CORRESPONDANCE avec d'ALEMBERT - Partie 23
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DE VOLTAIRE.
Au château de Ferney, par Genève, 15 de septembre 1762.
Mon très aimable et très grand philosophe, je suis emmitouflé. Je vise à être sourd et aveugle. Si je n’étais qu’aveugle, je reviendrais voir madame du Deffant (1) ; mais étant sourd, il n’y a pas moyen.
Je vous prie de dire à l’Académie que je la régalerai incessamment de l’Héraclius de Calderon, qui pourra réjouir autant que le César de Shakespeare. Soyez très persuadé que j’ai traduit Gilles Shakespeare selon l’esprit et selon la lettre. L’ambition qui paie ses dettes est tout aussi familier en anglais qu’en français, et le dimitte nobis debita nostra n’en est pas plus noble pour être dans le Pater.
On a bien de la peine avec les Calas ; on n’a été instruit que petit à petit, et ce n’est qu’avec des difficultés extrêmes qu’on a fait venir les enfants à Genève, l’un après l’autre, et la mère à Paris. Les mémoires ont été faits successivement, à mesure qu’on a été instruit. Ces mémoires ne sont faits que pour préparer les esprits, pour acquérir des protecteurs, et pour avoir le plaisir de rendre un parlement et des pénitents blancs exécrables et ridicules.
Comment peut-on imaginer que j’aie persécuté Jean-Jacques ? voilà une étrange idée ; cela est absurde. Je me suis moqué de son Emile, qui est assurément un plat personnage : son livre m’a ennuyé ; mais il y a cinquante pages que je veux faire relier en maroquin (2) ; en vérité, ai-je le nez tourné à la persécution ? Croit-on que j’aie un grand crédit auprès des prêtres de Berne ? Je vous assure que la prêtraille de Genève aurait fait retomber sur moi, si elle avait pu, la petite correction qu’on a faite à Jean-Jacques, et j’aurais pu dire,
……… Jam proximus ardet
Ucalegon (3).
si je n’avais pas des terres en France, avec un peu de protection. Quelques cuistres de calvinistes ont été fort ébahis et fort scandalisés que l’illustre république me permît d’avoir une maison dans son territoire, dans le temps qu’on brûle et qu’on le décrète de prise de corps Jean-Jacques le citoyen ; mais, comme je suis fort insolent, j’en impose un peu, et cela contient les sots. Il y a d’ailleurs plus de Jean Meslier et de Sermon des cinquante (4) dans l’enceinte de nos montagnes qu’il n’y en a à Paris. Ma mission va bien, et la moisson est assez abondante. Tâchez de votre côté d’éclairer la jeunesse autant que vous le pourrez.
J’ai envoyé à frère Damilaville un long détail d’une bêtise imprimée dans les journaux d’Angleterre : c’est une lettre (5) qu’on prétend que je vous ai écrite : vous auriez un bien plat correspondant, si je vous avais en effet écrit de ce style.
Le factum de l’archevêque de Paris contre Jean-Jacques me paraît plus plat que l’éducation d’Emile ; mais il n’approche pas du réquisitoire d’Omer. Quand un homme public est bête, il faut l’être comme Omer, ou ne point s’en mêler. Je suis très sûr qu’on a proposé Berthier pour la place de maître Editue (6). Il faut avouer qu’il y a certaines familles où l’on élève bien les enfants ; mais, Dieu merci, nous n’avons eu qu’une fausse alarme.
Je vous parle rarement de Luc, parce que je ne pense plus à lui : cependant s’il était capable de vivre tranquille et en philosophe, et de mettre à écraser l’inf… la centième partie de ce qu’il lui en a coûté pour faire égorger du monde, je sens que je pourrais lui pardonner.
Vous avez vu, sans doute, la belle lettre que Jean-Jacques a écrite à son pasteur (7), pour être reçu à la sainte table : je l’ai envoyée à frère Damilaville. Vous voyez bien que ce pauvre homme est fou : pour peu qu’il eût un reste de sens commun, il serait venu au château de Tournay, que je lui offrais ; c’est une terre entièrement libre. Il y eût bravé également et les prêtres ariens, et l’imbécile Omer, et tous les fanatiques ; mais son orgueil ne lui a pas permis d’accepter les bienfaits d’un homme qu’il avait outragé.
