CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1767 - Partie 15

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à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 11 Février 1767.

 

 

          Comme je dictais, monseigneur, les petites instructions nécessaires pour la représentation de la pièce dont je vous offrais les prémices pour Bordeaux, j’apprends une funeste nouvelle (1) qui suspend entièrement mon travail et qui me fait partager votre douleur. J’ignore si cette perte ne vous obligera point de retourner à Paris ; en tout cas, je serai toujours à vos ordres. Je voudrais que ma santé et mon âge pussent me permettre de vous faire ma cour dans quelque endroit que vous fussiez ; mais mon état douloureux me condamne à la retraite, et si j’avais été obligé de quitter Ferney, ce n’aurait été que pour une autre solitude, et je ne pourrais jamais quitter la solitude que pour vous. Mon petit pays, que vous avez trouvé si agréable et si riant, et qui est en effet le plus beau paysage qui soit au monde, est bien horrible cet hiver, et il devient presque inhabitable, si les affaires de Genève restent dans la confusion où elles sont. Toute communication avec Lyon et avec les provinces voisines est absolument interrompue, et la plus extrême disette en tout genre a succédé à l’abondance. Nos laboureurs, déjà découragés, ne peuvent même préparer les socs de leurs charrues. Notre position est unique ; car vous savez que nous sommes absolument séparés de la France par le lac, et qu’il est de toute impossibilité que le pays de Gex puisse se soutenir par lui-même.

 

          Je sais que chaque province a ses embarras, et qu’il est bien difficile que le ministère remédie à tout. Les abus sont malheureusement nécessaires dans ce monde. Je sens bien qu’il n’est pas possible de punir les Génevois sans que nous en sentions les contre-coups.

 

          Je vous demande pardon de vous parler de ces misères, dans un temps où la perte que vous avez faite vous occupe tout entier ; mais je ne vous dis un mot de ma situation que pour vous marquer l’envie extrême que j’aurais de pouvoir servir à vous consoler, si je pouvais être assez heureux pour vous revoir encore, et pour vous renouveler mon tendre et profond respect.

 

 

1 – La mort de la duchesse de Fronsac, sa bru. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Bordes.

 

A Ferney, 11 Février (1).

 

 

          Vous m’aviez ordonné, monsieur, de vous renvoyer par le coche les deux mauvais ouvrages jésuitiques, dans lesquels il y a des anecdotes curieuses, et qui fournissent beaucoup à l’art de profiter des mauvais livres ; mais il n’y a plus de coche, plus de voitures de Genève à Lyon, plus de communication. Ce qu’il y aurait de mieux à faire, à mon avis, serait d’acheter le nouvel exemplaire qu’on vous propose pour le rendre à votre dévote. Je le paierai très volontiers, à la faveur d’une lettre de change que j’ai sur M. Scherer pour le paiement des Rois.

 

          Je crois que vous jugez très bien M. Thomas en lui accordant de grandes idées et de grandes expressions.

 

          Les troubles de Genève, les mesures que le gouvernement a prises, l’interruption de tout commerce, la rigueur intolérable de l’hiver, la disette où notre petit pays est réduit, m’ont rendu Ferney moins agréable qu’il n’était. J’espère, si je suis encore en vie l’hiver prochain, le passer à Lyon auprès de vous, et ce sera pour moi une grande consolation. Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher confrère.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

A Ferney, le 12 Février 1767.

