CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 34

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 34

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DE VOLTAIRE.

 

9 de Novembre 1764.

 

 

          J’ai su par M. Duclos, mon cher et grand philosophe, qu’il s’était dit un petit mot à l’Académie touchant le Portatif. C’est vous, sans doute, qui m’avez rendu justice, et qui avez certifié que cet ouvrage est de plusieurs mains : recevez mes remerciements. Il est plus difficile quelquefois de faire connaître la vérité au roi qu’aux académies ; cependant je crois être parvenu à détromper un peu sa majesté, et à lui faire au moins approuver ma conduite dans cette petite affaire. Je crois qu’il a lu une partie du livre. Il y a dans le monde des Omers qui ont l’esprit moins juste et le cœur moins bienfaisant. Je ne sais si je vous ai mandé qu’un de ces Omers disait qu’il ne serait point content, s’il ne voyait pendre quelques philosophes. Je vois par vos lettres que vous n’avez nulle envie d’être pendu, et je ne crois pas les philosophes si pendables. Il me semble qu’eux seuls ont un peu adouci les mœurs des hommes, et que sans eux nous aurions deux ou trois Saint-Barthelémy de siècle en siècle. Eux seuls ont prêché la tolérance dans le temps que toutes les sectes sont intolérantes, autant qu’elles le peuvent. Les philosophes sont les médecins des âmes dont les fanatiques sont les empoisonneurs.

 

          En vérité, mon cher maître, vous devriez bien donner quelques aphorismes de médecine, en préférant le bonheur de servir les hommes à la gloire de vous faire connaître. En attendant, je vous prie de juger le procès sur le Testament prétendu du cardinal de Richelieu, qui n’est pas plus philosophique que les autres testaments.

 

          Je vous prie de me dire votre avis, qui me tiendra lieu de décision. Que dites-vous du nouveau roi de Pologne (1), qui m’invite à l’aller voir, comme on va passer quinze jours à la campagne ? C’est un homme plein d’esprit et de goût.

 

          Je ne sais qui est le plus philosophe de lui, du roi de Prusse, et de la czarine. On est étonné des progrès que la raison fait dans le Nord, et il faut espérer qu’elle rendra les hommes très heureux, puisque sa rivale les a rendus si misérables.

 

          Je vous envoie un ouvrage honnête (2) qui ne fera pendre personne.

 

 

1 – Stanislas Poniatowski. (G.A.)

2 – Doutes nouveaux sur le testament attribué au cardinal de Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

19 de Décembre 1764.

 

 

          Mon cher philosophe, à la réception de votre billet, j’écris à Gabriel Cramer, et je lui remontre son devoir. Il aurait dû commencer par envoyer des exemplaires à l’Académie. Je ne me suis mêlé en aucune manière du temporel : j’ai eu beaucoup de peine avec le spirituel, et je me repentirai toute ma vie d’avoir été trop indulgent. Je respecte fort Pierre Corneille, j’aime sa nièce ; mais je suis pour ses tragédies ce que Lacouture était pour les sermons : il disait qu’il n’aimait pas le brailler, et qu’il n’entendait pas le raisonner.

 

          J’attends certains papiers (1) dont vous ne me parlez pas, et dont je vous rendrai bon compte quand ils me seront parvenus. On gardera le secret comme chez des initiés et des conjurés.

 

          Je crois que les malins et les gens à réquisitoires sont trop occupés de finances pour brûler de la philosophie : c’était, comme je vous l’avais dit, cet honnête abbé d’Estrées qui avait été le premier délateur. Vous savez qu’il est généalogiste ; c’est une belle science, et dans laquelle on met souvent du génie. Il était à la campagne, en qualité de généalogiste et de polisson, chez M. de La Roche-Aymon, dont la terre touche à celle du procureur-général.

 

          C’est là qu’il fit sa belle manœuvre. Il a un petit bénéfice auprès de Ferney ; il vint se faire recevoir prieur, il y a un an, en grande pompe, monté sur une haridelle ; il se donna pour un descendant de Gabrielle d’Estrées. Je n’allai pas au-devant de lui, parce que je ne suis pas bon généalogiste ; il me sut fort mauvais gré de mon peu de respect : si on me brûle, je lui en aurai l’obligation ; mais, pourvu que j’évite les décrets éternels de Dieu et ceux du parlement, je bénirai ma destinée.

 

          Je vous embrasse, mon grand philosophe, avec bien de la tendresse. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Le manuscrit de l’ouvrage de d’Alembert Sur la destruction des jésuites. Voltaire se chargeait de le faire éditer par Cramer. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

26 de Décembre 1764.

