CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 47

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 47

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DE VOLTAIRE.

 

10 d’Auguste 1767.

 

 

          Mon cher philosophe saura que le maudit libraire n’a point voulu se charger de la seconde édition de la Destruction des prêtres de Baal. Il dit qu’on lui saisit une partie de la première à Lyon, qu’il ne veut pas en risquer une seconde ; que personne ne s’intéresse plus à l’humiliation des prêtres de Baal ; et il n’a point encore rendu l’exemplaire corrigé qu’on lui avait remis : l’interruption du commerce désespère tout le monde.

 

          Riballier, Larcher, et Cogé, sont trois têtes du collège Mazarin dans un bonnet d’âne. Ce sont les troupes légères de la Sorbonne : Point de Mazarin !

 

          Warburton est un fort insolent évêque hérétique, auquel on ne peut répondre que par des injures catholiques. Les Anglais n’entendent pas la plaisanterie fine ; la musique douce n’est pas faite pour eux ; il leur faut des trompettes et des tambours.

 

          Je fais la guerre à droite, à gauche. Je charge mon fusil de sel avec les uns, et de grosses balles avec les autres. Je me bats surtout en désespéré, quand on pousse l’impudence jusqu’à m’accuser de n’être pas bon chrétien ; et après m’être bien battu, je finis par rire ; mais je ne ris point quand on me dit qu’on ne paye point vos pensions ; cela me fait trembler pour une petite démarche que j’ai faite auprès de monsieur le contrôleur général en faveur de M. de La Harpe : je vois bien que, s’il fait une petite fortune, il ne la devra jamais qu’à lui-même. Ses talents le tireront de l’extrême indigence, c’est tout ce qu’il peut attendre :

 

Atque inopi lingua desertas invocat artes.

 

PÉTRONE.

 

          A propos, je ne trouve point ma lettre à Coge pecus (1) si douce ; il me semble que je lui dis, d’un ton fort paternel, qu’il est un coquin. Interim vale et me ama.

 

 

1 – Ce sobriquet est tiré du vingtième vers de la troisième églogue de Virgile : Tityre, coge pecus. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 14 d’Auguste 1767.

 

 

          Les philosophes, mon cher et illustre confrère, doivent être comme les petits enfants ; quand ceux-ci ont fait quelque malice, ce n’est jamais eux, c’est le chat qui a tout fait. Je crois très ingénument que l’Ingénu n’existe pas ; je ne le croirai que le plus tard que je pourrai ; mais enfin si on me le montre, et que je trouve cet Ingénu tant soit peu malicieux, je dirai que c’est le neveu ou le chat de l’abbé Bazin qui en est l’auteur.

 

          A propos d’Ingénu, avez-vous un livre qui a pour titre Théologie portative (1), et dans lequel on dit ingénument aux prêtres de toutes les sectes leurs vérités ? C’est une espèce de dictionnaire dont les articles sont courts, mais où il y en a un grand nombre de très plaisants et de très salés ; c’est encore quelque chat qui a fait cette malice.   

 

          Voilà une lettre que Marmontel m’envoie pour vous la faire parvenir. On dit que la belle censure de la Sorbonne va enfin paraître, et, qui plus est, le mandement du révérendissime père en Dieu Christophe de Beaumont. On ajoute que la censure de la Sorbonne contenait douze à quinze pages contre la tolérance, mais que cette canaille les a supprimées pour laisser toute la gloire de ce beau sujet à l’archevêque de Paris, dont on dit que le mandement roulera principalement sur cet article. Il faudra, pour réponse, faire imprimer les lettres de la czarine à la suite du mandement.

 

          Vous ne voulez donc pas me dire si la seconde édition de l’ouvrage de mathématiques (2) est imprimée, et si je pourrai en avoir au moins un exemplaire ? Il n’est plus possible de rien imprimer qu’en pays étranger, lorsqu’on effleure la canaille jansénienne : je crois pourtant que, quoique ces loups soient à craindre, la philosophie, avec un peu d’adresse, viendra à bout de leur arracher les dents. Vous avez bien raison mon cher maître, les honnêtes gens ne peuvent plus combattre qu’en se cachant derrière les haies ; mais ils peuvent appliquer de là de bons coups de fusil contre les bêtes féroces qui infestent le pays.

