CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 33

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 33

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à M. Le Riche.

 

5 Septembre 1766.

 

 

          La personne, monsieur, à qui vous avez bien voulu envoyer votre mémoire en faveur du sieur Fantet (1) vous remercie très sensiblement de votre attention. Votre ouvrage est très bien fait, et il serait admirable s’il plaidait en faveur de l’innocence. Mais le moyen de ne pas condamner un scélérat qui, parmi quinze ou vingt mille volumes, en a chez lui une trentaine sur la philosophie ! Non seulement il est juste de le ruiner, mais j’espère qu’il sera brûlé, ou au moins pendu, pour l’édification des âmes dévotes et compatissantes. On est sans doute trop éclairé et trop sage à Besançon, pour ne pas punir du dernier supplice tout homme qui débite des ouvrages de raisonnements. Il est vrai que sous Louis XIV on a imprimé, ad usum Delphini, le poème de Lucrèce contre toutes les religions, et les œuvres d’Apulée. M. l’abbé d’Olivet, quoique Franc-Comtois, a dédié au roi les Tusculanes de Cicéron, et le de Natura Deorum, livres infiniment plus hardis que tout ce qu’on a écrit dans notre siècle ; mais cela ne doit pas sauver le sieur Fantet de la corde. Je crois même qu’on devrait pendre sa femme et ses enfants pour l’exemple.

 

          J’ai en main un arrêt d’un tribunal de la Franche-Comté, par lequel un pauvre gentilhomme (2) qui mourait de faim fut condamné à perdre la tête pour avoir mangé, un vendredi, un morceau de cheval qu’on avait jeté près de sa maison. C’est ainsi qu’on doit servir la religion, et qu’on doit faire justice.

 

          On pourrait bien aussi, monsieur, vous condamner pour avoir pris le parti d’un infortuné. Il est certain que vous méprisez l’Eglise, puisque vous parlez en faveur de quelques livres nouveaux. Vous êtes inspecteur des domaines, par conséquent vous devez être regardé comme un païen, sicut ethnicus et publicanus.

 

          Je me recommande aux prières des saintes femmes, qui ne manqueront pas de vous dénoncer : on dit qu’elles ont toutes beaucoup d’esprit, et qu’elles sont fort instruites. Vous ne sauriez croire combien je suis enchanté de voir tant de raison et tant de tolérance dans ce siècle. Il faut avouer qu’aujourd’hui aucune nation n’approche de la nôtre, soit dans les vertus pacifiques, soit dans la conduite à la guerre. Comme je suis extrêmement modeste, je ne mettrai point mon nom aux bas des justes éloges que méritent vos compatriotes. Je vous supplie de vouloir bien me faire part du dispositif de l’arrêt lorsqu’il sera rendu.

 

 

1 – Libraire à Besançon. (K.)

2 – Claude Guillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

5 Septembre 1766.

 

 

          On m’a fait voir enfin, mon cher ami, mes prétendues Lettres (1) imprimées à Amsterdam par le sieur Robinet. Il y en a trois qu’on impute bien ridiculement à Montesquieu. Les autres sont falsifiées, selon la méthode honnête des nouveaux éditeurs de Hollande. Les notes qu’on y a jointes méritent le carcan. Il est bien triste que votre ami ait été en relation avec ce Robinet.

 

          Vous devez avoir actuellement la lettre du vertueux Jean-Jacques à ce fripon de M. Hume (2), qui avait eu l’insolence de lui procurer une pension du roi d’Angleterre ; c’est un trait qu’un galant homme ne peut jamais pardonner. Je me flatte que vous m’enverrez cette belle lettre de Jean-Jacques ; on dit qu’il y a huit pages entières de pauvretés. Le bruit court qu’il est devenu tout à fait fou en Angleterre, physiquement fou, qu’on le garde actuellement à vue, et qu’on va le transférer à Bedlam. Il faudrait, par représailles, mettre aux Petites-Maisons une de ses protectrices (3).

 

          Vous voyez que tout ce qui se passe est bien désagréable pour la philosophie. Tâchez de faire partir au plus tôt vos deux Hollandais. Je suis toujours très affligé et très malade.

 

          Voici une lettre pour Protagoras, dont je vous prie de mettre l’adresse.

 

 

1 – A ses amis du Parnasse. (G.A.)

2 – 10 Juillet. (G.A.)

3 – Sans doute madame de Latour-Franqueville. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Genève, 5 Septembre 1766 (1).

