LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 7

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

LE PHILOSOPHE IGNORANT

 

 

______________

 

 

 

 

 

TRENTE-DEUXIÈME QUESTION.

 

 

Utilité réelle. Notion de la justice.

 

 

 

 

          La notion de quelque chose de juste me semble si naturelle, si universellement acquise par tous les hommes, qu’elle est indépendante de toute loi, de tout pacte, de toute religion. Que je redemande à un Turc, à un Guèbre, à un Malabare, l’argent que je lui ai prêté pour se nourrir et pour se vêtir, il ne lui tombera jamais dans la tête de me répondre : Attendez que je sache si Mahomet, Zoroastre ou Brama ordonnent que je vous rende votre argent. Il conviendra qu’il est juste qu’il me paye, et s’il n’en fait rien, c’est que sa pauvreté ou son avarice l’emporteront sur la justice qu’il reconnaît.

 

          Je mets en fait qu’il n’y a aucun peuple chez lequel il soit juste, beau, convenable, honnête, de refuser la nourriture à son père et à sa mère quand on peut leur en donner ; que nulle peuplade n’a jamais pu regarder la calomnie comme une bonne action, non pas même une compagnie de bigots fanatiques.

 

          L’idée de justice me paraît tellement une vérité du premier ordre, à laquelle tout l’univers donne son assentiment, que les plus grands crimes qui affligent la société humaine sont tous commis sous un faux prétexte de justice. Le plus grand des crimes, du moins le plus destructif, et par conséquent le plus opposé au but de la nature, est la guerre ; mais il n’y a aucun agresseur qui ne colore ce forfait du prétexte de la justice.

 

          Les déprédateurs romains faisaient déclarer toutes leurs invasions justes par des prêtres nommés Féciales. Tout brigand qui se trouve à la tête d’une armée commence ses fureurs par un manifeste, et implore le Dieu des armées.

 

          Les petits voleurs eux-mêmes, quand ils sont associés, se gardent bien de dire : Allons voler, allons arracher à la veuve et à l’orphelin leur nourriture ; ils disent : Soyons justes, allons reprendre notre bien des mains des riches qui s’en sont emparés. Ils ont entre eux un dictionnaire qu’on a même imprimé dès le seizième siècle (1) ; et dans ce vocabulaire qu’ils appellent argot, les mots de vol, larcin, rapine, ne se trouvent point ; ils se servent de termes qui répondent à gagner, reprendre.

 

          Le mot d’injustice ne se prononce jamais dans un conseil d’Etat, où l’on propose le meurtre le plus injuste ; les conspirateurs, même les plus sanguinaires, n’ont jamais dit : Commettons un crime. Ils ont tous dit : Vengeons la patrie des crimes du tyran ; punissons ce qui nous paraît une injustice. En un mot, flatteurs lâches, ministres barbares, conspirateurs odieux, voleurs plongés dans l’iniquité, tous rendent hommage, malgré eux, à la vertu même qu’ils foulent aux pieds.

 

          J’ai toujours été étonné que, chez les Français, qui sont éclairés et polis, ont ait souffert sur le théâtre ces maximes aussi affreuses que fausses, qui se trouvent dans la première scène de Pompée, et qui sont beaucoup plus outrées que celles de Lucain dont elles sont imitées :

 

La justice et le droit sont de vaines idées…

Le droit des rois consiste à ne rien épargner.

 

          Et on met ces abominables paroles dans la bouche de Photin, ministre du jeune Ptolémée. Mais c’est précisément parce qu’il est ministre qu’il devait dire tout le contraire ; il devait représenter la mort de Pompée comme un malheur nécessaire et juste.

 

          Je crois donc que les idées du juste et de l’injuste sont aussi claires, aussi universelles, que les idées de santé et de maladie, de vérité et de fausseté, de convenance et de disconvenance. Les limites du juste et de l’injuste sont très difficiles à poser ; comme l’état mitoyen entre la santé et la maladie, entre ce qui est convenance et la disconvenance des choses, entre le faux et le vrai, est difficile à marquer. Ce sont des nuances qui se mêlent, mais les couleurs tranchantes frappent tous les yeux. Par exemple, tous les hommes avouent qu’on doit rendre ce qu’on nous a prêté : mais si je sais certainement que celui à qui je dois deux millions s’en servira pour asservir ma patrie, dois-je lui rendre cette arme funeste ? Voilà où les sentiments se partagent : mais en général je dois observer mon serment quand il n’en résulte aucun mal ; c’est de quoi personne n’a jamais douté.

 

 

1 – Le jargon ou langage de l’argot réformé. (G.A.)

 

 

 

 

 

TRENTE-TROISIÈME QUESTION.

 

 

Consentement universel est-il preuve de vérité ?