 

 

          Mon très cher confrère, vous me mandez que vous m’envoyez Bélisaire, et je ne l’ai point reçu. Vous ne savez pas avec quelle impatience nous dévorons tout ce qui vient de vous. Votre libraire a-t-il fait mettre au carrosse de Lyon ce livre que j’attends pour ma consolation et pour mon instruction ? l’a-t-on envoyé par la poste, avec un contre-seing ? Les paquets contre-signés me parviennent toujours, quelque gros qu’ils soient ; enfin je vous porte mes plaintes et mes désirs. Ayez pitié de madame Denis et de moi ; faites-nous lire ce Bélisaire. Si vous avez rendu Justinien et Théodora bien odieux, je vous en remercie bien d’avance. Je vous supplie de demander à madame Geoffrin si son cher roi de Pologne ne s’est pas entendu habilement avec l’impératrice de Russie pour forcer les évêques sarmates à être tolérants, et à établir la liberté de conscience ; je serais bien fâché de m’être trompé. Je suppose que madame Geoffrin voudra bien me faire savoir si j’ai tort ou raison, qu’elle m’en dira un petit mot, ou qu’elle permettra que vous me disiez ce petit mot de sa part. Présentez-lui mon très tendre respect. Aimez-moi, mon cher confrère ; continuez à rendre l’Académie respectable. Ayons dans notre corps le plus de Marmontels et de Thomas que nous pourrons. M. de La Harpe sera bien digne un jour d’entrer in nosiro acto corpore. Il a l’esprit très juste, il est l’ennemi du phébus, son goût est très épuré et ses mœurs très honnêtes ; il a paru vous combattre un peu au sujet de Lucain (1), mais c’est en vous estimant et en vous rendant justice, et vous pourrez être sûr d’avoir en lui un ami attaché et fidèle. J’espère qu’il ne reviendra à Paris qu’avec une très bonne tragédie, quoiqu’il n’y ait rien de si difficile à faire, et quoiqu’on ne sache pas trop à quoi le succès d’une pièce de théâtre est attaché. Il y en a une (2) qui a eu un grand succès, et qu’on m’a voulu faire lire ; j’y suis depuis trois mois, j’en ai déjà lu trois actes ; j’espère la finir avant la fin d’avril. Je ne vous parle point des Scythes, parce qu’on ne sait qui meurt ni qui vit. Vous le saurez le mercredi des Cendres, qui est souvent un jour de pénitence pour les auteurs. Mais sifflé ou toléré, sachez que je vous aime de tout mon cœur.

 

 

1 – Dans le Mercure, où La Harpe avait publié quatre articles sur la traduction de Marmontel. (G.A.)

2 – Le Siège de Calais. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Palissot.

 

A Ferney, 13 Février 1767.

 

 

          Votre lettre du 3 Février, monsieur, a renouvelé mes plaintes et mes regrets. Quel dommage, ai-je dit, qu’un homme qui pense et qui écrit si bien se soit fait des ennemis irréconciliables de gens d’un extrême mérite, qui pensent et qui écrivent comme lui !

 

          Vous avez bien raison de regarder Fréron comme la honte et l’excrément de notre littérature. Mais pourquoi ceux qui devraient être tous réunis pour chasser ce malheureux de la société des hommes se sont-ils divisés ? et pourquoi avez-vous attaqué ceux qui devraient être vos amis, et qui ne sont que les ennemis du fanatisme ? Si vous aviez tourné vos talents d’un autre côté, j’aurais eu le plaisir de vous avoir, avant ma mort, pour confrère à l’Académie française. Elle est à présent sur un pied plus honorable que jamais : elle rend les lettres respectables. J’apprends que vous jouissez d’une fortune digne de votre mérite. Plus vous chercherez à avoir de la considération dans le monde, plus vous vous repentirez de vous être fait, sans raison, des ennemis qui ne vous pardonneront jamais. Cette idée peut empoisonner la douceur de votre vie. Le public prend toujours le parti de ceux qui se vengent, et jamais de ceux qui attaquent de gaieté de cœur. Voyez comme Fréron est l’opprobre du genre humain ! Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu, je n’ai jamais lu ses feuilles ; mais on m’a dit qu’il n’était pas sans esprit. Il s’est perdu par le détestable usage qu’il en a fait. Je suis bien loin de faire la moindre comparaison entre vous et lui. Je sais que vous lui êtes infiniment supérieur à tous égards : mais plus cette distance est immense, plus je suis fâché que vous avez voulu avoir mes amis pour ennemis. Eh ! monsieur, c’était contre les persécuteurs des gens de lettres que vous deviez vous élever, et non contre les gens de lettres persécutés. Pardonnez-moi, je vous en prie, une sensibilité qui ne s’est jamais démentie. Votre lettre, en touchant mon cœur, a renouvelé ma plaie, et quand je vous écris, c’est toujours avec autant d’estime que de douleur.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

