LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 3

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LE PHILOSOPHE IGNORANT

 

 

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QUATORZIÈME QUESTION.

 

 

Tout est-il éternel ?

 

 

 

          Asservi à des lois éternelles comme tous les globes qui remplissent l’espace, comme les éléments, les animaux, les plantes, je jette des regards étonnés sur tout ce qui m’environne, je cherche quel est mon auteur, et celui de cette machine immense dont je suis à peine une roue imperceptible.

 

          Je ne suis pas venu de rien, car la substance de mon père, et de ma mère qui m’a porté neuf mois dans sa matrice, est quelque chose. Il m’est évident que le germe qui m’a produit n’a pu être produit de rien, car comment le néant produirait-il l’existence ? Je me sens subjugué par cette maxime de toute l’antiquité : « Rien ne vient du néant, rien ne peut retourner au néant. » Cet axiome porte en lui une force si terrible, qu’il enchaîne tout mon entendement sans que je puisse me débattre contre lui (1). Aucun philosophe ne s’en est écarté, aucun législateur, quel qu’il soit, ne l’a contesté. Le Cahut des Phéniciens, le Chaos des Grecs, le Tohu bohu des Chaldéens et des Hébreux, tout nous atteste qu’on a toujours cru l’éternité de la matière. Ma raison, trompée par cette idée si ancienne et si générale, me dit : Il faut bien que la matière soit éternelle, puisqu’elle existe ; si elle était hier, elle était auparavant. Je n’aperçois aucune vraisemblance qu’elle ait commencé à être, aucune cause pour laquelle elle n’ait pas été, aucune cause pour laquelle elle ait reçu l’existence dans un temps plutôt que dans un autre. Je cède donc à cette conviction, soit fondée, soit erronée, et je me range du parti du monde entier, jusqu’à ce qu’ayant avancé dans mes recherches, je trouve une lumière supérieure au jugement de tous les hommes, qui me force à me rétracter malgré moi.

 

          Mais si, comme tant de philosophes de l’antiquité l’ont pensé, l’Etre éternel a toujours agi, que deviendront le Cahut et l’Ereb des Phéniciens, le Tohu bohu des Chaldéens, le Chaos d’Hésiode ? Il restera dans les fables. Le Chaos est impossible aux yeux de la raison, car il est impossible que l’intelligence étant éternelle, il y ait jamais eu quelque chose d’opposé aux lois de l’intelligence ; or le Chaos est précisément l’opposé de toutes les lois de la nature. Entrez dans la caverne la plus horrible des Alpes, sous ces débris de rochers, de glace, de sable, d’eaux, de cristaux, de minéraux informes, tout y obéit à la gravitation et aux lois de l’hydrostatique. Le Chaos n’a jamais été que dans nos têtes, et n’a servi qu’à faire composer de beaux vers à Hésiode et à Ovide.

 

          Si notre sainte Ecriture a dit que le Chaos existait, si le Tohu bohu a été adopté par elle, nous le croyons sans doute, et avec la foi la plus vive. Nous ne parlons ici que suivant les lueurs trompeuses de notre raison. Nous nous sommes bornés, comme nous l’avons dit, à voir ce que nous pouvons soupçonner par nous-mêmes. Nous sommes des enfants qui essayons de faire quelques pas sans lisières : nous marchons, nous tombons, et la foi nous relève.

 

 

1 – Voltaire est encore ici en contradiction avec ce qu’il avançait dans son Traité de métaphysique. (G.A.)

 

 

 

 

 

QUINZIÈME QUESTION.

 

 

Intelligence.

 

 

 

 

          Mais en apercevant l’ordre, l’artifice prodigieux, les lois mécaniques et géométriques qui règnent dans l’univers, les moyens, les fins innombrables de toutes choses, je suis saisi d’admiration et de respect. Je juge incontinent que si les ouvrages des hommes, les miens même, me forcent à reconnaître en nous une intelligence, je dois en reconnaître une bien supérieurement agissante dans la multitude de tant d’ouvrages. J’admets cette intelligence suprême sans craindre que jamais on puisse me faire changer d’opinion. Rien n’ébranle en moi cet axiome : « Tout ouvrage démontre un ouvrier. »

 

 

 

 

 

SEIZIÈME QUESTION.

 

 

Eternité.

 

 

 

 

          Cette intelligence est-elle éternelle ? sans doute ; car soit que j’ai admis ou rejeté l’éternité de la matière, je ne peux rejeter l’existence éternelle de son artisan suprême ; et il est évident que s’il existe aujourd’hui, il a existé toujours.

 

 

 

 

 

DIX-SEPTIÈME QUESTION.

 

 

Incompréhensibilité.

 

 

 

          Je n’ai fait encore que deux ou trois pas dans cette vaste carrière ; je veux savoir si cette intelligence divine est quelque chose d’absolument distinct de l’univers, à peu près comme le sculpteur est distingué de la statue, ou si cette âme du monde est unie au monde, et le pénètre ; à peu près encore comme ce que j’appelle mon âme est unie à moi, et selon cette idée de l’antiquité si bien exprimée dans Virgile :

 

Mens agitat molem, et magno se corpore miscet.

 

Æn., lib. VI, v. 727.

 

Et dans Lucain :

 

Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris..

 

lib. IX, v. 580.

