CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 4

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à M. le comte d’Argental.

 

8 Janvier au soir, partira le 10 (1).

 

 

          Mes divins anges, nous recevons votre lettre du 3 janvier. Allons vite au fait : 1°/ l’affaire était si grave que la première chose que dit le receveur du bureau à cette dame, c’est qu’elle serait pendue ; 2°/ le fidèle Wagnière vous écrivit du bureau même pendant que les monstres du bureau écrivaient à M. le vice-chancelier ; 3°/ cette affaire étant arrivée le 23 décembre au soir, nous n’avons eu de nouvelles de vous qu’aujourd’hui 8 janvier, et Le Jeune a écrit quatre lettres à sa femme dans cet intervalle ; 4°/ nous ne pouvions faire autre chose que d’envoyer mémoire sur mémoire au seul maître de cette affaire ; tous ces mémoires ont été uniformes.  Nous avons toujours dit la même chose, et nous ne pouvions deviner que vous imagineriez d’alléguer que cette femme est parente de notre femme de charge, attendu que nous ne l’avons jamais dit dans nos défenses dont vous avez copie, et que Wagnière à qui cette lettre est dictée, n’énonça point du tout cette défaite dans la lettre qu’il a eu l’honneur de vous écrire du bureau.

 

          La femme même articula dans le procès-verbal qu’elle avait une parente en Suisse, mais non pas à Ferney ; elle déclara qu’elle ne nous connaissait point, et voici le certificat que Wagnière vous en donne, en cas que vous ayez perdu sa lettre. Il nous a donc fallu absolument marcher sur la même ligne et soutenir toujours, ce qui est très vrai, que nous n’avons connu jamais la femme Doiret, et que nous ne vendons point de livres.

 

          5°/ Il est très vrai encore que le bureau de Collonges est en faute jusque dans sa turpitude, et que sa barbarie n’est point en règle. S’il a cru que la dame Doiret et son quidam (2) voulaient faire passer en France des choses criminelles, il devait s’assurer d’eux : première prévarication. Il n’était pas en droit de saisir les chevaux et le carrosse d’une personne qui venait faire plomber ses malles, qui se déclarait elle-même, et qui ne passait point des marchandises en fraude selon les ordonnances : seconde prévarication. Il pouvait même renvoyer ces marchandises sans manquer à son devoir, et c’est ce qui arrive tous les jours dans d’autres bureaux. Madame Denis est légalement autorisée à redemander son équipage, dont d’ailleurs cette femme Doiret s’était servie frauduleusement, en achetant des habits de nos domestiques et en empruntant d’eux nos équipages et des malles.

 

          6°/ Nos malles ne nous sont revenues au nombre de deux que parce que les commis mirent les papiers dans une troisième, pour être envoyés à M. le vice-chancelier.

 

          7°/ Il est impossible que, si nous passons le moins du monde pour complices de la femme qui faisait entrer ces papiers, nous ne soyons exposés aux désagréments les plus violents.

 

          8°/ Quand nous ne serions condamnés qu’à la plus légère amende, nous serions déshonorés à quinze lieues à la ronde, dans un pays barbare et superstitieux. Vous ne vous connaissez pas en barbares.

 

          9°/ Si on ne trouve pas un ami de M. de La Reynière qui obtienne de lui la prompte et indispensable révocation du nommé Janin, contrôleur du bureau de Saconnex, entre Genève et Ferney, l’affaire peut prendre la tournure la plus funeste.

 

          Cette affaire, toute désagréable qu’elle est ne doit préjudicier en rien à celle des Scythes ; au contraire, c’est une diversion consolante et peut-être nécessaire. Il serait bon sans doute que la pièce fût jouée incessamment et que les acteurs eussent leurs rôles ; mais sans deux bons vieillards et sans une Obéide qui sache faire entrevoir ses larmes en voulant les retenir, et qui découvre son amour sans en parler, tout est bien hasardé. J’ai d’ailleurs fait imprimer l’ouvrage pour prévenir l’impertinente absurdité des comédiens que mademoiselle Clairon avait accoutumés à gâter toutes mes pièces ; ce désagrément m’est beaucoup plus sensible que le succès ne pourrait être flatteur pour moi.

 

          J’imagine que l’épître dédicatoire n’aura pas déplu à MM. les ducs de Praslin et de Choiseul ; et c’est une grande consolation pour le bon homme, qui cultive encore son jardin au pied du Caucase, mais qui ne fera plus éclore de fleurs ni de fruits, après une aventure qui lui ôte le peu de forces qui lui restait : ce bon vieillard vous tend les bras de ses neiges, de Scythie aux murs de Babylone. – V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Janin. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Du 9 Janvier 1767. – A M. D’ARGENTAL.

 

 

La femme Doiret n’eut jamais de parents chez nous. – Voici les certificats que je vous annonçai hier :

 

« Je déclare que je n’ai jamais articulé dans aucun papier que la dame Doiret eût des parents dans la maison.

