CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 37

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 37

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Septembre 1766.

 

 

          Mes divins anges, je vous avouerai longtemps que j’ai été pénétré de l’aventure que vous savez. Le jugement flétrissant porté unanimement contre ce monstre de Broutel a été une goutte de baume sur une profonde blessure. J’étais dans une si horrible mélancolie, que, pour me guérir, j’ai fait venir toute la troupe des comédiens de Genève, au nombre de quarante-neuf, en comptant les violons. J’ai vu ce que je n’avais jamais vu, des opéras-comiques : j’en ai eu quatre. Il y a une actrice très supérieure, à mon gré, à mademoiselle Dangeville ; mais ce n’est pas en beauté : elle est pourtant très bien sur le théâtre ; elle a par-dessus mademoiselle Dangeville le talent d’être aussi comique en chantant qu’en parlant. Il y a deux acteurs excellents ; mais rien pour le tragique ni pour le haut comique en aucun lieu du monde. Cela prouve évidemment que le cothurne est à tous les diables, et que la nation est entièrement tournée aux tracasseries parlementaires, aux horreurs abbeviliennes, et à la farce. J’ai vu jouer aussi Henri IV : vous croyez bien que cela n’a pas déplu à l’auteur de la Henriade.

 

          J’ai reçu une lettre charmante de M. le duc de Choiseul ; en vérité, c’est une belle âme. Lui et M. le duc de Praslin sont de l’ancienne chevalerie ; mais je doute que M. Pasquier en soit.

 

          Le petit Commentaire sur les Délits et les peines, d’un avocat de Besançon, réussit beaucoup dans la province et chez l’étranger.

 

          Il y a dans le parlement de Besançon un procureur général (1) qui est un bœuf : le parlement lui fait souvent l’affront de nommer le greffier en chef pour faire les fonctions de procureur général dans les affaires difficiles. Ce bœuf alla mugir, ces jours passés, chez un libraire qui vendait ce que les sots appellent de mauvais livres ; il le fit mettre en prison, et requit qu’on le fît pendre, en vertu de la belle loi émanée en 1756 ; car les Welches ont aussi quelquefois des lois. Le parlement, d’une voix unanime, renvoya le libraire absous, et le bœuf, en mugissant, dit au libraire : « Mon ami, ce sont les livres que vous vendez qui ont corrompu vos juges. »

 

          Voilà de beaux exemples. O Welches ! profitez. Mais cependant je n’ai point encore le factum pour les Sirven ; mes anges l’ont-ils vu ? Je crois que je me consolerais de tout, si je gagnais ce procès : non, je ne me consolerais point ; le monde est trop méchant.

 

          J.-J. Rousseau est un étonnant fou.

 

          J’ai chez moi actuellement M. de La Borde, qui met en musique le péché originel, sous le nom de Pandore. Le bon de l’affaire, c’est que M. le dauphin lui avait proposé cet opéra quelques mois avant sa mort. Respect et tendresse.

 

N.B. – Je viens d’entendre des morceaux de Pandore ; je vous assure qu’il y en a d’excellents.

 

 

1 – Doroz. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lacombe.

 

19 Septembre 1766.

 

 

