CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 55

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 55

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à M. Damilaville.

 

22 Décembre 1766.

 

 

          Mon cher ami, l’autre Sémiramis ne valait pas celle-ci (1) : le Ninus (2) n’était qu’un vilain ivrogne. J’admire sa veuve, je l’aime à la folie. Les Scythes deviennent nos maîtres en tout : voilà pourtant ce que fait la philosophie. Des pédants chez nous poursuivent les sages, et des princesses philosophes accablent de biens ceux que nos cuistres voudraient brûler.

 

          Que M. de Beaumont fasse comme il voudra, mais je veux avoir son mémoire, je veux donner aux Sirven la consolation de le lire. Songez bien, encore une fois, que, si nous n’avons pas le bonheur d’obtenir l’évocation, nous aurons pour nous le cri de l’Europe, qui est le plus beau de tous les arrêts. Je compte toujours que M. Chardon sera le rapporteur. Pour moi, si j’étais juge, je condamnerais le bailli de Mazamet à faire amende honorable, à nourrir et à servir les Sirven le reste de sa vie.

 

          Je doute fort que le roi permette la convocation des pairs au parlement de Paris. Ou je me trompe fort, ou il en sait beaucoup plus qu’eux tous : il apaise toutes les noises en temporisant.

 

          Genève est un peu plus difficile à mener que notre nation, mais à la fin on en vient à bout.

 

          J’embrasse tendrement le favori de ma Catherine (3). Je vais écrire à ma Catherine, et lui dire tout ce que je pense d’elle. Mandez-moi des nouvelles de la pomme de Guillaume Tell : vous êtes Normand (4), vous devez vous intéresser aux pommes.

 

          Oh ! comme je vous embrasse !

 

          Je vous prie, mon cher ami, de m’envoyer une lettre de change sur Lyon, de cinquante louis, dont voici la quittance. L’affaire de Lemberta traîne un peu en longueur ; mais elle se fera, malgré le dérangement où l’on est.

 

 

1 – Catherine II. (G.A.)

2 – Pierre III. (G.A.)

3 – Diderot. (G.A.)

4 – Damilaville était né près de Saint-Clair-sur-Epte. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Grammont.

 

A Ferney, 22 Décembre 1766.

 

 

          Madame, permettez que deux personnes qui vous doivent leur bonheur en grande partie, ainsi qu’à M. le duc de Choiseul, vous témoignent au moins une fois par an leur reconnaissance.

 

          Nous sommes avec un profond respect, madame, vos très humbles, très obéissants, et très obligés serviteur et servante. CORNEILLE-DUPUITS. DUPUITS.

 

          Il y en a trois, madame ; je vous ai du moins autant d’obligation que les deux autres ; mais ce n’est pas assez pour votre cœur de faire des heureux, vous pouvez d’un mot tirer une famille entière du plus grand malheur. Vous avez protégé l’innocence des Calas, les Sirven essuient précisément la même horreur, et ils demandent au conseil la même justice contre les mêmes juges dont le fanatisme se joue de la vie des hommes.

 

          M. de Beaumont, l’avocat des Calas, a fait pour les Sirven un mémoire signé de dix avocats ; on l’imprime actuellement et il ne sera présenté qu’aux juges. M. le duc de Choiseul a eu la bonté de promettre qu’il demanderait M. Chardon pour rapporteur à M. le vice-chancelier. M. Chardon s’y attend. Je vous supplie, madame, de vouloir bien en faire souvenir M. le duc votre frère. Je ne vous demande point pardon de mon importunité, car il s’agit de faire du bien, et je vous sers dans votre goût.

 

          J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance, madame, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 22 décembre 1766.

