CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 46
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DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 14 de Juillet 1767.
Je n’ai pas besoin de vous dire, ou plutôt de vous répéter, mon cher et illustre maître, avec quel plaisir j’ai lu ou plutôt relu ce que vous avez bien voulu m’envoyer ; vous connaissez mon avidité pour tout ce qui vient de vous, et il ne tiendrait qu’à vous de la satisfaire encore mieux que vous ne faites. Je suis presque fâché quand j’apprends par le public, que vous avez donné, sans m’en rien dire, quelque nouveau camouflet au fanatisme et à la tyrannie, sans préjudice des gourmades à poing fermé que vous leur appliquez si bien d’ailleurs. Il n’appartient qu’à vous de rendre ces deux fléaux du genre humain odieux et ridicules. Les honnêtes gens vous en ont d’autant plus d’obligation qu’on ne peut plus attaquer ces deux monstres que de loin ; ils sont trop redoutables sur leurs foyers, et trop en garde contre les coups qu’on pourrait leur porter de trop près.
Les nouveaux soufflets que votre ami s’est essayé à donner aux jésuites et aux jansénistes ont bien de la peine à leur parvenir ; ce seront vraisemblablement des coups perdus : il n’y a pas grand mal à cela, pourvu que les vérités qui accompagnent ces soufflets ne soient pas tout à fait inutiles.
Dites-moi, je vous prie, à propos de cela où en est la nouvelle édition de la Destruction des jésuites. Pourriez-vous, si elle est enfin achevée, m’en faire parvenir quelques exemplaires ?
J’ai donné à mes petits gants d’Espagne (1) une nouvelle façon qui leur procurera un peu plus d’odeur ; je vous enverrai cela au premier jour par frère Damilaville. Que dites-vous, en attendant de ces pauvres diables-là qui courent la mer sans pouvoir trouver d’asile ? on serait presque tenté d’en avoir pitié, si on n’était pas bien sûr qu’en pareil cas ils n’auraient pitié ni d’un janséniste ni d’un philosophe. J’écrivais ces jours passés à votre ancien disciple que j’étais persuadé que s’il chassait jamais les jésuites de Silésie, il ne tiendrait pas renfermées dans son cœur royal (2) les raisons de leur expulsion. Je lui ai fait, par la même occasion, mes remerciements, au nom de la raison et de l’humanité, de ce qu’on peut espérer des grâces de sa part, quoiqu’on ait passé le chapeau sur la tête devant une procession de capucins, et qu’on ait chanté devant son perruquier et son laquais des chansons de B… (3)
J’ignore qui est ce faquin de Larcher qui a écrit sous les yeux du syndic Riballier contre la Philosophie de l’histoire, mais je recommande très instamment ce syndic Riballier au neveu de l’abbé Bazin. Je lui donne ce syndic pour le plus grand fourbe et le plus grand maraud qui existe ; Marmontel pourra lui en dire des nouvelles. Croiriez-vous bien qu’il n’a pas été permis à ce dernier de se défendre, à visage découvert, contre ce coquin qui l’a attaqué sous le masque, et de lui donner cent coups de bâton pour les coups d’épingles qu’il en a reçus par les mains d’un autre faquin nommé Cogé, dit Coge pecus, régent de rhétorique au collège Mazarin, dont Riballier est principal ? Il faut que le neveu de l’abbé Bazin applique à ces deux drôles des soufflets qui les rendent ridicules à leurs écoliers mêmes.
On dit que la censure de la Sorbonne va enfin paraître ; ce sera sans doute une pièce rare. En attendant, les Trente-sept vérités opposées aux trente-sept impiétés les ont couverts de ridicule et d’opprobre. On dit qu’ils désavoueront, dans leur censure, les trente-sept propositions condamnées ; mais à qui en imposeront-ils ? Il est certain que cette liste a été imprimée chez Simon (4), et qu’elle était signée du syndic, qui, à la vérité, a essuyé, sur ce sujet, quelques mortifications en Sorbonne, quoiqu’il n’eût rien fait que de concert avec les députés commissaires de la sacrée faculté.
