MÉLANGES LITTÉRAIRES - Lettre de M. Cubstorf
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LETTRE DE M. CUBSTORF,
PASTEUR DE HELMSTADT,
A M. KIRKEF,
PASTEUR LE LAUVTORP.
– 1764 –
[Cette lettre est antidatée. Elle parut pour la première fois dans le volume intitulé : Contes de Guillaume Vadé. Helmstadt est une ville forte du duché de Brunswick. Quant à Lauvtorp, nous ne savons quel est ce lieu.] (G.A.)
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Je gémis, comme vous, mon cher confrère, des funestes progrès de la philosophie. Les magistrats, les princes pensent ; nous sommes perdus. L’Angleterre surtout a corrompu l’Europe par ses malheureuses découvertes sur la lumière, sur la gravitation, sur l’aberration des étoiles fixes. Les hommes parviennent insensiblement à cet excès de témérité, de ne rien croire que ce qui est raisonnable ; et ils répondent à plusieurs de nos inventions :
Quodcumque ostendis mihi sic incredulus odi.
HOR., de Art. poet., 183.
J’ai réfléchi, dans l’amertume de mon cœur, sur cette haine funeste que tant de personnes de tout rang, de tout âge, et tout sexe, déploient si hautement contre nos semblables ; peut-être nos divisions en sont-elles la source ; peut-être aussi devons-nous l’attribuer au peu de circonspection de certaines personnes qui ont révolté les esprits au lieu de les gagner. Nous avons insulté les sages, comme les luthériens outragent les calvinistes, comme les calvinistes disent des injures aux anglicans, les anglicans aux puritains, ceux-ci aux primitifs, nommés quakers, tous à l’Eglise romaine, et l’Eglise romaine à tous.
Si nous avions été plus modérés, je suis persuadé qu’on ne se serait pas tant révolté contre nous. Pardonnons, mon cher confrère, à ceux qui attaquent injustement les fondements d’un édifice que nous démolissons nous-mêmes, et dont nous prenons toutes les pierres pour nous les jeter à la tête.
Je pense que le seul moyen de ramener nos ennemis serait de ne leur montrer que de la charité et de la modestie ; mais nous commençons par prodiguer les noms de petits esprits, de libertins, de cœur corrompus (1), nous forçons leur amour-propre à se mettre contre nous sous les armes. Ne serait-il pas plus sage et plus utile d’employer la douceur, qui vient à bout de tout ?
D’un côté, nous leur disons que nos opinions sont si claires qu’il faut être en démence pour les nier ; de l’autre, nous leur crions qu’elles sont si obscures, « qu’il ne faut pas faire usage de sa raison avec elles. » Comment veut-on qu’ils ne soient pas embarrassés par ces deux expositions contradictoires ?
Chacune de nos sectes prétend le titre d’universelle ; mais qu’avons-nous à répondre, quand nos adversaires prennent une mappemonde, et couvent avec le doigt le petit coin de la terre où notre secte est confinée ?
Montrons-leur qu’elle mériterait d’être universelle, si nous étions sages ; ne les révoltons point en leur disant qu’il n’y a de probité que chez nous : voilà ce qui a le plus soulevé les savants. Ils ne conviendront jamais que Confucius, Pythagore, Zaleucus, Socrate, Platon, Caton, Scipion, Cicéron, Trajan, les Antonins, Epictète, et tant d’autres, n’eussent pas de vertu ; ils nous reprocheront de calomnier, par cette assertion odieuse, les hommes de tous les temps et de tous les lieux. Hélas : l’anabaptiste, les mains teintes de sang, aurait-il été bien reçu à dire, pendant le siège de Munster (2), qu’il n’y avait de probité que chez lui ? le calviniste aurait-il pu le dire en assassinant le duc de Guise ? le papiste, en sonnant les matines de la Saint-Barthélemy ? Poltrot, Clément, Chastel, Ravaillac, le jésuite Le Tellier, étaient très dévots ; mais en bonne foi n’aimeriez-vous pas mieux la probité de La Mothe Le Vayer, de Gassendi, de Locke, de Bayle, de Descartes, de Middleton, et de cent autres grands hommes que je vous nommerais ? Non, mon frère, ne nous servons jamais de ces malheureux arguments qu’on rétorque si aisément contre nous-mêmes. Le P. Canaye disait : Point de raison ; et moi je dis : Point de dispute, point d’insolence (3) !
On dit qu’autrefois nous nous sommes laissé emporter à l’ambition, à la haine, à l’avarice, à la vengeance ; que nous avons disputé aux princes leur juridiction ; que nous avons troublé les Etats, que nous avons répandu le sang : ne tombons plus dans ces horribles excès ; convenons que l’Eglise est dans l’Etat, et non l’Etat dans l’Eglise. Obéissons aux princes comme tous les autres sujets. Ce sont nos scandales encore plus que nos dogmes qui nous ont fait tant d’ennemis. On ne s’élève contre les lois et contre les fonctions des magistrats dans aucun pays de la terre. Si on s’est élevé contre nous dans tous les temps et dans tous les lieux, à qui en est la faute ?
L’humilité, le silence, et la prière, doivent être nos seules armes.
Les savants ne croient pas certaines assertions (ni nous non plus). Eh bien ! les croiront-ils davantage quand nous les outragerons ? Les Chinois, les Japonais, les Siamois, les Indiens, les Tartares, les Turcs, les Persans, les Africains, ne croient pas en nous ; irons-nous pour cela les traiter tous les jours de perturbateurs du repos de l’Etat, de mauvais citoyens, d’ennemis de Dieu et des hommes ? Pourquoi ne disons-nous point d’injures à toutes ces nations, et outrageons-nous un Allemand, un Anglais, qui ne pensent pas comme nous ? Pourquoi tremblons-nous respectueusement devant un souverain qui nous méprise, et déclamons-nous si fièrement contre un particulier sans crédit, que nous soupçonnons de ne pas nous estimer assez ?
Cette rage de vouloir dominer sur les esprits doit être bien confondue. Je vois que chaque effort que nous faisons pour nous relever sert à nous abattre. Laissons en repos les puissants du monde et les hommes instruits, afin qu’ils nous y laissent ; vivons en paix avec ceux que nous ne subjuguerons jamais, et qui peuvent nous décrier. Réprimons surtout la hauteur et l’emportement, qui conviennent si mal, et qui réussissent si peu.
Vous connaissez le pasteur Durnol ; c’est un bonhomme au fond, mais il est fort colérique. Il expliquait un jour le Pentateuque aux enfants, et il en était à l’article de l’âne de Balaam : un jeune garçon se mit à rire. M. Durnol fut indigné ; il cria, il menaça, il prouva que les ânes pouvaient parler très bien, surtout quand ils voyaient devant eux un ange armé d’une épée : le petit garçon se mit à rire davantage, M. Durnol s’emporta ; il donna un grand coup de pied à l’enfant, qui lui dit en pleurant : Ah ! je conviens que l’âne de Balaam parlait, mais il ne ruait pas.
Cette naïveté a fait sur moi une grande impression, et j’ai conseillé depuis à tous mes amis de cesser de ruer et de braire.
1 – Expressions du discours de Le Franc de Pompignan, qui a donné lieux aux pièces intitulées : les Si, les Quand, etc. (K.)
2 – Voyez l’Essai sur les mœurs, chap. CXXXII. (G.A.)
3 – Voyez, dans les Œuvres de Saint-Evremond, la Conversation du maréchal d’Hocquincourt. (G.A.)