 

 

          Il a longtemps que j’aurais dû vous remercier, mon cher confrère d’avoir fait votre tragédie. Vous savez combien j’aime à corrompre la jeunesse, et combien j’adore les talents. M. de La Harpe travaille chez moi dix heures par jours ; et moi, vieux fou, j’en ai fait tout autant. La rage des tragédies m’a repris comme à vous ; mais, de par Melpomène, gardons-nous bien de les faire jouer. Figurez-vous que Zaïre fut huée dès le second acte, que Sémiramis tomba tout net, qu’Oreste fut à peu près sifflé, que la même Adélaïde du Guesclin, redemandée par le public, avait été conspuée par cet aimable public ; que Tancrède fut d’abord fort mal reçu, etc., etc., etc.

 

          Je conclus donc, et je conclus bien, qu’il faut faire imprimer sa drogue ; ensuite les comédiens donnent notre orviétan sur leur échafaud, s’ils le veulent ou s’ils peuvent ; et notre pauvre honneur est en sûreté : car remarquez bien qu’ils ne représenteront jamais une pièce imprimée que quand le public leur dira : Jouez donc cela, il y a du bon dans cela, cela vous vaudra de l’argent. Alors ils vous jouent, ils vous défigurent ; mademoiselle Dumesnil court à bride abattue, une autre dit des vers comme on lit la gazette, un autre mugit, un autre fait les beaux bras, et la pièce va au diable ; et alors le public, qui est toujours juste, comme vous savez, avertit, en sifflant, qu’il siffle MM. les acteurs et mesdemoiselles les actrices, et non pas le pauvre diable d’auteur.

 

          Ce parti me paraît prodigieusement sage, et d’une très fine politique. Faites imprimer votre Eudoxie ou Eudocie, quand nous en serons tous deux contents, et alors je vous réponds que les comédiens mêmes ne pourront la faire tomber.

 

          Je vous souhaite d’ailleurs, pour l’année 1767, une maîtresse potelée, tendre, pleine d’esprit, et pourtant fidèle. Jouez du flageolet pour elle, et du violon pour vous. Cultivez les beaux-arts, jouissez de la vie. Vous êtes fait pour être une des créatures les plus heureuses, comme vous êtes des plus aimables. Maman et moi, et Cornélie-Chiffon, et tous ceux qui ont eu l’honneur de vous voir, vous font leurs plus tendres compliments.

 

 

 

 

 

à M. de Pezay.

 

A Ferney, 22 Décembre 1766.

 

 

          L’amitié que vous me témoignâtes, monsieur, dans votre séjour à Ferney, et les sentiments que vous m’inspirâtes, me mettent en droit de me plaindre à vous de M. Dorat (1). Il m’a confondu d’une manière bien désagréable avec Jean-Jacques, et il a trop oublié que l’ingratitude de ce malheureux envers M. Hume, son bienfaiteur, et son infâme conduite envers moi, sont des choses très essentielles qui blessent la société, et dans lesquelles le seul agresseur a tort. Ce n’est pas là un objet de plaisanterie. Ce malheureux m’a calomnié pendant un an auprès de M. le prince de Conti et de madame la duchesse de Luxembourg. Il a eu la basse hypocrisie de signer entre les mains d’un cuistre, à Neuchâtel, qu’il écrirait contre M. Helvétius, l’un de ses bienfaiteurs, et il accusait M. Helvétius d’un matérialisme grossier. Il m’a de même accusé presque juridiquement ; il a insulté tous ceux qui l’ont nourri.

 

          Encore une fois, monsieur, il n’est point question ici de ses mauvais livres et des querelles de littérature ; il s’agit des procédés les plus lâches et les plus coupables. M. le duc de Choiseul, et tous les ministres, savent assez quelle est la conduite punissable de cet homme. C’est tout ce que je puis vous dire, et je vous prie de le dire à M. Dorat, dont vous savez que je n’ai jamais parlé qu’avec la plus grande estime. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – L’Avis aux sages du siècle, M. Voltaire et Rousseau, par Dorat, se terminait ainsi :

 

Soyez toujours nos bienfaiteurs,

Et, plus dignes de nos hommages,

Achevez enfin par vos mœurs

Ce qu’ont ébauché vos ouvrages.

 

                                                                       (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

A Ferney, 22 Décembre 1766.