Voulez-vous bien remettre ce billet à M. de La Harpe ? Nous avons pour l’éloge de Charles V un concours nombreux ; mais le jugement ne sera pas aussi long que je le croyais d’abord. Comme je sais l’intérêt que vous y prenez, je ne manquerai pas de vous en mander le résultat, dès que le prix sera donné ; ce qui ne tardera pas : nous avons une pièce excellente, contre laquelle je doute que les autres puissent tenir. Ne trouvez-vous pas bien ridicule cette approbation que nous exigeons de deux docteurs en théologie ? J’ai fait l’impossible pour qu’on abolît ce plat usage ; croiriez-vous que j’ai été contredit sur ce point par des gens même qui auraient bien dû me seconder ? L’esprit de corps porte malheur aux meilleurs esprits. Si nous proposons, l’année prochaine, l’éloge de Molière, comme cela pourrait être je suis persuadé que le public nous rira au nez, quand nous annoncerons devant lui qu’il faut que cet éloge soit approuvé par deux prêtres de paroisse.
Je ne sais quand Marmontel reviendra des eaux : on dit que la femme (5) avec qui il y est allé, et qui comptait mourir en chemin, pour éviter les prêtres, se porte beaucoup mieux, et reviendra peut-être se remettre entre leurs saintes mains cet hiver.
Je ne sais ce qu’est devenu J.-J. Rousseau, et je ne m’en inquiète guère. On dit qu’il avoue ses torts avec M. Hume, ce qui me paraît bien fort pour lui. On dit même qu’il a changé de nom (6), ce que j’ai bien de la peine à croire.
Adieu, mon cher et illustre confrère ; j’embrasse de tout mon cœur tous les habitants de Ferney, à commencer par vous. Ne m’oubliez pas je vous prie, quand vous pourrez envoyer quelque chose à Paris. Vale et me ama.
1 – Toujours la Seconde lettre à M***. (G.A.)
2 – Expressions du roi d’Espagne dans son édit d’expulsion. (G.A.)
3 – Voyez la lettre de Voltaire du 19 Juin. (G.A.)
4 – Imprimeur de la Sorbonne. (G.A.)
5 – Madame Filleul. (G.A.)
6 – Il avait pris le nom de Renou et vivait à Trye, dans le château du prince de Conti. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 21 de Juillet 1767.
Il est juste, mon cher confrère, de vous laisser une seconde fois la satisfaction d’annoncer vous-même à M. de La Harpe qu’il a remporté le prix d’éloquence d’une voix unanime ; ce jugement a été porté dans notre assemblée d’hier. Il avait vingt-neuf concurrents, parmi lesquels on dit qu’il y en avait de redoutables ; mais aucun n’a tenu devant lui, et son discours est infiniment supérieur à tous les autres. Je le regarde comme un des meilleurs que l’Académie ait encore couronnés, et je ne doute point que le public n’en porte le même jugement.
Faites-lui, je vous prie, mon compliment sur ce nouveau succès, qui, vraisemblablement, ne sera pas le dernier, à en juger par le vol qu’il prend dans la littérature, et que je vois avec le plaisir que me donne l’intérêt que je prends à lui. Je me flatte qu’il en est bien persuadé. Il faut qu’il écrive à notre secrétaire, qui lui fera tenir à son choix ou la médaille ou l’argent de la médaille. Il serait bien juste que notre libraire lui donnât encore, pour ce beau et bon discours, un honoraire convenable ; mais une loi, que je trouve très injuste, rend notre librairie propriétaire des discours qui ont remporté le prix ; il ne tiendra pas à moi qu’elle ne soit réformée par la suite, ainsi que la loi absurde de l’approbation des docteurs. A propos de docteurs, j’ai remarqué, dans le discours de M. de La Harpe, quelques lignes rayées qui me paraissent être de leur besogne ; il me semble qu’en cela ils ont passé leurs pouvoirs, les endroits rayés ne regardant ni la religion ni les mœurs ; j’en conférerai avec quelques-uns de nos amis, et je verrai si ces endroits-là ne peuvent se rétablir à l’impression. Au reste, le fourrage qu’ils ont fait est peu de chose, et le discours n’y perdra rien ou presque rien. Il n’y a pas en tout la valeur de six lignes effacées.
