LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 4
Photo de PAPAPOUSS
LE PHILOSOPHE IGNORANT
______________
VINGT-DEUXIÈME QUESTION.
Nouvelle question.
Convaincu par mon peu de raison qu’il y a un être nécessaire, éternel, intelligent, de qui je reçois mes idées, sans pouvoir deviner ni le comment, ni le pourquoi, je demande ce que c’est que cet être, s’il a la forme des espèces intelligentes et agissantes supérieures à la mienne dans d’autres globes. J’ai déjà dit que je n’en savais rien (Question I). Néanmoins, je ne puis affirmer que cela soit impossible ; car j’aperçois des planètes très supérieures à la mienne en étendue, entourées de plus de satellites que la terre. Il n’est point du tout contre la vraisemblance qu’elles soient peuplées d’intelligences très supérieures à moi, et de corps plus robustes, plus agiles, et plus durables. Mais leur existence n’ayant nul rapport à la mienne, je laisse aux poètes de l’antiquité le soin de faire descendre Vénus de son prétendu troisième ciel, et Mars du cinquième ; je ne dois rechercher que l’action de l’être nécessaire sur moi-même.
VINGT-TROISIÈME QUESTION.
Un seul artisan suprême.
Une grande partie des hommes, voyant le mal physique et le mal moral répandus sur ce globe, imagina deux êtres puissants, dont l’un produisait tout le bien, et l’autre tout le mal. S’ils existaient, ils seraient nécessaires, ils seraient éternels, indépendants ; ils occuperaient tout l’espace : ils existeraient donc dans le même lieu ; ils se pénétreraient donc l’un l’autre ; cela est absurde. L’idée de ces deux puissances ennemies ne peut tirer son origine que des exemples qui nous frappent sur la terre ; nous y voyons des hommes doux et des hommes féroces, des animaux utiles et des animaux nuisibles, de bons maîtres et des tyrans. On imagina ainsi deux pouvoirs contraires qui présidaient à la nature ; ce n’est qu’un roman asiatique. Il y a dans toute la nature une unité de dessein manifeste ; les lois du mouvement et de la pesanteur sont invariables ; il est impossible que deux artisans suprêmes, entièrement contraires l’un à l’autre, aient suivi les mêmes lois. Cela seul, à mon avis, renverse le système manichéen, et l’on n’a pas besoin de gros volumes pour le combattre.
Il est donc une puissance unique, éternelle, à qui tout est lié, de qui tout dépend, mais dont la nature m’est incompréhensible. Saint Thomas nous dit « que Dieu est un pur acte, une forme, qui n’a ni genre, ni prédicat, qu’il est la nature et le suppôt, qu’il existe essentiellement, participativement, et nuncupativement. » Lorsque les dominicains furent les maîtres de l’inquisition, ils auraient fait brûler un homme qui aurait nié ces belles choses ; je ne les aurais pas niées, mais je ne les aurais pas entendues.
On me dit que Dieu est simple ; j’avoue humblement que je n’entends pas la valeur de ce mot davantage. Il est vrai que je ne lui attribuerai pas des parties grossières que je puisse séparer ; mais je ne puis concevoir que le principe et le maître de tout ce qui est dans l’étendue ne soit pas dans l’étendue. La simplicité, rigoureusement parlant, me paraît trop semblable au non-être. L’extrême faiblesse de mon intelligence n’a point d’instrument assez fin pour saisir cette simplicité. Le point mathématique est simple, me dira-t-on ; mais le point mathématique n’existe pas réellement.
On dit encore qu’une idée est simple, mais je n’entends pas cela davantage. Je vois un cheval, j’en ai l’idée, mais je n’ai vu en lui qu’un assemblage de choses. Je vois une couleur, j’ai l’idée de couleur ; mais cette couleur est étendue. Je prononce les noms abstraits de couleur en général, de vice, de vertu, de vérité en général ; mais c’est que j’ai eu connaissance de choses colorées, de choses qui m’ont paru vertueuses ou vicieuses, vraies ou fausses : j’exprime tout cela par un mot, mais je n’ai point de connaissance claire de la simplicité ; je ne sais pas plus ce que c’est, que je ne sais ce que c’est qu’un infini en nombres actuellement existant.
