Siège de Calais sur notre petit théâtre de Ferney, si notre compagnie eût été plus nombreuse. Nous ne pouvons malheureusement jouer que des pièces où il y a peu d’acteurs. M. de Chabanon va venir chez nous avec une tragédie ; nous la jouerons, et, dès que vous aurez donné la comtesse de Vergy (2), notre petit théâtre s’en saisira. On ne s’est pas mal tiré de la Partie de Chasse de Henri IV, de M. Collé. Où est le temps que je n’avais que soixante-dix ans ! je vous assure que je jouais les vieillards parfaitement. Ma nièce faisait verser des larmes, et c’est là le grand point. Pour M. et madame de La Harpe, je ne connais guère de plus grands acteurs.

 

          Vous voyez que vos beaux fruits de Babylone croissent entre nos montagnes de Scythie ; mais ce sont des ananas cultivés à l’ombre dans une serre, loin de votre brillant soleil.

 

          Adieu, monsieur ; vous me faites aimer plus que jamais les arts, que j’ai cultivés toute ma vie. Je vous remercie ; je vous aime, je vous estime trop pour employer ici les vaines formules ordinaires, qui n’ont pas certainement été inventées par l’amitié.

 

 

1 – Sur la première représentation des Scythes. (G.A.)

2 – Gabrielle de Vergy. Cette tragédie, imprimée en 1770, ne fut jouée qu’en 1777. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

20 Avril 1767.

 

 

          J’ai reçu votre lettre du 9 d’avril, mon très aimable et preux chevalier (puisque vous ne voulez pas que je vous appelle monsieur). Je vous avais écrit, huit ou dix jours auparavant, par M. Chenevières. Je n’ai reçu aucun des paquets dont vous me parlez. Toutes les choses de ce monde n’atteignent pas à leur but ; Il faut se consoler ; la patience est une vertu nécessaire.

 

          Je vous fais mon compliment sur votre mariage ; faites-nous beaucoup d’enfants qui pensent comme vous : vous ne sauriez rendre un plus grand service à la société. Je vous écris à Châlons-sur-Marne. J’aimerais mieux que ce fût à Châlon-sur-Saône, j’aurais le bonheur d’être moins éloigné de vous. Je ne puis rien vous mander. Je suis dans la solitude et dans les neiges, bloqué par vos troupes, et malades. Quand vous serez à la source des plaisirs et des nouvelles, n’oubliez pas les solitaires dont vous avez fait la conquête.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Ferney, 22 Avril 1767.

 

 

          Je réponds à la lettre du 14, dont mon cher ange m’honore, dans le cabinet d’Elochivis (1), à deux grandes parasanges de Babylone (2). Comme je suis à trois cent mille pas géométriques de votre superbe ville, et que vos Persans m’écrivent toujours des choses contradictoires, je suis très souvent le plus embarrassé de tous les Scythes ; mais je crois mon ange de préférence à tout. Je pense ne pouvoir mieux faire que de lui envoyer la pièce scythe, bien nettement ajustée. Si cet exemplaire ne suffit pas pour sa comédie, il sera aisé d’en faire encore un autre sur ce modèle. Je suis convaincu que tous les prétextes des ennemis leur étant ôtés, ayant sacrifié Il est mort en brave homme (3), qui est pourtant fort naturel ; ayant épargné aux gens malins l’idée de viol, qui pourtant est piquante ; ayant donné la raison la plus valable du mariage d’Obéide, raison prise dans l’amour même d’Obéide pour Athamare, raison touchante, raison tragique, raison même que mes anges ont toujours voulu que j’employasse ; ayant enfin distillé le peu qui me reste de cerveau pour apaiser les Welches, et pour plaire aux bons Français, j’espère que tant de peines ne seront pas perdues.