 

          L’essentiel, comme vous le dites, est de vivre gaiement, et de rire quand on a eu l’adresse de les coucher par terre. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; mille respects à madame Denis, et mille compliments à MM. de Chabanon et de La Harpe. Les amis de ce dernier ont fait annoncer son prix dans la gazette ; ils se sont trop pressés, et ils sont cause que dorénavant l’Académie ne déclarera son jugement que le jour même de l’assemblée. Vale et me ama. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

N.B. – J’oubliais de vous dire que le collège Mazarin, où président les deux cuistres Riballier et Coge pecus, le premier comme principal, le second comme régent de rhétorique, est un des plus mauvais collèges de l’université, et reconnu pour tel ; cela peut servir en temps et lieu. On peut exhorter ces deux pédants à ne pas tant parler de philosophie, et à mieux instruire la jeunesse qui leur est confiée.

 

          Je me recommande à vous pour me procurer, s’il est possible, tout ce que le neveu et le chat de l’abbé Bazin pourront donner de coups de griffe. Je n’ai plus d’autre plaisir que celui-là.

 

 

1 – Par d’Holbach. (G.A.)

2 – Toujours la Destruction des jésuites. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

4 de Septembre 1767.

 

 

          Mon cher philosophe, voici une occasion d’exercer votre philosophie. Vous connaissez très bien les théologiens de Genève, pédants, sots, de mauvaise foi, et, Dieu merci, sans crédit, comme tout animal sacerdotal devrait l’être ; mais vous ne connaissez pas les libraires. L’ami Cramer avait donné à un nommé Chirol le livre de mathématiques à imprimer avec les planches corrigées. Ce Chirol est le même qui avait fait la première édition, et qui a refusé de faire la seconde. Je lui demande, depuis près de quinze jours, qu’il rende au moins l’exemplaire qu’on lui a confié en dernier lieu. Il dit qu’il ne l’a point reçu. Cramer dit qu’il le lui a donné et je n’ai pas encore pu juger qui des deux se trompe ou me trompe. Il y a mille lieues de chez moi à Genève et davantage, puisque toute communication est interrompue. Chirol est un pauvre diable qui n’a pas même encore pu payer le prix de la première édition, mais qui le payera.

 

          Gabriel Cramer donne de grands soupers dans le petit castel de Tournay, que je lui ai abandonné. C’est un homme d’ailleurs fort galant, qui ne me paraît pas faire une extrême attention aux livres qu’on lui confie : voilà l’état des choses. Je suivrai cette affaire, car je suis exact, et il s’agit de mathématiques. On dit qu’on vous a prêché Louis IX et non pas saint Louis, qu’on s’est fort moqué des croisades et du pape : le prédicateur (1) ne sera pas archevêque de Paris, mais il doit être de l’Académie. On parle d’une drôle de Théologie portative ; je ne l’ai point encore. J’espère que bientôt tous ces marauds de théologiens seront si ridicules, qu’ils ne pourront nuire. Notre impératrice russe les mène grand train. Leur dernier jour approche en Pologne : il est tout arrivé en Prusse et dans l’Allemagne septentrionale. Les maisons d’Autriche et de Bavière sont les seules qui soutiennent encore ces cuistres-là ; cependant on commence à s’éclairer à Bienne même. Pardieu, le temps de la raison est venu. O nature ! grâces immortelles vous en soient rendues !

 

          Mon cher philosophe, rendez tous ces pédants-là aussi énormément ridicules que vous le pouvez dans vos conversations avec les honnêtes gens ; car cela est impossible à Paris par la voie de la typographie ; mais un bon mot vaut bien un beau livre. Foudroyez-moi ces marauds-là, je vous en prie.

 

          Répandez pour eux le sel dont il a plu à Dieu de favoriser votre conversation. Faites qu’on les montre au doigt quand ils passeront dans la rue et quand vous les aurez bien écorchés, bien salés, marchez-leur sur le ventre en passant, cela est fort amusant. Il paraît un ouvrage de feu milord Bolingbroke (2) qui est curieux. Julien l’Apostat n’y fit œuvre. Bonsoir, vous dis-je ; je vous aime, je vous estime, et je vous révère autant que je hais les b… dont j’ai eu l’honneur de vous parler.

 

 

1 – C’était l’abbé Massinet, mort en 1813. (G.A.)

2 – L’Examen important de milord Bolingbroke. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 22 Septembre 1767.