Déjà convaincu que, ne connaissant pas ce que je suis, je ne puis connaître ce qu’est mon auteur, mon ignorance m’accable à chaque instant, et je me console en réfléchissant sans cesse qu’il n’importe pas que je sache si mon maître est ou non dans l’étendue, pourvu que je ne fasse rien contre la conscience qu’il m’a donnée. De tous les systèmes que les hommes ont inventés sur la Divinité, quel sera donc celui que j’embrasserai ? aucun, sinon celui de l’adorer.
VINGT-QUATRIÈME QUESTION.
Spinosa.
(1)
Après m’être plongé avec Thalès dans l’eau dont il faisait son premier principe, après m’être roussi auprès du feu d’Empédocle, après avoir couru dans le vide en ligne droite avec les atomes d’Epicure, supputé des nombres avec Pythagore, et avoir entendu sa musique ; ayant passé par toutes les régions de la métaphysique et de la folie, j’ai voulu enfin connaître le système de Spinosa.
Il n’est pas absolument nouveau ; il est imité de quelques anciens philosophes grecs, et même de quelques Juifs ; mais Spinosa a fait ce qu’aucun philosophe grec, encore moins aucun Juif, n’a fait, il a employé une méthode géométrique imposante, pour se rendre un compte net de ses idées : voyons s’il ne s’est pas égaré méthodiquement avec le fil qui le conduit.
Il établit d’abord une vérité incontestable et lumineuse : Il y a quelque chose, donc il existe éternellement un être nécessaire. Ce principe est si vrai que le profond Samuel Clarke s’en est servi pour prouver l’existence de Dieu.
Cet être doit se trouver partout où est l’existence ; car qui le bornerait ?
Cet être nécessaire est donc tout ce qui existe ; il n’y a donc réellement qu’une seule substance dans l’univers.
Cette substance n’en peut créer une autre ; car, puisqu’elle remplit tout, où mettre une substance nouvelle, et comment créer quelque chose du néant ? comment créer l’étendue sans la placer dans l’étendue même, laquelle existe nécessairement ?
Il y a dans le monde la pensée et la matière ; la substance nécessaire que nous appelons Dieu est donc la pensée et la matière. Toute pensée et toute matière est donc comprise dans l’immensité de Dieu : il ne peut y avoir rien hors de lui ; il ne peut agir que dans lui ; il comprend tout ; il est tout.
Ainsi tout ce que nous appelons substances différentes n’est en effet que l’universalité des différents attributs de l’Etre suprême ; qui pense dans le cerveau des hommes, éclaire dans la lumière, se meut sur les vents éclate dans le tonnerre, parcourt l’espace dans tous les astres, et vit dans toute la nature.
Il n’est point, comme un vil roi de la terre, confiné dans son palais, séparé de ses sujets ; il est intimement uni à eux ; ils sont des parties nécessaires de lui-même ; s’il en était distingué, il ne serait plus l’être nécessaire, il ne serait plus universel, il ne remplirait point en tous les lieux, il serait un être à part comme un autre.
Quoique toutes les modalités changeantes dans l’univers soient l’effet de ses attributs, cependant, selon Spinosa, il n’a point de parties ; car, dit-il, l’infini n’en a point de proprement dites ; s’il en avait, on pourrait en ajouter d’autres, et alors il ne serait plus infini. Enfin Spinosa prononce qu’il faut aimer ce Dieu nécessaire, infini, éternel ; et voici ses propres paroles, page 45 de l’édition de 1731.