          Je persiste dans mon opinion, monsieur. Je crois que vous faites très bien de n’imprimer que peu d’exemplaires de la tragédie (1) de mon ami ; elle n’est point théâtrale, elle ne va point au cœur ; il en convient lui-même Il n’y a qu’un très petit nombre de gens qui aiment l’antiquité. Encore une fois, il n’est pas juste que vous fassiez un présent pour un ouvrage qui peut ne vous produire aucune utilité. On trouvera d’autres façons de faire une galanterie à la personne (2) à qui on destinait ce présent. Il est vrai que si l’édition peu nombreuse que vous faites réussissait contre mon attente, mon ami vous fournirait un morceau assez curieux concernant la littérature et le théâtre, que vous pourriez joindre au reste de l’ouvrage : alors, si vous étiez content du succès de la seconde édition, vous pourriez donner au comédien qu’on vous indiquerait la petite rétribution dont vous parlez. Au reste, je ne crois pas que le ton sur lequel la comédie est aujourd’hui montée permette qu’on joue des pièces de ce caractère. On est fort las, je crois, des anciens Romains : on ne se pique plus de déclamer les vers comme on faisait du temps de Baron ; on veut du jeu de théâtre ; on met la pantomime à la place de l’éloquence : ce qui peut réussir dans le cabinet devient froid sur la scène. Voilà bien des raisons pour vous engager à ne tirer d’abord qu’un très petit nombre d’exemplaires. Au reste, l’auteur de cet ouvrage ne veut point se faire connaître : c’est un homme retiré qui craint le public, et qui n’aspire point à la réputation. Pour moi, je n’aspire qu’à votre amitié. J’ajoute qu’il y a quelques vers dans la pièce qui sont assez de mon goût, et dans ma manière d’écrire. Plusieurs jeunes gens m’ont fait cet honneur quelquefois ; ils ont imité mon style en l’embellissant. Je sens bien qu’on pourra me soupçonner ; mais on aura grand tort assurément, et je ne doute pas que votre amitié ne me rende le service de dissiper ces soupçons.

 

          Adieu, monsieur ; je suis infiniment touché de tous les sentiments que vous me témoignez.

 

 

1 – Le Triumvirat. (G.A.)

2 – Lekain. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

19 Septembre 1766.

 

 

          J’ai reçu, monsieur, la traduction de l’Exorde des lois de Zaleucus, l’un des plus anciens et des plus grands législateurs de la Grèce. C’est un précieux monument de l’antiquité : il sert à prouver que nos premiers maîtres ont toujours reconnu un Dieu suprême qui lit dans le cœur des hommes, et qui juge nos actions et nos pensées. Il n’y a que la malheureuse secte d’Epicure qui ait jamais combattu une opinion si raisonnable et si utile au genre humain : la piété et la vertu sont de tous les temps. Vous me mandez que vous avez trouvé des barbares, indignes de la société des honnêtes gens, qui se sont élevés contre ce fragment si respectable Il est triste que, dans notre nation, il y ait des gens si absurdes : c’est le fruit de l’ignorance où l’on vit dans la plupart des provinces, et de la misérable éducation qu’on y a reçue jusqu’à présent. La rouille de l’ancienne barbarie subsiste encore. On trouve cent chasseurs, cent tracassiers, cent ivrognes, pour un homme qui lit ; c’est en quoi les Anglais, et même les Allemands, l’emportent prodigieusement sur nous.

 

          J’ai vu, ces jours passés, M. Boursier, qui m’a dit qu’il avait fait quelques commissions pour vous ; il ne m’a pas dit ce que c’était : tout ce que je sais, c’est qu’il vous est attaché comme moi. Soyez bien persuadé, monsieur, des tendres sentiments de votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Chabanon.

 

19 Septembre 1766 (1).

 

 

          Je vous avoue, mon très aimable confrère, que je croyais que M. de La Borde faisait de la musique comme un homme de cour. Je suis heureusement détrompé, j’ai été enchanté des morceaux que j’ai entendus. En vérité, vous devriez faire un opéra pour lui ; vous le feriez mieux que moi. Je n’ai pas l’intelligence de ce spectacle ; je ne connais point le goût de la nation ; il faut être à Paris pour faire un opéra. Vous auriez d’ailleurs le plaisir de travailler avec un homme aussi aimable que vous. Je vous exhorte de tout mon cœur à embellir la scène lyrique. Pandore était un beau sujet ; mais il me semble que je ne l’ai pas traité comme il faut.

 

          La boite de Pandore s’est ouverte depuis quelque temps ; il en est sorti des malheurs horribles. Les Calas, les Sirven, les La Barre ont déchiré mon cœur ; et, par une fatalité singulière je me suis trouvé engagé dans les trois aventures. La première a été réparée ; je n’ai qu’une faible espérance pour la seconde, et la troisième m’afflige sans consolation.