 

Fait à Ferney, 9 Janvier 1767.

 

Signé WAGNIÈRE.

 

Je déclare la même chose, comme ayant été présent.

 

Signé BACLE. »

 

 

 

P.S. – (Relatif à la révocation de Janin.)

 

 

          C’est sur quoi nous avons insisté dans toutes nos lettres ; nous n’avons proposé l’intervention de M. de Courteilles que comme le croyant à portée, par lui ou par ses amis, d’engager les fermiers-généraux, chargés du pays de Gex, à casser au plus vite ce malheureux. Nous vous répétons que c’est un préalable très important pour empêcher que notre nom ne soit compromis et que nous ne soyons exposés à un procès criminel.

 

          Vous avez, mes divins anges, un résumé exact de l’affaire. Puisqu’elle dépend de M. de Montyon, que nous avons vu aux Délices, nous allons lui écrire. Vous connaissez, sans doute, le conseiller d’Etat qui préside à ce bureau. Nous avions espéré que M. le vice-chancelier aurait la bonté de décider lui-même cette affaire, et qu’il commencerait par s’informer s’il y a en effet une femme Doiret à Châlons, à laquelle la malle pleine de papiers est adressée. Il est fort triste que cette aventure soit discutée devant des juges qui peuvent la criminaliser ; mais nous comptons sur votre zèle, sur votre activité, sur vos amis.

 

          Nous n’avons rien à nous reprocher, et s’il arrive un malheur (1), on aura la fermeté de le soutenir, malgré l’état languissant où l’on est, et malgré la rigueur extrême d’un climat qui est quelquefois pire que la Sibérie.

 

          N’en parlons plus, mes chers anges, il n’est question que d’agir auprès de M. de Montyon et du président du bureau, non pas comme demandant grâce, mais comme demandant justice et conformément à nos mémoires dont aucun ne dément l’autre. Nous ne voulons point nous contredire comme Jean-Jacques. Voilà notre première et dernière résolution dont nous ne nous sommes jamais départis, comme nous ne nous départirons point des tendres sentiments qui nous attachent à vous pour toute notre vie.

 

 

1 – D’être forcé de déguerpir. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 9 Janvier 1767.

 

 

          Le favori de Vénus, de Minerve et de Mars, s’est donc ressenti des infirmités attachées à la faiblesse humaine. Il a succombé sous la fatigue des plaisirs ; mais je me flatte qu’il est bien rétabli, puisqu’il m’a écrit de sa main ; il est d’ailleurs grand médecin, et c’est lui qui guérit les autres. Je n’ai pas l’honneur d’être de l’espèce de mon héros : dès que les neiges couvrent la terre dans mon climat barbare, les taies blanches s’emparent de mes yeux, je perds presque entièrement la vue. Mon héros griffonne de sa main des lettres qu’à peine on peut lire, et moi je ne peux écrire de ma belle écriture ; j’entrerai d’ailleurs incessamment dans ma soixante et quatorzième année, ce qui exige de l’indulgence de mon héros.

 

          Nous faisons à présent la guerre très paisiblement aux citoyens têtus de Genève. J’ai trente dragons autour d’un poulailler qu’on nomme le château de Tournay, que j’avais prêté à M. le duc de Villars, sur le chemin des Délices. Je n’ai point de corps d’armée à Ferney ; mais j’imagine que, dans cette guerre, on boira plus de vin qu’on ne répandra de sang.

 

          Si vous avez, monseigneur, une bonne actrice à Bordeaux, je vous enverrai une tragédie nouvelle pour votre carnaval ou pour votre carême. Maman Denis et tous ceux à qui je l’ai lue, disent qu’elle est très neuve et très intéressante. La grâce que je vous demanderai, ce sera de mettre tout votre pouvoir de gouverneur à empêcher qu’elle ne soit copiée par le directeur de la comédie, et qu’elle ne soit imprimée à Bordeaux. J’oserais même vous supplier d’ordonner que le directeur fît copier les rôles dans votre hôtel, et qu’on vous rendît l’exemplaire à la fin de chaque répétition et de chaque représentation ; en ce cas, je suis à vos ordres.

 

          Voici le mémoire concernant votre protégé (1) et l’emploi de la lettre de change que vous avez eu la bonté d’envoyer pour lui. Quand même je ne serais pas à Ferney, il restera toujours dans la maison ; maman Denis aura soin de lui, et je le laisserai le maître de ma bibliothèque. Il passe sa vie à travailler dans sa chambre, et j’espère qu’il sera un jour très savant dans l’histoire de France. Je lui ai fait étudier l’Histoire des Pairs et des Parlements, ce qui peut lui être fort utile. Il se pourra faire que bientôt je sois absent pour longtemps de Ferney ; je serais même aujourd’hui chez M. le chevalier de Beauteville, à Soleure, et de là j’irais chez le duc de Wurtemberg et chez l’électeur palatin, si ma santé me le permettait.