 

 

          Votre lettre, monsir, l’avoir fait peaucoup de joie à le votre petit serviteur le Suisse Moi être pien aise de tout ce que fous dites à moi pour ce qui recarde mon cher maître, monsir Boursier. Le monte, chez vous, ly être pas pon Suisse ; il dit et écrit des mensonges qui mettent en peine les chens. Moi l’être pien aise que tout cela soit pas frai. Cependant toutes ces sottises sont la cause de mille pruits et discours que l’on tient dans les enfirons.

 

          Monsir Boursier l’a pas peur ; mais li être pien fachir de toutes les abominations que l’on fait continuellement. Je crains que lui si mette un pon fois en colère ; je ne foudrais pas. Il ne faut pas toujours croire son petit commis, témoin la pouture de tabac dont Bigex a dit rouler quelques carottes (2), et qui commence à s’y distribuer. Je l’avrais pien prié de ne pas faire, et moi mettre à genoux ; lui l’avre pas foutu croire moi. Lui n’a vu ni mangir de ce pon pain de Gonesse fait pas ce poulangir que fous me parlez, et moi l’ai rien dit ; je ne savre ce que c’est.

 

          Madame Denis li être beaucoup poltron ; le peur l’empêche d’écrire. Moi lui avre point dit, les faiseurs de poutre de perlinpinpin de Besançon feront pentre un pon apothicaire (3) pour avoir fendu de pons drogues. O mon Dié ! les pons chens ont enfie de se mettre cent piés dans la terre. Le monte va redevenir parpare. Le cœur fait mal ; mais le mien fous aime bien, car fous li être un prave homme.

 

          Je me recommande à le votres pons prières, et je fous demande toujours votre pon amitié. WAGNIÈRE.

 

 

1 – Cette lettre est censé écrite par Wagnière, qui était Suisse. (G.A.)

2 – Il s’agit de brochures. (G.A.)

3 – Le libraire Fantet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

8 Septembre 1766.

 

 

          J’ai bien des choses à vous dire, mon cher ami.

 

          Premièrement, dès que M. de Beaumont m’eut écrit qu’il fallait demander M. Chardon pour rapporteur, je n’eus rien de plus pressé que de faire ce qu’il me prescrivait, tout malade et tout languissant que je suis. Vous savez quelle est mon activité dans ces sortes d’affaires ; vous savez que ma maxime est de remplir tous mes devoirs aujourd’hui, parce que je ne suis pas sûr de vivre demain.

 

          On m’a mandé depuis qu’il fallait attendre ; je ne pouvais pas deviner ce contrordre. Tout ce que je peux faire est de ne pas réitérer ma demande. Je vous supplie de le dire à M. de Beaumont.

 

          Je suis déjà tout consolé, et Sirven l’est comme moi, si l’on ne peut pas obtenir une évocation. Ce sera beaucoup pour lui si l’on imprime seulement le mémoire de M. de Beaumont. Il est si convaincant et si plein d’une vraie éloquence, qu’il fera également la gloire de l’auteur et la justification de l’accusé (1). Le public éclairé, mon cher ami, est le souverain juge en tout genre ; et nous nous en tenons à ses arrêts, si nous ne pouvons en obtenir un en forme juridique.

 

          La seconde prière que je vous fais, c’est de m’envoyer le factum pour feu M. de La Bourdonnais.

 

          J’ai une troisième requête à vous présenter au sujet de ce Robinet qu’on dit être l’auteur de la Nature, et qui certainement ne l’est pas ; car l’auteur de la Nature sait le grec, et ce Robinet, l’éditeur de mes prétendues Lettres, cite dans ces Lettres deux vers grecs (2), qu’il estropie comme un franc ignorant. On voit d’ailleurs dans le livre une connaissance de la géométrie et de la physique que n’a point le sieur Robinet. Enfin ce Robinet est un faussaire. Il est triste que de vrais philosophes aient été en relation avec lui.

 

          Vous savez qu’il a fait imprimer dans son infâme recueil la Lettre que je vous écrivis sur les Sirven l’année passée (3). Ne sachant pas votre nom, il vous appelle M. D’Amoureux : il dit, dans une note, « qu’il a restitué un long passage que le censeur n’avait pas laissé subsister dans l’édition de Paris. » Ce passage, qui se trouve à la page 181 de son édition, concerne Genève et J.-J. Rousseau. Il me fait dire « qu’il y a une grande dame de Paris qui aime Jean-Jacques comme son toutou. » Vous m’avouerez que ce n’est pas là mon style : mais cette grande dame pourrait être très fâchée, et il ne faut pas susciter de nouveaux ennemis aux philosophes.