14 Février 1767.

 

 

          Mes chers anges, par excès de précaution, et par nouvelle surabondance de droit, j’adresse encore un nouvel exemplaire à M. le duc de Praslin, pour que vous ayez la bonté de le communiquer. Il y a quelque peu de vers encore de changés, et les notes instructives sont plus amples. Il serait trop aisé de jouer le rôle d’Obéide à contre-sens ; c’est dans ce rôle que la lettre tue, et que l’esprit vivifie, car dans ce rôle, pendant plus de quatre actes, oui veut dire non. J’ai pris mon parti signifie je suis au désespoir. Tout m’est indifférent (1) veut dire évidemment je suis très sensible.

 

          Ce rôle, joué d’une manière attendrissante, fait, ce me semble, un très grand effet, et, si nous avons deux vieillards, je crois que tout ira bien.

 

          J’espère toujours qu’après Pâques M. de La Harpe donnera quelque chose de meilleur que les Scythes. Il s’est trompé dans son Gustave, mais il n’en vaudra que mieux, et il est, en vérité, le seul qui ait un style raisonnable. Par quelle fatalité faut-il que des pièces qu’on ne peut lire aient eu de si prodigieux succès ? Cela est horriblement welche, et les Welches ne se corrigeront jamais. Vous qui êtes Français, tenez toujours pour le bon goût (2).

 

          Si la pièce est bien jouée, elle pourra valoir de l’argent au tripot, et donner du plaisir à mes anges ; mais, pour moi, je suis incapable de plaisir ; je ne le suis pas de consolation, et ma plus grande est l’amitié dont mes anges m’honorent.

 

 

1 – Les Scythes, acte II, sc I. (G.A.)

2 – On trouve encore dans les autres éditions un alinéa dont partie était empruntée à la lettre du 16 février et partie à celle du 10. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

14 Février 1767.

 

 

          Probablement mon grand peintre tragique commencera les répétitions des Scythes dans le temps qu’il recevra ma lettre. Je vous avertis, mon cher ami, que je fais partir aujourd’hui à l’adresse de M. le duc de Praslin un exemplaire marqué A B, dans lequel vous trouverez encore quelques petits changements fort légers. Cette copie est chargée de notes qui disent aux acteurs dans quel esprit la pièce a été composée. Il n’y en a point pour Athamare, parce que c’est vous qui le jouez.

 

          Le rôle d’Obéide ne sera point du tout difficile, si l’actrice veut seulement jeter un coup d’œil sur ces notes. Je suppose que M. Molé sera en état de jouer Indatire, qui n’est point du tout un rôle fatigant. Je crois qu’en général la pièce favorise assez le jeu des acteurs. Il y a plusieurs morceaux qui ne demandent que de la simplicité ; mais je vous avoue que je ne saurais souffrir cette familiarité comique qu’on introduit quelquefois dans la tragédie, et qui l’avilit ridiculement au lieu de la rendre naturelle.

 

          Je ne croyais pas à mon âge, donner encore une pièce à représenter ; mais, quand on est soutenu par vos talents il n’y a rien qu’on ne puisse hasarder.

 

          Je pense que vous donnerez le rôle d’Obéide à mademoiselle Durancy. Je vous prie de l’embrasser pour moi des deux côtés, si elle veut bien le souffrir.

 

 

 

 

 

à M. de Thibouville.