Je vous prie de dire au neveu de l’abbé Bazin que j’ai lu, avec un grand plaisir, la Défense de feu son oncle, mais qu’il aurait bien dû me l’envoyer, ainsi que tout ce qu’il fait d’ailleurs. On parle d’un roman intitulé l’Ingénu, que j’ai grande envie de lire. L’abbé Bazin, dont j’étais l’ami intime, m’a recommandé, en mourant, à ce neveu qui doit respecter les volontés de son oncle, et avoir quelque égard pour ses plus zélés admirateurs. Je prie aussi ce neveu de me dire où en est la deuxième édition de la Destruction, et si je pourrai en avoir un exemplaire. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur.
DE VOLTAIRE.
3 d’Auguste 1767.
Il faut que je vous dise ingénument, mon cher philosophe, qu’il n’y a point d’Ingénu, que c’est un être de raison ; je l’ai fait chercher à Genève et en Hollande ; ce sera peut-être quelque ouvrage comme le Compère Matthieu. L’ami Coge pecus fait apparemment courir ces bruits-là, qui ne rendront pas sa cause meilleure. Vous voyez l’acharnement de ces honnêtes gens : leur ressource ordinaire est d’imputer aux gens des Ingénus pour les rendre suspects d’hérésie, et malheureusement le public les seconde ; car, s’il paraît quelque brochure avec deux ou trois grains de sel, même du gros sel, tout le monde dit : C’est lui je le reconnais ; voilà son style ; il mourra dans sa peau comme il a vécu. Quoiqu’il en soit, il n’y a point d’Ingénu, je n’ai point fait l’Ingénu, je ne l’aurais jamais fait ; j’ai l’innocence de la colombe, et je veux avoir la prudence du serpent.
En vérité je pense que vous et moi nous avons été les seuls qui aient prévu que la destruction des jésuites rendrait les jansénistes trop puissants. Je dis d’abord, et même en petits vers (1), qu’on nous avait délivrés des renards pour nous abandonner aux loups. Vous savez que la chasse aux loups est beaucoup plus difficile que la chasse aux renards ; il y faut du gros plomb : pour moi, qui ne suis qu’un vieux mouton, j’achève mes jours dans ma bergerie, en vous priant d’armer les pasteurs, et de les exciter à défendre le troupeau.
J’attends avec impatience votre réponse sur Coge pecus. Ce ne sont pas ces cuistres-là qui sont les plus dangereux. Les trompettes ne sont pas à craindre, mais les généraux le sont. Les honnêtes gens ne peuvent combattre qu’en se cachant derrière les haies. Il y a des choses qui affligent ; cependant il faut vivre gaiement c’est ce que je vous souhaite, au nom du père, etc. en vous embrassant de tout mon cœur.
1 – Voyez, aux POÉSIES MÊLÉES, la fable des Renards et des loups. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 4 d’auguste 1767.
Tranquillisez-vous, mon cher maître. Aussitôt votre billet reçu (1), j’ai volé chez Capperonnier, qui est un galant homme ; il m’a dit vous avoir déjà fait une réponse qui a dû calmer vos inquiétudes ; il est aussi indigné que vous et moi de l’insolence du maraud qui s’est avisé de le mettre en jeu (2). Je sais que le président Hénault pense de même, et je ne doute pas que M. Lebeau, tout janséniste et dévot qu’il est, ne vous donne la même satisfaction au sujet de la liberté que Coge pecus a prise de le citer. Au fond, cette tracasserie vous tourmente plus qu’elle ne faut, et je ne puis surtout approuver la peine que vous avez prise d’écrire à ce cuistre de collège une lettre (3) dont il se glorifiera, et qui lui fera croire que vous le craignez. Je suis toujours étonné que vous ne sentiez pas votre force, et que vous ne traitiez pas tous les polissons qui vous attaquent comme vous avez fait Aliboron. A votre place, je me serais contenté d’avoir le désaveu du président Hénault, qui, par parenthèse, doit se plaindre à M. de Sartine de Capperonnier et de Lebeau, et j’aurais ensuite publiquement donné à Cogé un démenti bien former, supposé encore que la chose en vaille la peine ; car répondre à cette canaille, c’est lui donner l’existence qu’elle cherche. Capperonnier ignorait, sans votre lettre, que Cogé eût écrit et qu’il y eût une critique de Bélisaire où il est cité.
