CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 23

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 23

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à M. l’abbé Morellet.

 

7 Juillet 1766.

 

 

          C’est moi, mon cher frère, qui voudrais passer avec vous dans ma retraite les derniers six mois qui me restent peut-être encore à vivre. C’est Antoine qui voudrait recevoir Paul. Mon désert est plus agréable que ceux de la Thébaïde, quoiqu’il ne soit pas si chaud. Tous nos ermites vous aiment, tous chantent vos louanges, et désirent passionnément votre retour.

 

          Le livre de Fréret est bien dangereux, mais oportet hœreses esse. Les manuscrits de Dumarsais et de Chénelart (1) ont été imprimés aussi. Il est bien triste que l’on impute quelquefois à des vivants, et même à de bons vivants, les ouvrages des morts. Les philosophes doivent toujours soutenir que tout philosophe qui est en vie est un bon chrétien, un bon catholique. On les loue quelquefois des mêmes choses que les dévots leur reprochent, et ces louanges deviennent funestes, che sono accuse e pajon lodi. Le bruit de ces dangereux éloges va frapper les longues et superbes oreilles de certains pédants ; et ces pédants irrités poursuivent avec rage de pauvres innocents qui voudraient faire le bien en secret. La dernière scène qui vient de se passer à Paris prouve bien que les frères doivent cacher soigneusement les mystères et les noms de leurs frères. Vous savez que le conseiller Pasquier a dit, en plein parlement, que les jeunes gens d’Abbeville qu’on a fait mourir avaient puisé leur impiété dans l’école et dans les ouvrages des philosophes modernes. Ils ont été nommés par leur nom ; c’est une dénonciation dans toutes les formes. On les rend complices des profanations insensées de ces malheureux jeunes gens ; on les fait passer pour les véritables auteurs du supplice dans lequel on a fait expirer de jeunes indiscrets. Y a-t-il jamais eu rien de plus méchant et de plus absurde que d’accuser ainsi ceux qui enseignent la raison et les mœurs d’être les corrupteurs de la jeunesse ? Qu’un janséniste fanatique eût été coupable d’une telle calomnie, je n’en serais pas surpris ; mais que ce soit un conseiller de grand’chambre, cela est honteux pour la nation. Le mal est que ces imputations parviennent au roi, et qu’elles paraissent dictées par l’impartialité et par l’esprit de patriotisme. Les sages, dans des circonstances si funestes, doivent se taire et attendre.

 

          Quand vous trouverez, mon cher frère, les livres que vous avez eu la bonté de me promettre, M. Damilaville les paiera à votre ordre. Rien ne presse. Ne songez qu’à vos travaux et à vos amusements, vivez aussi heureux qu’un pauvre sage peut l’être, et souvenez-vous des ermites qui vous seront très tendrement attachés.

 

 

1 – Noms dont on signait les livres philosophiques, tels que l’Analyse de la religion chrétienne, etc. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

7 Juillet 1766.

 

 

          Mon cher frère, mon cœur est flétri ; je suis atterré. Je me doutais qu’on attribuerait la plus sotte et la plus effrénée démence (1) à ceux qui ne prêchent que la sagesse et la pureté des mœurs. Je suis tenté d’aller mourir dans une terre où les hommes soient moins injustes. Je me tais ; j’ai trop à dire.

 

          Je vous prie instamment de m’envoyer la lettre qu’on prétend que j’ai écrite à Jean-Jacques (2), et qu’assurément je n’ai point écrite. Le temps se consume à confondre la calomnie. On vous demande bien pardon de vous charger de faire rendre tant de lettres.

 

 

1 – Le Dictionnaire philosophique avait été jeté dans le bûcher de La Barre. (G.A.)

2 – Ou plutôt sur Jean-Jacques. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

A Ferney, 8 Juillet 1766.

 

 

          Tout malade que je suis, mon cher monsieur, il faudra probablement que je reçoive dans ma puante et délabrée maison un prince (1) victorieux et aimable. Heureusement il est philosophe, M. l’ambassadeur l’est aussi, vous l’êtes aussi.

 

          Pouvons-nous sans indiscrétion, madame Denis et moi, supplier S. Exc. de vouloir bien nous protéger de sa présence, et d’amener M. le prince de Brunswick ? Nous leur donnerons du lait de nos vaches, du miel de nos abeilles, et des fraises de notre jardin. Négociez cette affaire avec S. Exc. ; mettez-moi à ses pieds ; dites-lui qu’après qu’il se sera crevé avec le prince par sa trop bonne chère, il est juste qu’il vienne jeûner le lendemain à la campagne, respirer un air pur, et oublier les tracasseries génevoises et les cuisiniers français.

 

          Je ne sais point le jour, j’ignore la marche de M. le prince de Brunswick ; j’ignore même si son projet est de dîner dans ma caserne. Mettez-moi au fait ; ayez la bonté de le prévenir sur l’état d’un vieillard infirme. Vous me ressuscitez quelquefois par votre gaieté, secourez-moi par vos bontés. Mon cœur et mon estomac vous sont dévoués.

 

 

1 – Le prince de Brunswick. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Duchêne.

 

A Ferney, 11 Juillet 1766 (1).