 

 

          Avouez, mon cher et illustre maître, que les pauvres mathématiciens à double courbure (1) ont bien raison de se louer de vos libraires huguenots ; ces gens-là traitent les ouvrages de géométrie comme ils feraient le Catéchisme du docteur Vernet, ou le Journal chrétien ; ils en font des papillotes, et en sont quittes après pour dire qu’ils les ont perdus. Je ne trouve pas mauvais qu’ils se frisent, quoique leur patriarche Calvin l’ait défendu ; mais j’aimerais autant que ce fût avec la Religion vengée du père Hayer, récollet, qu’avec mes œuvres. Je vous prie pourtant de les engager à parler encore à leurs perruquiers, et à voir si les débris de mes calculs ne pourraient pas se retrouver dans les ordures. Vous aimez les mathématiques, et je vous recommande instamment mes intérêts en cette occasion.

 

          Il est vrai que c’est l’oraison funèbre de Louis IX, et non pas le panégyrique de saint Louis qui a été prêché à l’Académie ; mais l’ouvrage n’en était que meilleur. Les d’Olivet et compagnie avaient déjà murmuré dès le matin ; mais le murmure a augmenté le soir à Saint-Roch, où l’orateur a prêché le même panégyrique. Il n’y a point d’horreurs et de faussetés que la canaille des prêtres habitués n’ait dites à cette occasion : il est pourtant vrai que deux curés de Paris, qui avaient assisté au sermon du matin, ont dit qu’ils étaient prêts à signer tout ce que le prédicateur avait avancé contre les croisades et contre le pape.

 

          Il nous pleut ici de Hollande des ouvrages sans nombre contre l’infâme ; c’est la Théologie portative, l’Esprit du clergé, les Prêtres démasqués, le Militaire philosophe, le Tableau de l’esprit humain (2), etc., etc. Il semble qu’on ait résolu de faire le siège de l’infâme dans les formes, tant on jette de boulets rouges dans la place. Il est vrai qu’elle ne sera pas sitôt prise, car c’est le feld-maréchal Riballier qui y commande, et qui a sous lui le capitaine d’artilleurs Jean-Gilles Larcher, et le colonel de hussards Coge pecus. Avec ces grands généraux-là, une ville assiégée doit tenir longtemps.

 

          Priez Dieu qu’il tire la Sorbonne et l’archevêque d’embarras au sujet de Bélisaire ; ils ne savent plus comment s’y prendre pour faire paraître leur censure. Ils y avaient mis un grand article contre la tolérance ; la cour, qui est sur cela dans des principes un peu différents de ces messieurs, et même, dit-on, le parlement, tout intolérant qu’il est, leur ont faire dire qu’ils voulaient voir cet endroit de la censure avant qu’elle parût : on dit qu’ils sont actuellement occupés à bourrer leur censure de cartons. Figurez-vous le ridicule dont ils vont se couvrir. On dira que ces pédants-là ne sont pas même décidés sur le genre de sottises qu’ils ont à dire. D’autres prétendent que l’article de la tolérance sera supprimé ; c’est ce qu’ils pourraient faire de mieux ; mais ils ne veulent pas qu’on dise qu’ils ont cédé ce quartier de la place. D’autres disent que la censure ne paraîtra point du tout ; ils feraient encore mieux : il est vrai qu’on se moquera d’eux tant soit peu, mais un peu de honte est bientôt passé. Je sais, de science certaine, que plusieurs docteurs sont de cet avis, et pensent que la Sorbonne a déjà eu dans cette affaire sa dose d’opprobre assez complète pour ne pas grossir davantage la pacotille.

 

          Adieu, mon cher et illustre maître ; je vous recommande l’ouvrage de mathématiques, abandonné si vilainement aux barbiers de Calvin. Voulez-vous bien remettre cette lettre à M. de La Harpe ? J’écris par le même courrier à Chabanon qui me paraît bien pénétré de reconnaissance et d’attachement pour vous. Les expressions de son cœur à votre sujet m’ont d’autant plus attendri, que j’y retrouve les sentiments du mien. Vous ne sauriez croire combien il est sensible à l’intérêt que vous prenez à son ouvrage, et combien il sent le prix de vos conseils. Je le recommande à votre amitié pour lui, et à celle que vous avez pour moi. Vous pouvez être bien sûr que vous obligez en lui l’âme la plus honnête et la plus reconnaissante. Il me mande, ainsi que M. de La Harpe (dont je ne vous parle point, parce que je sais combien vous l’aimez et combien il en est digne), que vous avez été malade, et que pendant ce temps vous avez fait une comédie (3) ; vos maladies font honte à la santé des autres. A propos, vraiment j’oublie de vous dire, car j’oublie tout, que je suis enchanté de l’Ingénu, quoique ce ne soit pas le neveu de l’abbé Bazin qui l’ait fait, comme il est évident dès la première page : on dit que c’est un petit-fils de l’abbé Gordon, qui me paraît avoir très bien élevé cet enfant-là (4). Les ennemis du père Quesnel, qui n’aiment pas qu’on les voie ingénument tels qu’ils sont, ont si bien fait que l’ouvrage vient d’être défendu. Il est vrai qu’il n’y en avait eu que trois mille cinq cents de vendus en quatre ou cinq jours, au moyen de quoi personne n’en aura. Ce petit-fils de l’abbé Gordon est un fin courtisan ; il a appris à ses semblables qu’avec un petit mot d’éloge on fait passer bien de la contrebande. La recette est bonne, sans doute, mais un peu difficile à avaler. Iterum vale, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Les philosophes. (G.A.)

