THÉÂTRE : L'ÉCOSSAISE - Partie 9
Photo de PAPAPOUSS
L’ÉCOSSAISE.
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SCÈNE VII.
LADY ALTON, ayant traversé avec colère le théâtre
et prenant Fabrice par le bras..
Suivez-moi, il faut que je vous parle.
FABRICE.
A moi, madame ?
LADY ALTON.
A vous, malheureux !
FABRICE.
Quelle diablesse de femme (1) !
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ACTE DEUXIÈME.
SCÈNE I.
LADY ALTON, FABRICE.
LADY ALTON.
Je ne crois pas un mot de ce que vous me dites, monsieur le cafetier. Vous me mettez toute hors de moi-même.
FABRICE.
Ah ! madame, revenez à vous.
LADY ALTON.
Vous m’osez assurer que cette aventurière est une personne d’honneur, après qu’elle a reçu chez elle un homme de la cour : vous devriez mourir de honte.
FABRICE.
Pourquoi, madame ? Quand milord y est venu, il n’y est point venu en secret ; elle l’a reçu en public, les portes de son appartement ouvertes, ma femme présente. Vous pouvez mépriser mon état, mais vous devez estimer ma probité ; et quant à celle que vous appelez une aventurière, si vous connaissiez ses mœurs, vous la respecteriez.
LADY ALTON.
Laissez-moi, vous m’importunez.
FABRICE.
Oh, quelle femme ! quelle femme ?
LADY ALTON.
(Elle va à la porte de Lindane, et frappe rudement.)
Qu’on m’ouvre.
SCÈNE II.
LINDANE, LADY ALTON.
LINDANE.
Eh ! qui peut frapper ainsi ? et que vois-je !
LADY ALTON.
Connaissez-vous les grandes passions, mademoiselle ?
LINDANE.
Hélas ! madame, voilà une étrange question.
LADY ALTON.
Connaissez-vous l’amour véritable, non pas l’amour insipide, l’amour langoureux, mais cet amour, là, qui fait qu’on voudrait empoisonner sa rivale, tuer son amant, et se jeter ensuite par la fenêtre ?
LINDANE.
Mais c’est la rage dont vous me parlez là.
LADY ALTON.
Sachez que je n’aime point autrement, que je suis jalousie, vindicative, furieuse, implacable.
LINDANE.
Tant pis pour vous, madame.
LADY ALTON.
Répondez-moi ; milord Murray n’est-il pas venu ici quelquefois ?
LINDANE.
Que vous importe, madame ? et de quel droit venez-vous m’interroger ? suis-je une criminelle ? êtes-vous mon juge ?
LADY ALTON.
Je suis votre partie : si milord vient encore vous voir, vous flattez la passion de cet infidèle, tremblez, renoncez à lui, ou vous êtes perdue.
LINDANE.
Vos menaces m’affermiraient dans ma passion pour lui, si j’en avais une.
LADY ALTON.
Je vois que vous l’aimez, que vous vous laissez séduire par un perfide ; je vois qu’il vous trompe, et que vous me bravez : mais sachez qu’il n’est point de vengeance à laquelle je ne me porte.
LINDANE.
Eh bien ! madame, puisqu’il est ainsi, je l’aime.
LADY ALTON.
Avant de me venger, je veux vous confondre ; tenez, connaissez le traître ; voilà les lettres qu’il m’a écrites ; voilà son portrait qu’il m’a donné.
(Elle le donne à Lindane.)
LINDANE.
Qu’ai-je vu, malheureuse ! … Madame…
LADY ALTON.
Eh bien ? …
LINDANE, en rendant le portrait.
Je ne l’aime plus.
LADY ALTON.
Gardez votre résolution et votre promesse ; sachez que c’est un homme inconstant, dur, orgueilleux, que c’est le plus mauvais caractère…
LINDANE.
Arrêtez, madame ; si vous continuiez à en dire du mal, je l’aimerais peut-être encore. Vous êtes venue ici pour achever de m’ôter la vie ; vous n’aurez pas de peine ; Polly, c’en est fait ; allons cacher la dernière de mes douleurs.