Criez partout, je vous en prie, pour les Calas et contre le fanatisme, car c’est l’inf… qui a fait leur malheur. Vous devriez bien venir un jour à Ferney avec quelque bon cacouac. Je voudrais vous embrasser avant que de mourir, cela me ferait grand plaisir.
1 – Elle était devenue aveugle. (G.A.)
2 – Il fit paraître la Profession de foi du Vicaire savoyard en tête du Recueil nécessaire. Voyez notre Avertissement sur l’Examen important de Bolingbroke. (G.A.)
3 – Virgile. (G.A.)
4 – Voyez tome IV. (G.A.)
5 – La lettre du 29 mars qu’on avait défigurée. (G.A.)
6 – Personnage du Pantagruel. (G.A.)
7 – Lettre de Rousseau à Montmolin du 24 août 1762. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 25 de septembre 1762.
Ce que vous me mandez de votre santé, mon cher et illustre maître, m’inquiète et m’afflige. Votre conversation et la lecture de vos ouvrages m’ont tant fait remercier Dieu de n’être ni sourd ni aveugle, que je le trouverais bien injuste s’il vous punissait par deux sens que vous avez rendus si précieux à tous ceux qui savent penser. J’espère que vous conserverez vos yeux en les ménageant, et c’est de quoi je vous prie bien fort. A l’égard des oreilles, je n’y sais point d’autre remède que d’entendre le moins de sottises que vous pourrez : par malheur ce remède n’est pas d’une observation facile.
J’ai annoncé à l’Académie l’Héraclius de Calderon, et je ne doute point qu’elle ne le lise avec plaisir, comme elle a lu l’arlequinade de Gilles Shakespeare. Ce que je vous marquais sur votre traduction n’était qu’un doute, et je suis convaincu, puisque vous m’en assurez que vous avez conservé dans cette traduction le génie des deux langues ; personne n’est plus à portée de cela que vous.
Grâce à vous, j’espère que les Calas viendront à bout de prouver leur innocence ; mais savez-vous ce qu’il y a de plus fort à objecter à leurs mémoires ? c’est qu’il n’est pas possible d’imaginer, je ne dis pas que des magistrats, mais que des hommes qui ne marchent pas à quatre pattes, aient condamné sur de pareilles preuves un père de famille à la roue. Il est absolument nécessaire (et je le leur ai dit) qu’ils préviennent dans leurs mémoires cette objection, en demandant que les pièces du procès soient mises sous les yeux du public. Cela est d’autant plus important qu’il y a ici des émissaires du parlement de Toulouse qui répandent que Calas le père a été justement condamné, que toute la ville de Toulouse en est convaincue, et que c’est par commisération qu’on n’a pas fait mourir les trois autres, qui le méritaient aussi. La justification est bien ridicule, puisque de façon ou d’autre il s’ensuivrait que les juges auraient prévariqué ; mais n’importe, il y a des sots qui se paient de pareilles raisons, et ces sots-là en entraînent d’autres, et de sots en sots l’innocence et la vérité restent opprimées.
Je ne suis pas plus édifié que vous de la profession de foi de Jean-Jacques, d’autant que je ne crois pas cette momerie fort nécessaire pour dîner et souper tranquillement, et dormir de même, dans les Etats de votre ancien disciple, où Jean-Jacques s’est réfugié après avoir dit assez de mal du maître. Je plains le malheur que sa bile et ses persécuteurs lui causent ; mais s’il a besoin pour être heureux d’approcher de la sainte table, et d’appeler sainte, comme il le fait, une religion qu’il a vilipendée, j’avoue que je rabats beaucoup de l’intérêt. Au reste, je ne suis surpris ni que vous lui ayez offert un asile, ni qu’il l’ait refusé ; il eût été trop inconséquent d’aller demeurer chez le corrupteur de son pays, car c’est ainsi que vous m’avez mandé qu’il vous appelait. Mais enfin il a travaillé sans le vouloir, et beaucoup mieux qu’il ne pensait, pour la vigne du Seigneur ; et, pour ma part, je lui en tiens beaucoup de compte.