2 – Ouvrages de d’Holbach, de Naigeon, et de Bordes. (G.A.)

3 – Charlot ou la Comtesse de Givry.(G.A.)

4 – L’Ingénu est signé, Quesnel. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

30 de Septembre 1767.

 

 

          Mon cher philosophe, Gabriel Cramer dit qu’il n’a point retrouvé votre livre de géométrie. Je ne lui donne point de relâche, mais il s’en moque ; il donne de bons soupers dans mon château de Tournay, que je lui ai prêté. Il renoncera bientôt au métier d’imprimeur, comme moi à celui d’auteur. Il est d’ailleurs si dégoûté par l’interruption totale du commerce, qu’il ne songe qu’à se réjouir. Pour moi, j’ai un régiment entier à Ferney. Les grenadiers ni les capitaines ne se soucient que fort peu de géométrie, et quand je leur dis que la Sorbonne veut écrire contre Bélisaire, ils me demandent si Bélisaire est dans l’infanterie ou la cavalerie. Cependant la raison perce jusque dans ces têtes peu pensantes, et occupées de demi-tours à gauche. Genève surtout commence une seconde révolution plus raisonnable que celle de Calvin. Les livres dont vous me parlez sont entre les mains de tous les artisans. On ne peut voir passer un prêtre dans les rues sans rire ; c’est bien pis dans le Nord : l’affaire des dissidents achève de rendre Rome ridicule et odieuse, et dans dix ans la Pologne aura entièrement secoué le joug. On a fait en Angleterre (1) une seconde édition de l’Examen de milord Bolingbroke ; elle est beaucoup plus ample et beaucoup plus forte que la première. Les femmes, les enfants lisent cet ouvrage, qui se vend à très bon marché. Voilà plus de trente écrits, depuis deux ans, qui se répandent dans toute l’Europe. Il est impossible qu’à la longue cela n’opère pas quelque changement utile dans l’administration publique. Celui (2) qui dit le premier que les hommes ne pourraient être heureux que sous des rois philosophes avait sans doute grande raison. Je suis trop vieux pour voir un si beau changement, mais vous en verrez du moins les commencements. Je reconnais déjà le doigt de Dieu dans la bêtise de la Sorbonne. On craignait qu’elle n’élevât le trône du fanatisme sur le colosse renversé des Lessius (3) et des Escobar : elle est devenue plus ridicule que les jésuites mêmes, et beaucoup moins puissante. Ces polissons sont l’opprobre de la France, et le capitaine Bélisaire reviendra d’Aix-la-Chapelle leur tirer leurs longues oreilles. Ils ont fait souvent des démarches plus scandaleuses et plus atroces, mais ils n’en ont jamais fait de plus impertinentes.

 

          Gardez-vous bien de recevoir jamais dans l’Académie un seul homme de l’université. Vous reverrez probablement, vers la fin de l’automne, M. de Chabanon et M. de La Harpe. Il faut qu’ils soient un jour vos confrères ; mais il faut que M. de La Harpe ait du pain, et nous n’avons point de Colbert qui encourage le génie. Il commence une carrière bien épineuse. Le théâtre de Paris n’existe plus. Nous sommes dans la fange des siècles pour tout ce qui regarde le bon goût. Par quelle fatalité est-il arrivé que le siècle où l’on pense soit celui où l’on ne sait plus écrire ! Vous qui savez l’un et l’autre, aimez-moi toujours un peu.

 

 

1 – C’est-à-dire à Genève. (G.A.)

2 – Platon. (G.A.)

3 – 1554 – 1623, savant jésuite. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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