CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 47

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 47

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Novembre 1766.

 

 

          Je vous écrivis, je crois, mes anges, le 8 de ce mois, que je pourrais vous envoyer le premier acte de ma Bergerie (1), et avant que vous m’ayez fait réponse, l’enceinte a été construite. Une tragédie de bergers ! et une tragédie faite en dix jours ! me direz-vous. Aux Petites-Maisons, aux Petites-Maisons, de bons bouillons, des potions rafraîchissantes comme à Jean-Jacques !

 

          Mes divins anges, avant de me rafraîchir lisez la pièce, et vous serez échauffés. Songez que quand on est porté par un sujet intéressant, par la peinture des mœurs agrestes, opposées au faste des cours orientales, par des passions vraies, par des événements surprenants et naturels, on vogue alors à pleines voiles (non pas à plein voile, comme dit Corneille) (2), et on arrive au port en dix jours. Un sujet ingrat demande une année, et un long travail, qui échoue ; un sujet heureux s’arrange de lui-même. Zaïre ne me coûta que trois semaines. Mais cinq actes en vers à soixante-treize ans, et malade : J’ai donc le diable au corps ? oui, et je vous l’ai mandé. Mais les vers sont donc durs, raboteux, chargés d’inutiles épithètes ? non, rapportez-vous en à ce diable qui m’a bercé ; lisez, vous dis-je. Maman Denis est épouvantée de la chose, elle n’en peut revenir.

 

          Ce n’est pas Tancrède, ce n’est pas Alzire, ce n’est pas Mahomet, etc. Cela ne ressemble à rien ; et cependant cela n’effarouche pas. Des larmes ! on en versera, ou on sera de pierre. Des frémissements ! on en aura jusqu’à la moelle des os, ou on n’aura point de moelle. Et ce n’est pas l’ex-jésuite qui a fait cette pièce ; c’est moi.

 

Dans la fatuité de mon orgueil extrême,

Je le dis à Paslin, à vous, à Fréron même (3).

 

          On demandait à un maréchal d’Estrées, âgé de quatre-vingt-dix-sept ans, et dont la femme, sœur de Manicamp, était grosse : « Qui a fait cet enfant à madame la maréchale ? Cest moi, mort-Dieu ! » dit-il.

 

          Ma Bergerie part donc. Je l’envoie à M. le duc de Praslin pour vous. Faites lire cette drogue à Lekain ; que M. de Chauvelin manque le coucher du roi pour l’entendre. Mettez-moi chaudement dans le cœur de ce M. de Chauvelin ; que M. le duc de Praslin juge à la lecture ; puis moquez-vous de moi, et j’en rirai moi-même. Respect et tendresse.

 

 

1 – Les Scythes. (G.A.)

2 – Dans Pompée, act. III, sc. I. (G.A.)

3 – Parodie du vers d’Alzire :

 

Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Guzman même.

 

 

 

 

 

à M. Cardon.

 

A Ferney, 19 Novembre 1766.

 

 

          Monsieur, ce n’est pas ma faute si je vous importune ; prenez-vous-en à la réputation que vous avez d’être le juge le plus intègre et le rapporteur le plus éloquent. M. et madame de Beaumont se croient trop heureux si leur fortune dépend de vous. Les Sirven vous demandent la vie ; et moi, monsieur, j’ose vous la demander pour eux, moi qui suis témoin, depuis trois années, de leur innocence, de leurs larmes, et de l’horrible injustice qu’ils essuyèrent lorsque le même fanatisme qui fit périr Calas sur la roue condamna Sirven et sa femme à la corde, sur la même accusation de parricide que la superstition impute si légèrement, et que la nature désavoue.

 

          M. le duc de Choiseul, qui pense sur vous, monsieur, comme tout le public, et qui est votre ami, a eu la bonté de me mander qu’il prierait M. le vice-chancelier de vous nommer rapporteur dans l’affaire des Sirven. Vous êtes déjà instruit de cette horrible aventure ; je ne vous demande que la plus exacte justice. La malheureuse destinée de cette famille qui l’a conduite dans mes déserts, deviendra un bonheur pour elle, si vous daignez rapporter sa cause. C’en est un pour moi que cette occasion de vous assurer de l’estime infinie et du respect, etc.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

19 Novembre 1766.

 

 

          Mon cher ami, j’ai écrit à M. Chardon. J’ai fait souvenir M. le duc de Choiseul de la bonté qu’il a eue de nous le procurer pour rapporteur. Madame de Beaumont a dû recevoir la lettre que je vous envoyai pour elle. Je suis bien malade, mon cher ami, mais je ne suis pas oisif ; je mourrai en travaillant et en vous aimant.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

20 Novembre 1766.

 

 

          Divins anges, vous vous y attendiez bien ; voici des corrections que je vous supplie de faire porter sur le manuscrit.

 

          Maman Denis et un des acteurs (1) de notre petit théâtre de Ferney, fou du tripot, et difficile, disent qu’il n’y a plus rien à faire, que tout dépendra du jeu des comédiens, qu’ils doivent jouer les Scythes comme ils ont joué le Philosophe sans le savoir, et que les Scythes doivent faire le plus grand effet, si les acteurs ne jouent ni froidement ni à contre-sens.

 

          Maman Denis et mon vieux comédien de Ferney assurent qu’il n’y a pas un seul rôle dans la pièce qui ne puisse faire valoir son homme. Le contraste qui anime la pièce d’un bout à l’autre doit servir la déclamation, et prête beaucoup au jeu muet, aux attitudes théâtrales, à toutes les expressions d’un tableau vivant. Voyez, mes anges, ce que vous en pensez ; c’est vous qui êtes les juges souverains.