 

14 Février (1).

 

 

          Après avoir écrit à mes anges et à Lekain, il m’est venu un scrupule, mon cher marquis, et ce scrupule est qu’Athamare ne répond rien à ces deux vers d’Indatire :

 

Apprends à mieux juger de ce peuple équitable,

Egal à toi sans doute et non moins respectable.

 

          Je sais bien qu’il doit être pressé de lui parler d’Obéide ; mais il me semble aussi que la bienséance théâtrale exige qu’Athamare ne laisse pas le discours d’Indatire sans réplique. Je crois qu’il conviendrait qu’il répondît ainsi :

 

Elève ta patrie et cherche à la vanter ;

C’est le recours du faible, on peut le supporter.

Ma fierté, que permet la grandeur souveraine,

Ne daigne pas ici lutter contre la tienne.

Te crois-tu juste au moins ?

 

INDATIRE.

 

Oui, je puis m’en flatter…

 

Ces quatre vers me paraissent d’ailleurs nécessaires pour relever Athamare.

 

          Je viens de faire partir pour M .d’Argental, sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin, un exemplaire où ces quatre vers se trouvent avec quelques autres corrections qui m’ont paru essentielles ; je les recommande aux bontés de M. de Thibouville. Je suppose qu’il a bien voulu donner le rôle d’Obéide à mademoiselle Durancy, et qu’il voudra bien aussi lui donner ses conseils. Il me semble que ce rôle, joué avec la passion convenable, peut faire beaucoup d’honneur à l’actrice. Mais je défie tous les acteurs de jouer avec plus de sensibilité que mon cœur en ressent pour tous les soins que vous daignez prendre.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Servan.

 

14 Février 1767.

 

 

          Je ne peux, monsieur, vous remercier assez du discours (1) que vous avez bien voulu m’envoyer. Si l’éloquence peut servir au bonheur des hommes, ils seront heureux par vous. Les cinquante dernières pages surtout m’ont ravi en admiration, et m’ont fait répandre des larmes d’attendrissement : sept à huit personnes qui étaient à Ferney ont éprouvé les mêmes transports.

 

          Il me semble, monsieur, que vous êtes le premier homme public qui ait joint l’éloquence touchante à l’instructive ; c’est, ce me semble, ce qui manquait à M. le chancelier Daguesseau ; il n’a jamais parlé au cœur ; il peut avoir défendu des lois, mais a-t-il jamais défendu l’humanité ? Vous en avez été le protecteur dans un discours qui n’a jamais eu de modèle ; vous faites bien sentir à quel point nos lois ont besoin de réforme. Elles seraient intolérables, s’il ne se trouvait pas tous les jours dans les tribunaux des âmes éclairées et honnêtes qui en expliquent favorablement les contradictions, et qui en adoucissent la barbarie. Ce M. Pussort, qui rédigea l’ordonnance criminelle, était une âme bien dure ; voyez comme il insulta M. Fouquet dans sa prison, et avec quel acharnement il voulait le perdre ! Le premier président de Lamoignon ne fut jamais de son avis dans la rédaction de l’ordonnance.

 

          Je ne sais, monsieur, si vous avez lu un petit Commentaire sur les délits et les peines, par un avocat de province (2) ; il y a quelques faits curieux. Une seule page de votre discours vaut mieux que tout ce livre ; je ne vous l’envoie qu’à cause de deux ou trois historiettes qui sont la confirmation de tous les sentiments que vous avez si bien exprimés.

 

          J’ai toujours peur pour Grenoble, monsieur, qu’on ne vous demande à la capitale et au conseil. Partout où vous serez vous ferez du bien, et vous jouirez de la véritable gloire qui est la récompense des belles âmes.

 

          Je compte, parmi les consolations qui embellissent la fin de ma carrière, le souvenir que vous voulez bien conserver des moments que vous m’avez donnés.

 

          J’ai l’honneur d’être, avec l’estime la plus respectueuse, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Discours sur l’administration de la justice criminelle. (G.A.)

2 – Par Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

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