 

 

          Je fais partir par les voitures de Genève, et ensuite par la diligence de Lyon à Paris, mardi prochain, 15e du mois, les feuilles de la Henriade augmentées et corrigées, avec toutes les instructions nécessaires pour que madame Duchêne puisse faire une belle édition. Je souhaite qu’elle en tire quelque avantage. Je suis son très humble serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. Ce billet doit être postérieur à l’année 1766. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

12 Juillet 1766.

 

 

          Mes divins anges, quoique les belles-lettres soient un peu honnies, que le théâtre soit désert, que les hommes n’aient plus de voix, que les femmes ne sachent plus attendrir, quoiqu’il faille enfin renoncer au monde, je ne renonce point aux roués, et je vous prie de me les renvoyer, pour qu’ils reçoivent chez moi la confirmation de l’arrêt que vous avez porté sur eux.

 

          Puis-je vous demander s’il est vrai qu’on ait imprimé Barneveldt (1) ?

 

          Avez-vous vu M. de Chabanon ? êtes-vous contents de son plan (2) ?

 

          Je ne vous parle que de théâtre, et cependant j’ai le cœur navré. C’est que je n’aime point du tout les Félix (3), qui font mourir inhumainement, et dans des supplices recherchés, les Polyeucte et les Néarque. Je conviens que les Polyeucte et les Néarque ont très grand tort ; ce sont de grands extravagants : mais les Félix n’ont certainement pas raison. Il y a enfin des spectateurs qui n’aiment point du tout de pareilles pièces. Je me persuade que vous êtes de leur nombre, surtout après avoir lu l’excellent traité des Délits et des peines. Il se passe des choses bien horribles dans ce monde ; mais on en parle un moment, et puis on va souper. Respect et tendresse.

 

 

1 – Tragédie de Lemierre, dont on venait d’interdire la représentation. (G.A.)

2 – De sa tragédie d’Eudoxie. (G.A.)

3 – Voyez le Polyeucte de Corneille. Voltaire fait allusion ici aux juges de La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

12 Juillet 1766.

 

 

          Mon cher frère, Polyeucte et Néarque (1) déchirent toujours mon cœur ; et il ne goûtera quelque consolation que quand vous me manderez tout ce que vous aurez pu recueillir.

 

          On dit qu’on ne jouera point la pièce de Collé (2) : je m’y intéresse peu, puisque je ne la verrai pas ; et, en vérité, je suis incapable de prendre aucun plaisir après la funeste catastrophe dont on veut me rendre en quelque façon responsable. Vous savez que je n’ai aucune part au livre (3) que ces pauvres insensés adoraient à genoux. Il pleut de tous côtés des ouvrages indécents, comme la Chandelle d’Arras, le Compère Matthieu, l’Espion chinois (4), et cent autres avortons qui périssent au bout de quinze jours, et qui ne méritent pas qu’on fasse attention à leur existence passagère. Le ministère ne s’occupe pas sans doute de ces pauvretés : il n’est occupé que du soin de faire fleurir l’Etat ; et l’intérêt réduit à quatre pour cent est une preuve d’abondance.

 

          Je tremble que M. de Beaumont ne se décourage : je vous conjure d’exciter son zèle. J’ai pris des mesures qui vont m’embarrasser beaucoup, s’il abandonne cette affaire des Sirven. Parlez-lui, je vous prie, de celle d’Abbeville ; il s’en sera sans doute informé. Je ne connais point de loi qui ordonne la torture et la mort pour des extravagances qui n’annoncent qu’un cerveau troublé. Que fera-t-on donc aux empoisonneurs et aux parricides ?

 

          Adieu, mon cher ami ; adoucissez, par vos lettres, la tristesse où je suis plongé.

 

 

1 – La Barre et d’Etallonde. (G.A.)

2 – La Partie de chasse. (G.A.)

3 – Le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

4 – Les deux premiers, par du Laurens ; le troisième par Goudar. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lacombe.

 

12 Juillet 1766 (1).

 

 

          Vous devez recevoir incessamment, monsieur, par la diligence de Lyon, l’ouvrage de mon ami (2).

 

          Si, avant que vous ayez commencé l’impression, il m’envoie quelques additions ou corrections, je vous les ferai tenir-sur-le-champ. Si la police vous fait quelques difficultés, vous n’avez qu’à me mander quels articles il faut corriger, et mon ami les réformera sans peine.

 

          A l’égard de votre autre entreprise (3), je m’en rapporte à votre prudence ; vous ne compromettez ni vous ni personne. On vous fera tenir incessamment les additions aux petits chapitres. Si on avait eu l’honneur de vous connaître plus tôt, on se serait mis entre vos mains pour tout le reste. Je compte sur votre amitié, et je vous prie d’être persuadé de la mienne.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le Triumvirat. (G.A.)

3 – Le recueil. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Jeudi matin.

 

 

          Ma foi, monsieur, les beaux esprits se rencontrent. Vous ne me dites point que MM. les plénipotentiaires avaient employé la même formule que moi chétif, quand je vous montrai mon édit émané contre le col tord ou tors (1). Si on lui donne une attestation de vie et de mœurs, il sera de ces gens qu’on pend avec leur grâce au cou. Avez-vous le gendre du roi d’Angleterre aujourd’hui ? avez-vous vu le grand kan des Cosaques ? comment me tirerai-je d’un hitman et d’un prince héréditaire ? Si vous ne venez à mon secours avec M. le chevalier de Taulès, qui est de la taille du grand kan, je suis perdu. Mettez-moi toujours aux pieds de son excellence, et ayez pitié du pauvre vieillard qui vous aime de tout son cœur.

 

 

1 – Vernet. Voyez la  Lettre de Robert Covelle et la première des Déclarations. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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