 

          Je tiens qu’il faut donner cette pièce sur-le-champ, et en voici la raison. Il n’y a point d’ouvrage nouveau sur des matières très délicates qu’on ne m’impute ; les livres de cette espèce pleuvent de tous côtés. Je serai infailliblement la victime de la calomnie, si je ne prouve l’alibi. C’est un bon alibi qu’une tragédie. On dit : Voyez ce pauvre vieillard ! peut-il faire à la fois cinq actes, et cela, et cela encore ? Les honnêtes gens alors crient à l’imposture.

 

          Je vous supplie, ô anges bienfaiteurs ! de montrer la lettre ci-jointe (2) à M. le duc de Praslin, ou de lui en dire la substance. Il sera très utile qu’il ordonne à un de ses secrétaires ou premiers commis d’encourager fortement M. du Clairon à découvrir quel est le polisson qui a envoyé de Paris aux empoisonneurs de Hollande son venin contre toute la cour, contre les ministres et contre le roi même, et qui fait passer sa drogue sous mon nom.

 

          Voici la destination que je fais, selon vos ordres, des rôles pour l’Académie royale du Théâtre-Français.

 

          O anges ! je n’ai jamais tant été au bout de vos ailes.

 

N.B. –  Il y a pourtant dans la Lettre au docteur Pansophe des longueurs et des répétitions. Elle est certainement de l’abbé Coyer.

 

N.B. – Voulez-vous mettre mon gros neveu, l’abbé Mignot, du secret ?

 

 

 

 

1 – Voltaire lui-même. (G.A.)

2 – Lettre pour du Clairon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffant.

 

21 Novembre 1766.

 

 

          La Lettre au docteur Pansophe, madame, est de l’abbé Coyer, j’en suis très certain, non seulement parce que ceux qui en sont certains me l’ont assuré, mais parce que, ayant été au commencement de l’année en Angleterre, il n’y a que lui qui puisse connaître les noms anglais qui sont cités dans cette lettre. Je connais d’ailleurs son style ; en un mot je suis sûr de mon fait.

 

          Il est fort mal à lui, qui se dit mon ami, de s’être servi de mon nom et de feindre que j’écris une lettre à Jean-Jacques, quand je dis qu’il y a sept ans que je ne lui ai écrit. Je me ferais sans doute honneur de cette Lettre au docteur Pansophe si elle était de moi. Il y a des choses charmantes et de la meilleure plaisanterie ; il y a pourtant des longueurs, des répétitions et quelques endroits un peu louches. Il faut avouer en général que le ton de la plaisanterie est, de toutes les clefs de la musique française, celle qui se chante le plus aisément. On doit être sûr du succès, quand on se moque gaiement de son prochain, et je m’étonne qu’il y ait à présent si peu de bons plaisants dans un pays où l’on tourne tout en raillerie.

 

          Pour moi, je vous assure, madame, que je n’ai point du tout songé à railler, quand j’ai écrit à David Hume : c’est une lettre que je lui ai réellement envoyée ; elle a été écrite au courant de la plume. Je n’avais que des faits et des dates à lui apprendre ; il fallait absolument me justifier des calomnies dont ce fou de Jean-Jacques m’avait chargé.

 

          C’est un méchant fou que Jean-Jacques ; il est un peu calomniateur de son métier ; il ment avec des distinctions de jésuite et avec l’impudence d’un janséniste.

 

          Connaissez-vous, madame, un petit Abrégé de l’Histoire de l’Eglise (1), orné d’une préface du roi de Prusse ? Il parle en homme qui est à la tête de cent quarante mille vainqueurs, et s’exprime avec plus de fierté et de mépris que l’empereur Julien. Quoiqu’il verse le sang humain dans les batailles, il a été cruellement indigné de celui qu’on a répandu dans Abbeville.

 

          L’assassinat juridique des Calas et le meurtre du chevalier de La Barre n’ont pas fait honneur aux Welches dans les pays étrangers. Votre nation est partagée en deux espèces : l’une de singes oisifs qui se moquent de tout, et l’autre, de tigres qui déchirent. Plus la raison fait de progrès d’un côté, et plus de l’autre le fanatisme grince des dents. Je suis quelquefois profondément attristé, et puis je me console en faisant mes tours de singe sur la corde.

 

          Pour vous, madame, qui n’êtes ni de l’espère des tigres ni de celle des singes, et qui vous consolez au coin de votre feu, avec des amis dignes de vous, de toutes les horreurs et de toutes les folies de ce monde, prolongez en paix votre carrière. Je fais mille vœux pour vous et pour M. le président Hénault. Mille tendres respects.

 

 

1 – Par l’abbé de Prades. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

21 Novembre 1766.

 

 

          J’ai lu, mon cher ami, la Lettre au docteur Pansophe, qu’on m’attribuait. Je voudrais l’avoir faite, et sans doute, si je l’avais faite, je ne la désavouerais. Elle est charmante, quoiqu’il y ait des longueurs et des répétitions. Il n’est pas douteux qu’elle ne soit de l’abbé Coyer ; mais, s’il ne l’avoue pas, je dois regarder cette réticence comme un mauvais procédé à mon égard : sa gloire et son honneur doivent l’engager à dire la vérité.

 

          Bonsoir. Je n’ai pas un moment à moi et vous vous en apercevrez bientôt. Je vous embrasse vous et les vôtres.

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article