 

 

          J’ai lu, mon cher philosophe, l’histoire de la Destruction avec autant de rapidité que vous l’avez écrite, et avec un plaisir que je n’avais pas connu depuis la première lecture des Lettres provinciales. Je vous demanderai, comme à Pascal, comment avez-vous fait pour mettre tant d’intérêt et tant de grâce dans un sujet si aride ? Je ne connais rien de plus sage et de plus fort ; vous êtes le prêtre de la raison, qui enterrez le fanatisme. Ce monstre expire dans les maisons de tous les honnêtes gens de l’Europe ; il ne végète plus, et ne fait entendre ses sifflements que dans les galetas des auteurs du Journal chrétien et de la Gazette ecclésiastique. Dieu vous bénisse ! Dieu vous le rende ! Vous écrasez, en vous jouant, les molinistes, les jansénistes ; vous faites le bien de l’Etat en rendant également méprisables les deux partis qui l’ont troublé. On va se mettre dans deux jours à l’impression. Cramer vous enverra incessamment ce que vous savez (1). On a lapidé les jésuites avec les pierres des décombres de Port-Royal ; vous lapidez les convulsionnaires avec les ruines du tombeau du diacre Pâris, et la fronde dont vous lancez vos cailloux va jusqu’à Rome frapper le nez du pape.

 

          Cher défenseur de la raison, macte animo, et passez joyeusement votre vie à écraser de votre main les têtes de l’hydre, sans qu’elle puisse en expirant nommer celui qui l’assomme. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Le prix d’achat du manuscrit de d’Alembert. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 3 de Janvier 1765.

 

 

          Je ne vous le dissimule point, mon cher maître ; vous me comblez de satisfaction par tout ce que vous me dites de mon ouvrage. Je le recommande à votre protection, et je crois qu’en effet il pourra être utile à la cause commune, et que l’infâme, avec toutes les révérences que je fais semblant de lui faire, ne s’en trouvera pas mieux. Si j’étais, comme vous, assez loin de Paris pour lui donner des coups de bâton, assurément ce serait de tout mon cœur, de tout mon esprit, et de toutes mes forces, comme on prétend qu’il faut aimer Dieu ; mais je ne suis posté que pour lui donner des croquignoles, en lui demandant pardon de la liberté grande, et il me semble que je ne m’en suis pas mal acquitté. Puisque vous voulez bien veiller à l’impression, je vous prie de faire main basse sur tout ce qui vous paraîtra long ou de mauvais goût  je vous en aurai une véritable obligation. Je vous prie aussi d’engager M. Cramer à hâter l’impression ; je désirerais que le caractère en fût un peu gros, afin que l’ouvrage pût être lu plus aisément, et aussi pour ses intérêts. A l’égard des miens, je les remets entre vos mains et entre celles de frère Damilaville. J’espère qu’il obtiendra sans peine la permission de faire entrer l’ouvrage.

 

          Dites-moi un peu, je vous prie, si vous le savez, ce que c’est qu’une histoire qu’on fait courir d’une lettre des Corses à Jean-Jacques (1), pour le prier d’être leur législateur. Vous avez écrit à quelqu’un que les Corses l’avaient seulement prié de mettre leurs lois en bon français : Cela me paraît un persiflage ou de leur part, ou de la vôtre. C’est comme si nosseigneurs écrivaient à Paoli de mettre leur arrêts en bon corse, ou aux sauvages du Canada de les mettre en bon iroquois. J’avoue que cette dernière traduction conviendrait assez aux réquisitoires d’Omer. Quoi qu’il en soit, dites-moi, je vous prie, ce que vous savez là-dessus de certain. On assure qu’il a écrit une lettre à M. Abauzit (que peut-être vous serez à portée de voir) dans laquelle il se félicite beaucoup de l’honneur que les Corses lui font ; et en même temps on assure qu’il a écrit, il y a peu de temps, à Duchesne, son libraire à Paris, pour lui dire que cette prétendue lettre des Corses est fausse, et que c’est un nouveau tour que lui jouent ses ennemis. On ajoute que c’est vous qui lui avez joué ce tour-là, mais sans en apporter la moindre preuve. Je sais que Jean-Jacques a des torts avec vous, et qu’il vous a écrit des folies au sujet des comédies que vous faisiez jouer auprès de Genève ; mais je ne puis croire que vous cherchiez à le tourmenter dans sa solitude, où il est déjà assez malheureux par sa santé, par sa pauvreté, et surtout par son caractère. Il vient de faire des Lettres de la Montagne, qui mettent, dit-on, tout Genève en combustion, mais qui vraisemblablement, si j’en crois ses plus zélés partisans, ne feront pas grande sensation ailleurs. On dit qu’il y chante la palinodie à mon égard sur le socinianisme qu’il me reprochait d’avoir imputé aux Génevois. Ce n’est pas la première fois qu’il se contredit ; mais il souffre, il est malheureux, il faut bien lui passer quelque chose. Il faut dire de lui comme le régent disait d’un homme qui prenait force lavements à la Bastille : il n’a que ce plaisir-là. Vous avez cru comme moi, sans fondement, que l’abbé de Condillac était mort : heureusement il est tiré d’affaire, et reviendra bientôt chez nous (2) jouir de la fortune et de la réputation qu’il mérite. La philosophie aurait fait en lui une grande perte. En mon particulier, j’en aurais été inconsolable. Adieu, mon cher et illustre confrère ; n’oubliez pas votre Commentaire de Corneille pour l’Académie. Duclos m’a dit que vous veniez de lui écrire à ce sujet (3). Je lui avais fait part de votre lettre, et je ne doute point que l’oubli ne vienne de Cramer : tout cela sera bien aisé à réparer ; c’est un petit mal.