Je ne sais ce que c’est que cette bêtise qu’on a imprimée, sous votre nom et sous le mien, dans les journaux d’Angleterre. Si vous voulez me la faire parvenir, je suis prêt à donner tous les désaveux que vous jugerez nécessaires.
Frère Berthier avait envie, à ce qu’il disait, d’aller à la Trappe, et il a fini par vouloir être à Versailles. Il y a actuellement dans ce pays-là dix-sept ou dix-huit ci-devant soi-disant jésuites, comme les classes du parlement les appellent ; ils se sont réfugiés là ; jamais il n’y en a tant eu, et ils ont dit, en quittant Paris, à frère Berthier, comme Strabon au paysan son pourvoyeur :
Nous allons à la cour, on t’a mis du voyage (1).
On dit qu’il se mêlera de l’éducation sans avoir de titre ; il se contentera d’être appelé sans être élu.
A propos de cela, savez-vous qu’on m’a proposé, à moi qui n’ai pas l’honneur d’être jésuite, l’éducation du grand-duc de Russie ? Mais je suis trop sujet aux hémorrhoïdes, elles sont trop dangereuses en ce pays-là, et je veux avoir mal au derrière en toute sûreté. (2).
Savez-vous ce qu’on me dit hier de vous ? que les jésuites commençaient à vous faire pitié, et que vous seriez presque tenté d’écrire en leur faveur, s’il était possible de rendre intéressants des gens que vous avez rendus si ridicules. Croyez-moi, point de faiblesse humaine ; laissez la canaille janséniste et parlementaire nous défaire tranquillement de la canaille jésuitique, et n’empêchez point ces araignées de se dévorer les unes les autres.
Je ne puis être fâché ni pour la France ni pour la philosophie de voir votre ancien disciple remonté sur sa bête. Il m’a envoyé, il y a un mois, trois pages de vers contre la géométrie. J’attends, pour lui répondre, qu’il ait fini le siège de Schweidnitz ; ce serait trop d’avoir à la fois la maison d’Autriche et la géométrie sur les bras.
Adieu, mon cher et illustre philosophe ; conservez votre santé, vos yeux, vos oreilles, votre gaieté, et surtout votre amitié pour moi. Mille respects à madame Denis, et mille compliments à frère Thieriot. S’il plaît aux rois de faire la paix, je ne désespère pas d’avoir encore le plaisir de vous embrasser.
1 – Regnard, Démocrite amoureux. (G.A.)
2 – Pour comprendre cette phrase, voyez notre Avertissement sur l’Histoire de Russie. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
25 de Septembre 1762.
Avez-vous répondu, mon cher philosophe, à M. de Schouvalof (1) ? Vous voilà entre Frédéric et Catherine. Voyez de laquelle de ces deux planètes vous voulez grêler sur le persil d’Omer ? Vous resterez en France ; mais il est bon de faire connaître que, si la superstition et la sottise contristent la face de votre beau pays, les Vandales et les Scythes se disputent l’honneur de venger les Socrates des Anitus.
Ce misérable Omer et ses impertinents consorts doivent être bien humiliés, et moi bien joyeux. Voulez-vous m’adresser votre réponse à M. de Schouvalof, et la donner à notre frère Damilaville ?
1 – M. le comte de Schouvalof avait proposé à M. d’Alembert, de la part de l’impératrice de Russie, d’être l’instituteur du grand-duc son fils. (K.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, 2 d’octobre 1762.
Oui, mon cher et illustre maître, j’ai reçu l’invitation de M. de Schouvalof, et j’y ai répondu comme vous vous y attendiez.
Scipion, accusé sur des prétextes vains,
Remercia les dieux, et quitta les Romains :
Je puis en quelque chose imiter ce grand homme ;
Je rendrai grâce au ciel, et resterai dans Rome (1).
Quand je dis que je rendrai grâce au ciel, je crois que cela est bien honnête à moi, que je n’en ai pas trop de sujet, et que le ciel pourrait répondre à mes remerciements, Il n’y a pas de quoi. Je mettrais bien plus volontiers à la tête de l’Encyclopédie, si jamais nous la finissions,
Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.
RAC., Iphig.
Vous mettriez peut-être ces sots au lieu de ces dieux, et vous auriez raison.