 

 

 

 

          On peut m’objecter que le consentement des hommes de tous les temps et de tous les pays n’est pas une preuve de la vérité. Tous les peuples ont cru à la magie, aux sortilèges, aux démoniaques, aux apparitions, aux influences des astres, à cent autres sottises pareilles : ne pourrait-il pas en être ainsi du juste et de l’injuste ?

 

          Il me semble que non. Premièrement, il est faux que tous les hommes aient cru à ces chimères. Elles étaient, à la vérité, l’aliment de l’imbécillité du vulgaire, et il y a le vulgaire des grands et le vulgaire du peuple ; mais une multitude de sages s’en est toujours moquée ; ce grand nombre de sages, au contraire, a toujours admis le juste et l’injuste, tout autant et même encore plus que le peuple.       

 

          La croyance aux sorciers, aux démoniaques, etc., est bien éloignée d’être nécessaire au genre humain ; la croyance à la justice est d’une nécessité absolue ; donc elle est un développement de la raison donnée de Dieu ; et l’idée des sorciers et des possédés, etc., est au contraire un pervertissement de cette même raison.

 

 

 

 

 

TRENTE-QUATRIÈME QUESTION.

 

 

Contre Locke.

 

 

 

 

          Locke, qui m’instruit, et qui m’apprend à me défier de moi-même, ne se trompe-t-il pas quelquefois comme moi-même ? Il veut prouver la fausseté des idées innées ; mais n’ajoute-t-il pas une bien mauvaise raison à de fort bonnes ? Il avoue qu’il n’est pas juste de faire bouillir son prochain dans une chaudière et de le manger. Il dit que cependant il y a eu des nations d’anthropophages, et que ces êtres pensants n’auraient pas mangé des hommes s’ils avaient eu les idées du juste et de l’injuste, que je suppose nécessaires à l’espèce humaine. (Voyez la question XXXVI.)

 

          Sans entrer ici dans la question s’il y a eu en effet des nations d’anthropophages, sans examiner les relations du voyageur Dampier (1), qui a parcouru toute l’Amérique, et qui n’y en a jamais vu, mais qui au contraire a été reçu chez tous les sauvages avec la plus grande humanité, voici ce que je réponds :

 

          Des vainqueurs ont mangé leurs esclaves pris à la guerre ; ils ont cru faire une action très juste ; ils ont cru avoir sur eux droit de vie et de mort ; et comme ils avaient peu de bons mets pour leur table, ils ont cru qu’il leur était permis de se nourrir du fruit de leur victoire. Ils ont été en cela plus justes que les triomphateurs romains, qui faisaient étrangler sans aucun fruit les princes esclaves qu’ils avaient enchaînés à leur char de triomphe. Les Romains et les sauvages avaient une très fausse idée de la justice, je l’avoue : mais enfin les uns et les autres croyaient agir justement ; et cela est si vrai, que les mêmes sauvages, quand ils avaient admis leurs captifs dans leur société, les regardaient comme leurs enfants ; et que ces mêmes anciens Romains ont donné mille exemples de justice admirables.

 

 

1 – Navigateur anglais, qui publia en 1697 un Voyage autour du monde, et, en 1701, un Voyage à la Nouvelle-Hollande. Voyez sur les anthropophages, le chapitre CXLVI de l’Essai sur les mœurs. (G.A.)

 

 

 

 

 

TRENTE-CINQUIÈME QUESTION.

 

 

Contre Locke.

 

 

 

 

          Je conviens, avec le sage Locke, qu’il n’y a point de notion innée ; point de principe de pratique inné : c’est une vérité si constante, qu’il est évident que les enfants auraient tous une notion claire de Dieu s’ils étaient nés avec cette idée, et que tous les hommes s’accorderaient dans cette même notion, accord que l’on n’a jamais vu. Il n’est pas moins évident que nous ne naissons point avec des principes développés de morale, puisqu’on ne voit pas comment une nation entière pourrait rejeter un principe de morale qui serait gravé dans le cœur de chaque individu de cette nation.

 

          Je suppose que nous soyons tous nés avec le principe moral bien développé, qu’il ne faut persécuter personne pour sa manière de penser ; comment des peuples entiers auraient-ils été persécuteurs ? Je suppose que chaque homme porte en soi la loi évidente qui ordonne qu’on soit fidèle à son serment ; comment tous ces hommes réunis en corps auront-ils statué qu’il ne faut pas garder sa parole à des hérétiques ? Je répète encore qu’au lieu de ces idées innées chimériques, Dieu nous a donné une raison qui se fortifie avec l’âge, et qui nous apprend à tous, quand nous sommes attentifs, sans passion, sans préjugé, qu’il y a un Dieu, et qu’il faut être juste ; mais je ne puis accorder à Locke les conséquences qu’il en tire. Il semble trop approcher du système de Hobbes, dont il est pourtant très éloigné.