J’ai reçu et lu avec grand plaisir la Défense de mon oncle, et je vous prie d’en faire mes remerciements à son neveu qui demeure, à ce qu’on dit, dans vos quartiers. Je ne sais qui est Larcher des gueux auquel le jeune abbé Bazin répond : les coups de gaule qui lui donne me divertissent fort ; cependant j’aimerais encore mieux qu’il s’en dispensât, et il me semble voir César qui étrille des portefaix ; il ne doit se battre que contre Pompée.
La réponse à Warburton (4), dans la petite feuille, est juste ; mais je la voudrais moins amère : il faut pincer bien fort, même jusqu’au sang, mais ne jamais écorcher ; ou du moins il faut écorcher avec gaieté, et donner le knout en riant à ceux qui le méritent. J’en dis autant du ministre ou ex-ministre La Beaumelle que de l’évêque Warburton. Le premier est un va-nu-pieds, le second est un pédant ; mais ni l’un ni l’autre ne sont dignes de votre colère. Vous êtes si persuadé, mon cher philosophe, qu’il faut rire de tout, et vous savez si bien rire quand vous voulez ; que ne riez-vous donc toujours, puisque Dieu vous a fait la grâce de le pouvoir ? Pour moi, dans ce moment, je n’en ai guère envie : on ne nous paye point nos pensions ; et à la longue, cela ne peut produire tout au plus que le rire sardonique, qui est la grimace de ceux qui meurent de faim.
J’ai envoyé à Marmontel votre petit billet, qui sûrement lui fera plaisir. La censure de la Sorbonne se fait toujours attendre ; ce sera sans doute un bel ouvrage. A propos, je trouve que le neveu de l’abbé Bazin ne l’a pas suffisamment vengé ; il dit presque autant de mal du capitaine Bélisaire que des censeurs du roman (5). Je lui recommande, encore une fois, les Cogé, Riballier et compagnie ; et je le prie de leur donner si bien les étrivières, qu’il n’y ait plus à y revenir ; cette canaille a grand besoin qu’on lui rogne les ongles. Je voudrais que vous vissiez les deux ou trois phrases qu’ils ont retranchées dans le discours de M. de La Harpe. Par exemple, en parlant de l’autorité du clergé, qu’il faut, dit l’auteur, renfermer dans de justes bornes, ils ont mis réprimer ses excès ; ils ont retranché principes cruels et la phrase suivante : Porterez-vous encore longtemps le fardeau des vieilles erreurs ? Je voulais rétablir ces phrases à l’impression ; mais la plupart de nos confrères ont cru plus prudent de n’en rien faire, pour ne pas compromettre l’Académie. Avec cette prudence-là on recevrait, sans mot dire, cent coups de bâton. Adieu, mon cher maître, portez-vous bien, et surtout riez.
1 – Ce billet manque. (G.A.)
2 – Coger, dans une seconde édition de son Examen de Bélisaire, avait mis une note où l’helléniste Capperonnier, l’historien Lebeau, et le président Hénault étaient cités en témoignage, d’un propos du roi contre Voltaire. Voyez la lettre à Marmontel du 7 Août 1767. (G.A.)
3 – Lettre à Coger, du 27 Juillet 1767. (G.A.)
4 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)
5 – Voyez la Défense de mon oncle. (G.A.)