Mais demandez à ces sots s’ils ne se croient pas les dieux de la France, ses dieux tutélaires, ses dieux vengeurs, ses dieux lares, surtout depuis qu’ils ont chassé les dieux lares des jésuites ?
L’air doux qu’on respire en France me fait supporter l’air du fanatisme dont on voudrait l’infecter, et je pardonne au moral en faveur du physique. Il faut faire dans ce pays-ci comme en temps de peste, prendre les précautions raisonnables, et ensuite aller son chemin, et s’abandonner à la Providence, si Providence il y a. Voilà, mon cher et grand philosophe, mes dispositions ; je ne désire, même dans mon propre pays, ni place ni honneurs ; jugez si j’en irai chercher à huit cents lieues : mais je suis d’ailleurs de votre avis. Il faut faire servir les offres qu’on nous fait à l’humiliation de la superstition et de la sottise ; il faut que toute l’Europe sache que la vérité, persécutée par les bourgeois de Paris, trouve un asile chez des souverains qui auraient dû l’y venir chercher ; et que la lumière, chassée par le vent du midi, est prête à se réfugier dans le nord de l’Europe, pour venir ensuite refluer de là contre ses persécuteurs, soient en les éclairant, soit en les écrasant.
Avouez pourtant, mon cher philosophe, malgré vos plaintes continuelles, que vous ne devez pas être trop mécontent de votre mission ; vous voyez que la philosophie commence déjà très sensiblement à gagner les trônes et adieu l’infâme, pour peu qu’elle en perde encore quelques-uns. Votre illustre et ancien disciple a commencé le branle, la reine de Suède a continué, Catherine les imite tous deux, et fera peut-être mieux encore ; quelques autres, à ce qu’on dit, branlent au manche, et je rirais bien de voir le chapelet se défiler de mon vivant, pourvu néanmoins que le chapelet avant de se défiler ne nous donne pas encore quelque coup sur les oreilles.
Il n’y a point ici de sottises nouvelles qui méritent que je vous en parle. On dit du bien d’une lettre adressée à Jean-Jacques (2) sur son Emile ; je ne l’ai point encore lue : j’entends dire qu’elle est gaie et de bon goût, à l’exception de la réfutation du Savoyard, qui est plate et ennuyeuse. Si la czarine avait proposé à Jean-Jacques l’éducation de son fils, j’imagine que sa première question aurait été : « Madame, quel métier voulez-vous que je lui fasse apprendre ? « Il y a aussi une grosse et longue réfutation de Rousseau par quelque prêtre de paroisse : on pourrait l’intituler : Réfutation du Vicaire savoyard par un décrotteur (3).
Un homme d’esprit (4), qui par malheur a besoin d’être théologien ou de le contrefaire, vient de donner, en deux gros volumes in-12, un Dictionnaire des hérésies, qui mérite d’être parcouru ; il y a mis, avec beaucoup de bonne foi, les objections d’un côté et les réponses de l’autre, et on peut bien dire, pour le coup, que la foi ne trouve pas son compte avec la bonne foi. Par ma foi, c’est un terrible livre, à mon avis, contre l’inf…. que vous haïssez tant. Ce que l’auteur dit entre autres choses pour expliquer la transsubstantiation (voilà un cruel mot à concevoir et à prononcer) est tout à fait comique ; il prétend qu’au moyen d’une vitesse infinie un corps peut être en plusieurs lieux à la fois, et que moyennant un million de fois plus d’agilité qu’un lévrier, le corps de Jésus-Christ peut se trouver à la fois dans les gaufres de Paris et dans celles de Goa.
Avouez que tous les matins ce pauvre corps-là ne sait à qui entendre, et qu’il doit avoir besoin de repos l’après-midi. Pauvre espèce humaine ! je serais tenté de dire à l’auteur :
C’est trop peu si c’est raillerie ;
C’en est trop si c’est tout de bon.
Adieu, mon très cher et très illustre maître. Comment vont les oreilles et les yeux ?
1 – Voyez, Rome sauvée, acte V, sc. II. (G.A.)
2 – Par Comparet. (G.A.)
3 – Cette Réfutation est de André. (G.A.)
4 – L’abbé Pluquet. (G.A.)