 

 

          Venez, monsieur ; vous alliez baiser la pantoufle d’un prêtre (1), et vous serez embrassé par des profanes qui vous aiment de tout leur cœur.

 

          Vous me trouverez dans mon lit, bien languissant ; mais la chair est faible, l’esprit est encore prompt, et surtout très prompt à sentir tout ce que vous valez, très touché de votre souvenir, et empressé à vous marquer les plus tendres et les plus respectueux sentiments.

 

 

1 – Rochefort allait à Rome. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

23 Décembre 1766.

 

 

          Voici, mes anges, une aventure bien cruelle. Cette femme (1) que vous m’avez recommandée fait un petit commerce de livre avec des libraires de Paris. Elle est venue chez moi, comme vous savez ; elle m’a dit qu’elle pourrait me défaire de quelques anciens habits de théâtre, et d’autres trop magnifiques pour moi. Elle en a rempli trois malles ; mais au fond de ces trois malles elle a mis quelques livres en feuilles qu’elle avait achetés à Genève. On dit qu’il y a quatre-vingt petits exemplaires d’un livre intitulé Recueil nécessaire (2), et d’autres livres pareils.

 

          C’est l’usage, comme vous savez, que l’on fasse plomber ses malles au premier bureau, pour être ouvertes ensuite à la douane de Lyon ou de Paris.

 

          Elle est donc allée faire plomber ses malles au bureau de Collonges, à la sortie du pays de Gex. Les commis ont (3) visité ses malles, ils y ont trouvé des imprimés  ils ont saisi les malles, la voiture et les chevaux. Cette femme pouvait aisément se tirer d’affaire en disant : Il n’y a point là de contrebande, rien qui doive payer à la ferme ; je n’ai de vieux papiers imprimés que pour couvrir de vieilles hardes. Mais vous n’êtes pas en droit de saisir ce qui m’appartient. Elle avait avec elle un homme qu’on croyait intelligent, et qui a manqué de tête. Celle de la femme a tourné. Elle a pris la fuite parmi les glaces et les neiges, dans un pays affreux. On ne sait où elle est. Elle a fait un bien cruel voyage. Je ne sais point quels autres livres en feuilles elle a achetés à Genève ; j’ignore même si les rogatons qu’elle a achetés à Genève ne sont point de maculatures, des feuilles imparfaites qui servent d’enveloppe. En tout cas, je crois que les fermiers-généraux chargés de ce département peuvent aisément faire restituer les effets dans lesquels il n’y a rien de sujet aux droits du roi. Ces fermiers-généraux sont MM. Rougeot, Faventine et Poujaut ; ils peuvent aisément étouffer cette affaire.

 

          A l’égard de la femme, sa fuite la fait croire coupable. Mais de quoi peut-elle l’être ? elle ne sait pas lire ; elle obéissait aux ordres de son mari ; elle ne sait pas si un livre est défendu ou non. Je la plains infiniment ; je la fais chercher partout : j’ai peur qu’elle ne soit en prison, et qu’on ne l’ait prise pour une Génevoise à qui il n’est pas permis d’être sur les terres de France.

 

          Tandis que je la fais chercher de tous côtés, je pense bien qu’à la réception de cette lettre, vous parlerez, mes divins anges, à Faventine, à Poujaut ou à Rougeot. Il n’y a pas certainement un moment à perdre. Un mot d’un fermier-général au directeur du bureau de Collonges, suffira ; mais ce mot est bien nécessaire ; il faut que l’on écrive sur-le-champ.

 

          Tout ce qui serait à craindre, ce serait que le directeur du bureau de Collonges n’envoyât les papiers à la police de Lyon ou de Paris, et que cela ne fît une affaire criminelle qui pourrait aller loin.

 

 

1 – Madame Le Jeune. Voyez la lettre à d’Argental du 11 décembre. (G.A.)

2 – Le commencement de cette lettre est de la main de Wagnière. Voltaire a écrit au-dessus du mot nécessaire « de chansons. » On sait qu’il s’agit d’un fameux recueil philosophique. (G.A.)

3 – Tout ce qui suit est écrit par Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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