 

          Voici ses paroles, au premier livre de l’Entendement humain : « Considérée une ville prise d’assaut, et voyez s’il paraît dans le cœur des soldats animés au carnage et au butin, quelque égard pour la vertu, quelque principe de morale, quelques remords de toutes les injustices qu’ils commettent. » Non, ils n’ont point de remords ; et pourquoi ? c’est qu’ils croient agir justement. Aucun d’eux n’a supposé injuste la cause du prince pour lequel il va combattre : ils hasardent leur vie pour cette cause ; ils tiennent le marché qu’ils ont fait : ils pouvaient être tués à l’assaut, donc ils croient être en droit de tuer ; ils pouvaient être dépouillés, donc ils pensent qu’ils peuvent dépouiller. Ajoutez qu’ils sont dans l’enivrement de la fureur, qui ne raisonne pas, et, pour vous prouver qu’ils n’ont point rejeté l’idée du juste et de l’honnête, proposez à ces mêmes soldats beaucoup plus d’argent que le pillage de la ville ne peut leur en procurer, de plus belles filles que celles qu’ils ont violées, pourvu seulement qu’au lieu d’égorger, dans leur fureur, trois ou quatre mille ennemis qui font encore résistance, et qui peuvent les tuer, ils aillent égorger leur roi, son chancelier, ses secrétaires d’Etat, et son grand aumônier, vous ne trouverez pas un de ces soldats qui ne rejette vos offres avec horreur. Vous ne leur proposez cependant que six meurtres au lieu de quatre mille, et vous leur présentez une récompense très forte. Pourquoi vous refusent-ils ? c’est qu’ils croient juste de tuer quatre mille ennemis, et que le meurtre de leur souverain, auquel ils ont fait serment, leur paraît abominable.

 

          Locke continue, et pour mieux prouver qu’aucune règle de pratique n’est innée, il parle des Mingréliens, qui se font un jeu, dit-il, d’enterrer leurs enfants tout vifs, et des Caraïbes, qui châtrent les leurs pour les mieux engraisser, afin de les manger.

 

          On a déjà remarqué ailleurs que ce grand homme a été trop crédule en rapportant ces fables : Lambert (1), qui seul impute aux Mingréliens d’enterrer leurs enfants tout vifs pour leur plaisir, n’est pas un auteur assez accrédité.

 

          Chardin, voyageur qui passe pour si véridique (2), et qui a été rançonné en Mingrélie, parlerait de cette horrible coutume si elle existait, et ce ne serait pas assez qu’il le dît pour qu’on le crût ; il faudrait que vingt voyageurs, de nations et de religions différentes, s’accordassent à confirmer un fait si étrange, pour qu’on en eût une certitude historique.

 

          Il en est de même des femmes des îles Antilles, qui châtraient leurs enfants pour les manger : cela n’est pas dans la nature d’une mère.

 

          Le cœur humain n’est point ainsi fait ; châtrer des enfants est une opération très délicate, très dangereuse, qui, loin de les engraisser, les amaigrit au moins une année entière, et qui souvent les tue. Ce raffinement n’a jamais été en usage que chez des grands qui, pervertis par l’excès du luxe et par la jalousie, ont imaginé d’avoir des eunuques pour servir leurs femmes et leurs concubines. Il n’a été adopté en Italie, et à la chapelle du pape, que pour avoir des musiciens dont la voix fût plus belle que celle des femmes. Mais dans les îles Antilles, il n’est guère à présumer que des sauvages aient inventé le raffinement de châtrer les petits garçons pour en faire un bon plat ; et puis qu’auraient-ils fait de leurs petites filles ?

 

          Locke allègue encore des saints de la religion mahométane, qui s’accouplent dévotement avec leurs ânesses, pour n’être point tentés de commettre la moindre fornication avec les femmes du pays. Il faut mettre ces contes avec celui du perroquet qui eut une si belle conversation que Locke a la simplicité de rapporter, sans se douter que l’interprète du prince avait pu se moquer de lui. C’est ainsi que l’auteur de l’Esprit des lois s’amuse à citer de prétendues lois de Tunquin, de Bantam, de Bornéo et de Formose, sur la foi de quelques voyageurs, ou menteurs ou mal instruits. Locke et lui sont deux grands hommes en qui cette simplicité ne me semble pas excusable.

 

 

1 – Jésuite, auteur d’un Recueil d’observations curieuses sur les mœurs, les coutumes, les arts et les sciences des différents peuples de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique. 1749. (G.A.)

 

2 – Son Voyage en Perse fut publié, mais incomplet, en 1686. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Le philosophe ignorant

Commenter cet article