« A l’égard de l’amour de Dieu, loin que cette idée le puisse affaiblir, j’estime qu’aucune autre n’est plus propre à l’augmenter, puisqu’elle me fait connaître que Dieu est intime à mon être, qu’il me donne l’existence et toutes mes propriétés, mais qu’il me les donne libéralement, sans reproche, sans intérêt, sans m’assujettir à autre chose qu’à ma propre nature. Elle bannit la crainte, l’inquiétude, la défiance, et tous les défauts d’un amour vulgaire ou intéressé. Elle me fait sentir que c’est un bien que je ne puis perdre, et que je possède d’autant mieux que je le connais et que je l’aime. »
Ces idées séduisirent beaucoup de lecteurs ; il y en eut même qui, ayant d’abord écrit contre lui, se rangèrent à son opinion.
On reprocha au savant Bayle d’avoir attaqué durement Spinosa (2) sans l’entendre : durement, j’en conviens ; injustement, je ne le crois pas. Il serait étrange que Bayle ne l’eût pas entendu. Il découvrit aisément l’endroit faible de ce château enchanté ; il vit qu’en effet Spinosa compose son Dieu de parties, quoiqu’il soit réduit à s’en dédire. Effrayé de son propre système, Bayle vit combien il est insensé de faire Dieu astre et citrouille, pensée et fumier, battant et battu. Il vit que cette fable est fort au-dessous de Protée. Peut-être Bayle devait-il s’en tenir au mot de modalités et non pas de parties, puisque c’est ce mot de modalités que Spinosa emploie toujours. Mais il est également impertinent, si je ne me trompe, que l’excrément d’un animal soit une modalité ou une partie de l’Etre suprême.
Il ne combattit point, il est vrai, les raisons par lesquelles Spinosa soutient l’impossibilité de la création : mais c’est que la création proprement dite est un objet de foi et non pas de philosophie ; c’est que cette opinion n’est nullement particulière à Spinosa ; c’est que toute l’antiquité avait pensé comme lui. Il n’attaque que l’idée absurde d’un Dieu simple composé de parties, d’un Dieu qui se mange et qui se digère lui-même, qui aime et qui hait la même chose en même temps, etc. Spinosa se sert toujours du mot Dieu, Bayle le prend par ses propres paroles.
Mais au fond Spinosa ne reconnaît point de Dieu ; il n’a probablement employé cette expression, il n’a dit qu’il faut servir et aimer Dieu que pour ne point effaroucher le genre humain. Il paraît athée dans toute la force de ce terme ; il n’est point athée comme Epicure, qui reconnaissait des dieux inutiles et oisifs ; il ne l’est point comme la plupart des Grecs et des Romains, qui se moquaient des dieux du vulgaire : il l’est parce qu’il ne reconnaît nulle Providence, parce qu’il n’admet que l’éternité, l’immensité, et la nécessité des choses ; il l’est comme Straton, comme Diagoras ; il ne doute pas comme Pyrrhon, il affirme ; et qu’affirme-t-il ? qu’il n’y a qu’une seule substance, qu’il ne peut y en avoir deux, que cette substance est étendue et pensante ; et c’est ce que n’ont jamais dit les philosophes grecs et asiatiques qui ont admis une âme universelle.
Il ne parle en aucun endroit de son livre des desseins marqués qui se manifestent dans tous les êtres. Il n’examine point si les yeux sont faits pour voir, les oreilles pour entendre, les pieds pour marcher, les ailes pour voler ; il ne considère ni les lois du mouvement dans les animaux et dans les plantes, ni leur structure adaptés à ces lois, ni la profonde mathématique qui gouverne le cours des astres : il craint d’apercevoir que tout ce qui existe atteste une Providence divine ; il ne remonte point des effets à leur cause ; mais, se mettent tout d’un coup à la tête de l’origine des choses, il bâtit son roman, comme Descartes a construit le sien, sur une supposition. Il supposait le plein avec Descartes, quoiqu’il soit démontré, en rigueur, que tout mouvement est impossible dans le plein. C’est là principalement ce qui lui fit regarder l’univers comme une seule substance. Il a été la dupe de son esprit géométrique. Comment Spinosa, ne pouvant douter que l’intelligence et la matière existent, n’a-t-il pas examiné au moins si la Providence n’a pas tout arrangé ? comment n’a-t-il pas jeté un coup d’œil sur ces ressorts, sur ces moyens dont chacun a son but, et recherché s’ils prouvent un artisan suprême ? Il fallait qu’il fût ou un physicien bien ignorant, ou un sophiste gonflé d’un orgueil bien stupide, pour ne pas reconnaître une Providence, toutes les fois qu’il respirait et qu’il sentait son cœur battre, car cette respiration et ce mouvement du cœur sont des effets d’une machine si industrieusement compliquée, arrangée avec un art si puissant, dépendant de tant de ressorts concourant tous au même but, qu’il est impossible de l’imiter, et impossible à un homme de bon sens de ne la pas admirer.