 

          Si vous voulez savoir la généalogie du descendant de Gabrielle d’Estrées, adressez-vous à l’abbé d’Olivet, qui vous en dira des nouvelles. Son père était laquais de feu M. de Maucroix ; ce ne serait pas un tort, si le fils n’était pas un maraud ; mais ce n’est pas le tout d’être laquais, il faut être honnête homme.

 

          Dites-moi un peu, je vous prie, sous le sceau de la confession, ce que vous pensez d’un M. le chevalier de La Tremblaye (4) qui a été vous voir, qui fait, dit-on, de petits vers innocents, et à qui vous écrivez, à ce qu’on prétend, des lettres qui lui tournent la tête de vanité. Des personnes très considérables désireraient de savoir le jugement que vous en portez, et m’ont prié de vous le demander.

 

 

1 – C’est Buttafuoco qui, de concert avec Paoli, chef des insurgés corses, avait écrit à Jean-Jacques pour lui demander un plan de constitution. (G.A.)

2 – Il était à Parme depuis 1757 comme précepteur de l’infant. (G.A.)

3 – On n’a pas cette lettre à Duclos. (G.A.)

4 – Né en 1739, mort en 1807. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

9 de Janvier 1765.

 

 

          Mon cher et grand philosophe, en réponse à votre lettre du 3, je vous dirai d’abord qu’il y a plus de huit jours que j’ai donné à frère Cramer la Destruction ; il m’assura qu’il édifierait dès le lendemain, et vous enverrait ce que vous savez. Or ce que vous savez est bien peu pour un si bon ouvrage. Depuis ce temps, je n’ai pas entendu parler de frère Gabriel (1). Je lui écris dans le moment pour le sommer de sa parole ; il donne beaucoup de promesses, ce Gabriel, et les tient rarement ; il avait promis de remplir son devoir envers l’Académie, et il ne l’a pas fait. Il faut lui pardonner cette fois-ci ; il est un peu intrigué, ainsi que tous les autres bourdons de la ruche de Genève. Ils ont tous les ans des tracasseries pour étrennes au sujet des élections ; elles ont été très fortes cette année. Il y a beaucoup de dissensions entre le conseil et le peuple, qui se croient tous deux souverains. Jean-Jacques a un peu attisé le feu de la discorde. La députation des Corses à Jean-Jacques est une fable absurde (2) ; mais les querelles génevoises sont une vérité C’est dommage pour la philosophie que Jean-Jacques soit un fou, mais il est encore plus triste que ce soit un malhonnête homme. La lettre insolente et absurde qu’il m’écrivit au sujet des spectacles de Ferney était à la fois d’un insensé et d’un brouillon. Il voulait se faire valoir alors auprès des pédants de Genève, qui prêchaient contre la comédie par jalousie de métier ; il prétendait engager avec moi une querelle. Le petit magot, boursouflé d’orgueil, fut piqué de mon silence. Il manda au docteur Tronchin qu’il ne reviendrait jamais dans Genève, tant que je serais possesseur des Délices ; et, huit jours après, il se brouilla avec Tronchin pour jamais.

 

          A peine arrivé dans sa montagne, il fait un livre qui met le trouble dans sa patrie ; il excite les citoyens contre le magistrat ; il se plaint, dans ce  livre, qu’on l’a condamné sans l’entendre ; il m’y donne formellement comme l’auteur du Sermon des cinquante  ; il joue le rôle de délateur et de calomniateur : voilà, je vous l’avoue, un plaisant philosophe ; il est comme les diables dans Quinault :

 

Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés,

Ne soyons pas seuls misérables.

 

Thésée, act. III. Sc. VII.

 

          Et savez-vous dans quel temps ce malheureux faisait ces belles manœuvres ? C’était lorsque je prenais vivement son parti, au hasard même de passer pour mauvais chrétien ; c’était en disant aux magistrats de Genève, quand par hasard je les voyais, qu’ils avaient fait une vilaine action en brûlant Emile, et en décrétant Jean-Jacques ; mais le babouin, m’ayant offensé, s’imaginait que je devais le haïr, et écrivait partout que je le persécutais, dans le temps que je le servis et que j’étais persécuté moi-même.

 

          Tout cela est d’un prodigieux ridicule, ainsi que la plupart des choses de ce monde ; mais je pardonne tout, pourvu que l’infâme soit décriée comme il faut chez les honnêtes gens, et qu’elle soit abandonnée aux laquais et aux servantes, comme de raison.

 

          Je croyais vous avoir mandé que l’abbé de Condillac était ressuscité ; Tronchin le croyait mort avec raison, puisqu’il ne l’avait pas traité. Pour M. le chevalier de La Tremblaye, tout ce que je sais, c’est qu’il doit réussir auprès des hommes par la douceur de ses mœurs, et auprès des dames par sa figure.

 

          Vous voilà instruit de tout, mon cher maître ; je vous ferai part de la réponse de Gabriel, s’il m’en fait une.

 

 

1 – Prénom de Cramer. (G.A.)

2 – Voyez la lettre précédente de d’Alembert. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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