 

          Une de mes nièces a une terre auprès d’Abbeville ; j’ai su l’origine et tous les détails de cette détestable catastrophe. Je vous assure que les cheveux vous dresseraient à la tête, si vous saviez tous les ressorts qu’un vieux scélérat jaloux a fait jouer pour perdre cinq jeunes gens, en perdant son rival.

 

          Pour dissiper ma douleur et ma mélancolie, j’ai fait jouer sur mon petit théâtre Annette et Lubin, Rose et Colas, le Roi et le Fermier, et enfin Henri IV. Je n’avais jamais vu d’opéra-comique, et il fallait bien que l’auteur de la Henriade vit son héros. J’ai ri, j’ai pleuré ; je me suis mis presque à genoux avec la petite famille, quand Henri IV est reconnu. Enfin j’ai eu du plaisir, et j’en avais grand besoin. J’en aurai davantage au printemps prochain, si vous voulez venir essayer votre tragédie à Ferney (2). J’aime votre talent passionnément, et j’aime encore mieux votre personne. Madame Denis pense de même. Nous vous embrassons le plus tendrement du monde. – V.

 

          Je vais chercher vite un exemplaire mieux conditionné.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Sans doute Eudoxie, qui n’a pas été représentée. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

22 Septembre 1766.

 

 

          Mon cher philosophe, vous m’avez envoyé un singulier monument de la barbare imbécillité d’une certaine secte ; il n’y a qu’elle, dans l’univers entier, capable de pareilles horreurs. La plupart des hommes n’y font pas d’attention ; mais les âmes sensibles sont toujours touchées de ce qui effleure à peine les autres.

 

          On a brûlé à Berne l’Histoire de l’Eglise (1), qu’on attribue à un certain prince : cela pourra avoir des suites sérieuses.

 

          Je vous prie, mon cher ami, de bien recommander à M. de G… de ne me jamais nommer, et de ne parler de moi que comme d’un agricole qui aime la vertu et la vérité autant que la campagne. Vous savez que, dans un temps de persécution, il faut opposer la discrétion à la méchanceté des hommes. J’ai fait mon compliment à M. Le Riche (2), qui est Le Beaumont de la Franche-Comté, et le protecteur de l’innocence. Faites mes tendres compliments, je vous prie, à M. de G…, et revenez voir vos amis le plus tôt que vous pourrez.

 

 

 

1 – Pas de Prades. L’Avant-propos seul est de Frédéric II. (G.A.)

2 – Voyez la lettre du 5 Septembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. M*** (1).

 

A Ferney, le 22 Septembre 1766.

 

 

          Je suis très éloigné de penser, monsieur, que vous ayez la moindre part à l’édition de mes prétendues Lettres données au public par un faussaire calomniateur qui, pour gagner quelque argent, falsifie ce que j’ai écrit, et m’expose au juste ressentiment des personnes les plus respectables du royaume, en substituant des satires infâmes aux éloges que je leur avais donnés.

 

          Les notes dont on a chargé ces Lettres sont encore plus diffamatoires que le texte : vous y êtes loué, et cela est triste. L’éditeur sait en sa conscience qu’aucune de ces lettres n’a été écrite comme il les a imprimées. Si par hasard vous le connaissiez, il serait digne de votre probité de lui remontrer son crime, et de l’engager à se rétracter. On fait de la littérature un bien indigne usage : imprimer ainsi des lettres d’autrui, c’est être à la fois voleur et faussaire.

 

          Comme ces Lettres courent l’Europe, je serai forcé de me justifier. Je n’ai jamais répondu aux critiques, mais j’ai toujours confondu la calomnie. Vous m’avez toujours prévenu par des témoignages d’estime et d’amitié ; j’y ai répondu avec les mêmes sentiments. Je ne demande ici que ce que l’humanité exige ; votre mérite vous fait un devoir de venger l’honneur des belles-lettres.

 

          J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec les sentiments que j’ai toujours eus pour vous, votre, etc.

 

 

1 – On croit que cette lettre a été adressée à Blin de Sainmore. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article