Les spinosistes modernes répondent : Ne vous effarouchez pas des conséquences que vous nous imputez ; nous trouvons comme vous une suite d’effets admirables dans les corps organisés et dans toute la nature. La cause éternelle est dans l’intelligence éternelle que nous admettons, et qui, avec la matière, constitue l’universalité des choses qui est Dieu. Il n’y a qu’une seule substance qui agit par la même modalité de sa pensée sur sa modalité de la matière, et qui constitue ainsi l’univers qui ne fait qu’un tout inséparable.
On réplique à cette réponse : Comment pouvez-vous nous prouver que la pensée qui fait mouvoir les astres, qui anime l’homme, qui fait tout, soit une modalité, et que les déjections d’un crapaud et d’un ver soient une autre modalité de ce même être souverain ? Oseriez-vous dire qu’un si étrange principe vous est démontré ? ne couvrez-vous pas votre ignorance par des mots que vous n’entendez point ? Bayle a très bien démêlé les sophismes de votre maître dans les détours et dans les obscurités du style prétendu géométrique, et réellement très confus, de ce maître. Je vous renvoie à lui ; des philosophes ne doivent pas récuser Bayle.
Quoi qu’il en soit, je remarquerai de Spinosa qu’il se trompait de très bonne foi. Il me semble qu’il n’écartait de son système les idées qui pouvaient lui nuire, que parce qu’il était trop plein des siennes ; il suivait sa route sans regarder rien de ce qui pouvait la traverser, et c’est ce qui nous arrive très souvent. Il y a plus, il renversait tous les principes de la morale, en étant lui-même d’une vertu rigide : sobre jusqu’à ne boire qu’une pinte de vin en un mois ; désintéressé jusqu’à remettre aux héritiers de l’infortuné Jean de Witt une pension de deux cents florins que lui faisait ce grand homme ; généreux jusqu’à donner son bien, toujours patient dans ses maux et dans sa pauvreté, toujours uniforme dans sa conduite.
Bayle, qui l’a si maltraité, avait à peu près le même caractère. L’un et l’autre ont cherché la vérité toute leur vie par des routes différentes. Spinosa fait un système spécieux en quelques points, et bien erroné dans le fond. Bayle a combattu tous les systèmes : qu’est-il arrivé des écrits de l’un et de l’autre ? Ils ont occupé l’oisiveté de quelques lecteurs ; c’est à quoi tous les écrits se réduisent ; et depuis Thalès jusqu’aux professeurs de nos universités, et jusqu’aux plus chimériques raisonneurs, et jusqu’à leur plagiaires, aucun philosophe n’a influé seulement sur les mœurs de la rue où il demeurait. Pourquoi ? parce que les hommes se conduisent par la coutume et non par la métaphysique. Un seul homme éloquent, habile et accrédité (3), pourra beaucoup sur les hommes ; cent philosophes n’y pourront rien s’ils ne sont que philosophes.
1 – Comparez dans le Dictionnaire philosophique, l’article DIEU, section III. (G.A.)
2 – Dans son Dictionnaire historique. (G.A.)
3 – C’est Voltaire qui se peint là. (G.A.)