 

          Ceux qui demandent que le mariage d’Obéide avec Indatire soit nécessaire n’entendent point les intérêts de leurs plaisirs. Cela est bon dans Alzire, cela serait détestable dans les Scythes. Les deux vieillards doivent faire un très grand effet au quatrième acte, s’ils peuvent jouer d’une manière attendrissante, et surtout si les Welches sont capables de faire réflexion que deux bonnes gens de quatre-vingts-ans, sans armée, et consignés à la porte d’Athamare, ne peuvent commander une armée, surtout quand l’un des deux vieillards est évanoui. Le malheur de tous vos comédiens, c’est de jouer froidement ; ils n’ont point d’âme, ils n’arrivent jamais qu’à moitié. Je le dirai toujours, jusqu’à ce que je meure, les Scythes bien joués doivent faire un grand effet. Madame de La Harpe fait pleurer quand elle dit :

 

Ah, fatal Athamare !

Que t’a fait Obéide ? etc.

 

Act. III, sc. IV.

 

et madame Dupuits, qui a une voix touchante, augmente l’attendrissement. Il y a l’infini entre jouer avec art, et jouer avec âme.

 

          Je vous ai soumis, mon cher ange, ma réponse à mademoiselle Sainval ; je n’ai écrit que des politesses vagues à mademoiselle Dubois ; je ne me suis engagé à rien : vous savez que je ne ferai que ce que vous voudrez ; mais je vous répète encore qu’il faut reprendre les Scythes après Pâques, malgré la cabale, ou plutôt malgré les cabales, car il y en a quatre contre nous. Il faut que mademoiselle Durancy fasse pleurer afin que M. le maréchal de Richelieu ne la fasse pas enrager, s’il ne lui fait pas autre chose.

 

          On fait une nouvelle édition des Scythes à Genève ; on en fait une en Hollande ; on en va faire une encore à Lyon : cela peut servir de prétexte à Lacombe pour diminuer un peu l’honoraire de Lekain ; mais il n’y perdra rien, il aura toujours ses six cents francs. Puisse-t-il être beau comme le jour, et être un amant charmant quand il viendra, au troisième acte, se jeter aux genoux d’Obéide ! puisse-t-il avoir une voix sonore et touchante ! puissent les confidents n’être pas des buffles ! puisse le seul véritable théâtre de l’Europe n’être pas entièrement sacrifié à l’Opéra-Comique !

 

          Grâce au ridicule retranchement fait par la police à la première scène du troisième acte, Sozame ne dit mot, et joue un rôle pitoyable ; je le fais parler de manière que la police n’aura rien à dire.

 

          Je vous remercie tendrement vous et Elochivis ; je suis terriblement vexé si on ne réprime pas l’insolence des commis, je serai obligé d’aller mourir ailleurs.

 

          A propos de mourir, savez-vous, mon divin ange, que je n’ai guère de santé ? mais qu’importe ! je suis aussi gai qu’homme de ma sorte. Je n’ai actuellement que la moitié d’un œil, et vous voyez que j’écris très lisiblement. Je soupçonne avec vous que le tyran du tripot (4) a contre vous quelque rancune qui n’est pas du tripot. N’y a-t-il pas un fou de Bordeaux, nommé Vergy, qui aurait pu vous faire quelque tracasserie ? Ce monde est hérissé d’anicroches. Jean-Jacques est aussi fou que les d’Eon et les Vergy, mais il est plus dangereux.

 

 

N.B. (5) – Vous serez peut-être surpris que Luc m’écrive toujours, j’ai trois ou quatre rois que je mitonne : comme je suis fort jeune, il est bon d’avoir des amis solides pour le reste de la vie. Divin ange ! ces quatre rois ne valent pas seulement une plume de vos ailes.

 

          Couple céleste, couple aimable, vous savez si vous m’êtes chers ! Mais ce que vous ne saurez jamais bien, c’est le bonheur et la félicité suprême que goûte mon cœur, des hommages purs qu’il vous rend chaque jour dans le temple d’Hyperdulie.

 

 

1 – Le duc de Choiseul. (G.A.)

2 – Paris. (G.A.)

3 – Act. IV, sc. V. (G.A.)

4 – Richelieu. (G.A.)

5 – Ce nota bene n’est encore que le fragment d’une lettre qui doit être antérieure à l’année 1767. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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