 

          Dans cette incertitude, je vous demande en grâce d’avoir pour moi la même bonté que vous avez eue pour Galien. Ni vos affaires ni celles de la succession de M. le prince de Guise ne seront arrangées de plus de six mois. Je me trouve, à l’âge de soixante et quatorze ans, dans un état très désagréable et très violent. Votre banquier de Bordeaux peut aisément vous avancer, pour six mois, deux cents louis d’or en m’envoyant une lettre de change de cette somme sur Genève. Il le fera d’autant plus volontiers que le change est aujourd’hui très avantageux pour les Français ; et il y gagnera, en vous faisant un plaisir qui ne vous coûtera rien. J’aurai l’honneur d’envoyer alors mon reçu à compte, de deux cents louis d’or, à M. l’abbé de Blet sur ce qui m’est dû de votre part. Il joindra ce reçu à ceux que mon notaire a précédemment fournis à vos intendants ; ou, si vous l’ordonnez, j’adresserai ce reçu à vous-même, et vous l’enverrez à M. l’abbé de Blet. Je ne vous propose de le lui adresser en droiture que pour éviter le circuit.

 

          Si je suis à Soleure, le trésorier des Suisses me comptera cet argent, et se fera payer à Genève. Je vous aurai une extrême obligation ; car, quoique j’aie essuyé bien des revers en ma vie, je n’en ai point eu de plus imprévu et de plus désagréable que celui que j’éprouve aujourd’hui. Ayez la bonté de me donner vos ordres sur tous ces points, et de les adresser à Genève sous l’enveloppe de M. Hennin, résident de France. La lettre me sera rendue exactement, quoiqu’il n’y ait plus de communication entre le territoire de France et celui de Genève ; et, si je suis à Soleure, madame Denis m’enverra votre lettre. Vous pouvez prescrire aussi ce que vous voulez qu’elle dépense par an pour les menues nécessités de Galien ; elle vous enverra le compte au bout de l’année.

 

          Je n’ai d’autres nouvelles à vous mander des pays étrangers, sinon que le corps des négociants français, qui est à Vienne, m’a écrit que vous partiez incessamment pour aller chercher une archiduchesse (2), et qu’il me demandait des harangues pour toute la famille impériale et pour votre excellence. J’ai répondu lanternes à ce corps qui me paraît mal informé.

 

          A l’égard du petit corps de troupes qui est dans mes terres, j’ai bien peur d’être obligé, si je reste dans le pays, de faire plus d’une harangue inutile pour l’empêcher de couper mes bois. On dit que M. de La Borde ne sera plus banquier du roi. C’est pour moi un nouveau coup, car c’est lui qui me faisait vivre.

 

          Je me recommande à vos bontés, et je vous supplie d’agréer mon très tendre respect.

 

 

1 – Galien. (G.A.)

2 – Marie-Antoinette. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Beauteville.

 

A Ferney, 9 Janvier 1767.

 

 

          Monsieur, je comptais avoir l’honneur de venir présenter les Scythes à votre excellence, et je déménageais comme la moitié de Genève ; mais il plut à la Providence d’affliger mon corps des pieds jusqu’à la tête. Je la supplie de ne vous pas traiter de même dans ce rude hiver. Je vous envoie donc les Scythes comme un intermède à la tragi-comédie de Genève. On a logé des dragons autour de mon poulailler, nommé le château de Tournay. Maman Denis ne pourra plus avoir de bon bœuf sur sa table ; elle envoie chercher de la vache à Gex. Je ne sais pas même comment on fera pour avoir les lettres qui arrivent au bureau de Genève. Il aurait donc fallu placer le bureau dans le pays de Gex. Ce qu’il y a de pis, c’est qu’il faudra un passe-port du roi pour aller prendre de la casse chez Colladon.

 

          Passe encore pour du bœuf et des perdrix, mais manquer de casse ! cela est intolérable ; il se trouve à fin de compte que c’est nous qui sommes punis des impertinences de Jean-Jacques et du fanatisme absurde de Deluc le père, qu’il aurait fallu bannir de Genève à coups de bâton, pour préliminaire de la paix.

 

          Que les Scythes vous amusent ou ne vous amusent pas, je vous demande en grâce de les enfermer sous cent clefs comme un secret de votre ambassade. M. le duc de Choiseul et M. le duc de Praslin sont d’avis qu’on joue la pièce avant qu’elle paraisse imprimée. Je ne suis point du tout de leur avis ; mais je dois déférer à leurs sentiments autant qu’il sera en moi.

 

          Daignez donc vous amuser avec Obéide (1), et enfermez-la dans votre sérail après avoir joui d’elle, et que M. le chevalier de Taulès en aura eu sa part.

 

          Le petit couvent de Ferney, faisant très maigre chère, se met à vos pieds.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, monsieur, de votre excellence, etc.

 

 

1 – Personnage de la tragédie des Scythes. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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