 

          Je vous prie donc, au nom de l’amitié et de la probité, de m’envoyer un certificat qui confonde hautement l’imposture de ce malheureux. S’il y a eu en effet un censeur par les mains de qui ait passé cette lettre que vous imprimâtes, réclamez son témoignage ; s’il n’y a point eu de censeur, le mensonge de Robinet est encore par là même pleinement découvert, puisqu’il prétend restituer un passage que le censeur a supprimé.

 

          Vous voyez qu’il faut combattre toute sa vie. Tout homme public est condamné aux bêtes ; mais il est quelquefois indispensable d’écraser les bêtes qui mordent. Je me chargerai de faire mettre dans les journaux ce désaveu. J’y ajoutai quelques réflexions honnêtes sur les indécences et les calomnies dont les notes de ce M. Robinet sont chargées.

 

          Je crois qu’on a bien oublié actuellement dans Paris des choses que les âmes vertueuses et sensibles n’oublieront jamais. Je voudrais qu’on aimât assez la vérité pour exécuter le projet proposé à M. Tonpla. Est-il possible qu’on ne trouvera jamais quatre ou cinq avocats pour plaider ensemble une si belle cause ?

 

          Adieu, mon très cher ami. Ecra. l’inf….

 

 

1 – Le Mémoire pour les Sirven n’était pas encore fait. Voltaire s’imagine ici ce qu’il devra être. (G.A.)

2 – Lettre à Deodati du 24 Janvier 1761. (G.A.)

3 – Le 1er Mars 1765. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Estaing.

 

Ferney, 8 Septembre 1766.

 

 

          Monsieur, la lettre dont vous m’honorez et les instructions qui l’accompagnent m’inspirent autant de regrets que de reconnaissance. Si j’avais été assez heureux pour recevoir plus tôt ces mémoires, j’aurais eu la satisfaction de rendre à votre mérite et à vos belles actions la justice qui leur est due (1). Je ne suis instruit qu’après trois éditions ; mais si je vis assez pour en voir une nouvelle, je vous réponds bien du zèle avec lequel je profiterai des lumières que vous avez la bonté de me donner.

 

          Je vois que vos connaissances égalent votre bravoure. Je n’ai pas osé compromettre votre illustre nom dans l’histoire des malheurs de Pondichéry et du général Lally. Le journal du blocus, du siège et de la prise de cette ville, insinue que c’est à vous, monsieur, que Chanda-Saeb demanda si d’ordinaire en France on choisissait un fou pour grand-vizir. Je me suis bien donné de garde de vous citer en cette occasion. Il m’a paru que la tête avait tourné à ce commandant infortuné, mais qu’il ne méritait pas qu’on la lui coupât. Je suis si persuadé de l’extrême supériorité des lumières des juges, que je n’ai jamais compris leur arrêt, qui a condamné un lieutenant-général des armées du roi pour avoir trahi les intérêts de l’Etat et de la compagnie des Indes. Je crois qu’il est démontré qu’il n’y a jamais eu de trahison, et je trouve encore cette catastrophe fort extraordinaire.

 

          Je suis persuadé, monsieur, que si le ministère s’y était pris quelques mois plus tôt pour préparer l’expédition du Brésil, vous auriez fait cette conquête en peu de temps, et la France vous aurait eu l’obligation de faire une paix plus avantageuse.

 

          Tout ce que vous dites sur les colonies, tant françaises qu’anglaises, fait voir que vous êtes également propre à combattre et à gouverner.

 

          La manière dont les Anglais en usèrent avec vous, quand vous fûtes pris sur un vaisseau marchand, exigeait, ce me semble, que les ministres anglais vous fissent les réparations les plus authentiques, et qu’ils vous prévinssent avec tous les égards et tous les empressements qu’ils vous devaient. C’est ainsi qu’ils en usèrent avec M Ulloa (2). Je veux croire, pour leur excuse, que ceux qui vous retinrent à Plumouth ne connaissaient pas encore votre personne. Ma vieillesse et mes maladies ne me permettent pas l’espérance de pouvoir mettre dans leur jour les choses que vous avez daigné me confier ; mais s’il se trouvait quelque occasion d’en faire usage, ne doutez pas de mon zèle.

 

          En cas que vous m’honoriez de quelqu’un de vos ordres, je vous prie, monsieur, d’ajouter à vos bontés celle de me dire votre opinion sur l’arrêt porté contre M. de Lally, et sur la conduite qu’on tenait à Pondichéry. Soyez très persuadé que je vous garderai le secret. J’ai l’honneur d’être, avec beaucoup de respect, monsieur, etc.

 

 

1 – Dans le chapitre de l’Essai où il parle des affaires de l’Inde, et qui est aujourd’hui le chapitre XXXIV du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

2 – Compagnon de Bouguer, dans le voyage en Amérique, pour la mesure d’un arc de méridien. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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