(Elles sortent.)
SCÈNE III.
LADY ALTON, FRÉLON.
LADY ALTON.
Quoi ! être trahie, abandonnée pour cette petite créature ! (A Frélon.) Gazetier littéraire, approchez : m’avez-vous servie ? avez-vous employé vos correspondances ? m’avez-vous obéi ? avez-vous découvert quelle est cette insolente qui fait le malheur de ma vie ?
FRÉLON.
J’ai rempli les volontés de votre grandeur ; je sais qu’elle est Ecossaise, qu’elle se cache.
LADY ALTON.
Voilà de belles nouvelles ?
FRÉLON.
Je n’ai rien découvert de plus jusqu’à présent.
LADY ALTON.
Et en quoi m’as-tu donc servie ?
FRÉLON.
Quand on découvre peu de chose, on ajoute quelque chose ; et quelque chose avec quelque chose fait beaucoup. J’ai fait une hypothèse.
LADY ALTON.
Comment, pédant ? une hypothèse !
FRÉLON.
Oui ; j’ai supposé qu’elle est malintentionnée contre le gouvernement.
LADY ALTON.
Ce n’est point supposer, rien n’est posé plus vrai : elle est très malintentionnée, puisqu’elle veut m’enlever mon amant.
FRÉLON.
Vous voyez bien que dans un temps de trouble, une Ecossaise qui se cache est une ennemie de l’Etat.
LADY ALTON.
Je ne le vois pas ; mais je voudrais que la chose fût.
FRÉLON.
Je ne le parierais pas ; mais j’en jurerais (2).
LADY ALTON.
Et tu serais capable de l’affirmer ?
FRÉLON.
Je suis en relation avec des personnes de conséquence. Je connais fort la maîtresse du valet de chambre d’un premier commis du ministre ; je pourrais même parler aux laquais de milord votre amant, et dire que le père de cette fille, en qualité de malintentionné, l’a envoyée à Londres comme malintentionnée ; je supposerais même que le père est ici. Voyez-vous, cela pourrait avoir des suites, et on mettrait votre rivale en prison (3).
LADY ALTON.
Ah ! je respire ; les grandes passions veulent être servies par des gens sans scrupule ; je n’aime ni les demi-vengeances, ni les demi-fripons ; je veux que le vaisseau aille à pleines voiles, ou qu’il se brise. Tu as raison. Une Ecossaise qui se cache, dans un temps où tous les gens de son pays sont suspects, est sûrement une ennemie de l’Etat. Je croyais que tu n’étais qu’un barbouilleur de papier, mais je vois que tu as en effet des talents. Je t’ai déjà récompensé ; je te récompenserai encore. Il faudra m’instruire de tout ce qui se passe ici.
FRÉLON.
Madame, je vous conseille de faire usage de tout ce que vous saurez, et même de ce que vous ne saurez pas. La vérité a besoin de quelques ornements : le mensonge peut être vilain, mais la fiction est belle ; qu’est-ce après tout que la vérité ? la conformité à nos idées : or, ce qu’on dit est toujours conforme à l’idée qu’on a quand on parle ; ainsi il n’y a point proprement de mensonge.
LADY ALTON.
Tu me parais subtil : il semble que tu aies étudié à Saint-Omer (4). Va ; dis-moi seulement ce que tu découvriras, je ne t’en demande pas davantage.
1 – Aux premières représentations, cette dernière scène avait été retranchée par les comédiens. Voltaire la fit rétablir. (G.A.)
2 – M. Beuchot fait observer que ce bon mot est le trait d’une épigramme de Piron. (G.A.)
3 – On lisait dans l’édition originale : « … et on mettrait votre rivale dans la prison où j’ai déjà été pour mes feuilles. » (G.A.)
4 – Il y avait à Saint-Omer un collège de jésuites anglais très renommé dans toute la Grande-Bretagne.