 

          Je me vois arrêté tout à coup dans ma vaine curiosité. Misérable mortel, si je ne puis sonder ma propre intelligence, si je ne puis savoir ce qui m’anime, comment connaîtrai-je l’intelligence ineffable qui préside visiblement à la matière entière ? Il y en a une, tout me le démontre ; mais où est la boussole qui me conduira vers sa demeure éternelle et ignorée ?

 

 

 

 

 

DIX-HUITIÈME QUESTION.

 

 

Infini.

 

 

 

 

          Cette intelligence est-elle infinie en puissance et en immensité, comme elle est incontestablement infinie en durée ? je n’en puis rien savoir par moi-même. Elle existe, donc elle a toujours existé, cela est clair. Mais quelle idée puis-je avoir d’une puissance infinie ? Comment puis-je concevoir un infini actuellement existant ? comment puis-je imaginer que l’intelligence suprême est dans le vide ? il n’en est pas de l’infini en étendue comme de l’infini en durée. Une durée infinie s’est écoulée au moment où je parle, et cela est sûr ; je ne peux rien ajouter à cette durée passée, mais je peux toujours ajouter à l’espace que je conçois, comme je peux ajouter aux nombres que je conçois. L’infini en nombre et en étendue est hors de la sphère de mon entendement. Quelque chose qu’on me dise, rien ne m’éclaire dans cet abîme. Je sens heureusement que mes difficultés et mon ignorance ne peuvent préjudicier à la morale ; on aura beau ne pas concevoir, ni l’immensité de l’espace remplie, ni la puissance infinie qui a tout fait, et qui cependant peut encore faire ; cela ne servira qu’à prouver de plus en plus la faiblesse de notre entendement ; et cette faiblesse ne nous rendra que plus soumis à l’Etre éternel dont nous sommes l’ouvrage.

 

 

 

 

 

DIX-NEUVIÈME QUESTION.

 

 

Ma dépendance.

 

 

 

 

          Nous sommes son ouvrage. Voilà une vérité intéressante pour nous ; car de savoir par la philosophie en quel temps il fit l’homme, ce qu’il faisait auparavant ; s’il est dans la matière, s’il est dans le vide, s’il est dans un point, s’il agit toujours ou non, s’il agit partout, S’il agit hors de lui ou dans lui ; ce sont des recherches qui redoublent en moi le sentiment de mon ignorance profonde.

 

          Je vois même qu’à peine il y a eu une douzaine d’hommes en Europe qui aient écrit sur ces choses abstraites avec un peu de méthode ; et quand je supposerais qu’ils ont parlé d’une manière intelligible, qu’en résultera-t-il ? Nous avons déjà reconnu (Question IV) que les choses que si peu de personnes peuvent se flatter d’entendre sont inutiles au reste du genre humain. Nous sommes certainement l’ouvrage de Dieu, c’est là ce qu’il m’est utile de savoir ; aussi la preuve en est-elle palpable. Tout est moyen et fin dans mon corps, tout est ressort, poulie, force mouvante, machine hydraulique, équilibre de liqueurs, laboratoire de chimie. Il est donc arrangé par une intelligence (Question XV). Ce n’est pas à l’intelligence de mes parents que je dois cet arrangement, car assurément ils ne savaient ce qu’ils faisaient quand ils m’ont mis au monde ; ils n’étaient que les aveugles instruments de cet éternel fabricateur qui anime le ver de terre, et qui fait tourner le soleil sur son axe.

 

 

 

 

 

VINGTIÈME QUESTION.

 

 

Eternité encore.

 

 

 

          Né d’un germe venu d’un autre germe, y a-t-il eu une succession continuelle, un développement sans fin de ces germes, et toute la nature a-t-elle toujours existé par une suite nécessaire de cet Etre suprême qui existait de lui-même ? Si je n’en croyais que mon faible entendement, je dirais : Il me paraît que la nature a toujours été animée. Je ne puis concevoir que la cause qui agit continuellement et visiblement sur elle, pouvant agir dans tous les temps n’ait pas agi toujours. Une éternité d’oisiveté dans l’être agissant et nécessaire, me semble incompatible. Je suis porté à croire que le monde est toujours émané de cette cause primitive et nécessaire, comme la lumière émane du soleil. Par quel enchaînement d’idées me vois-je toujours entraîné à croire éternelles les œuvres de l’Etre éternel ? Ma conception, toute pusillanime qu’elle est, a la force d’atteindre à l’être nécessaire existant par lui-même, et n’a pas la force de concevoir le néant. L’existence d’un seul atome me semble prouver l’éternité de l’existence ; mais rien ne me prouve le néant. Quoi ! il y aurait eu le rien dans l’espace où est aujourd’hui quelque chose ? Cela me paraît incompréhensible. Je ne puis admettre ce rien, à moins que la révélation ne vienne fixer mes idées qui s’emportent au-delà des temps.

 

          Je sais bien qu’une succession infinie d’êtres qui n’auraient point d’origine est aussi absurde ; Samuel Clarke le démontre assez (1) ; mais il n’entreprend pas seulement d’affirmer que Dieu n’ait pas tenu cette chaîne de toute éternité ; il n’ose pas dire qu’il ait été si longtemps impossible à l’être éternellement actif de déployer son action. Il est évident qu’il l’a pu ; et s’il l’a pu, qui sera assez hardi pour me dire qu’il ne l’a pas fait ? La révélation seule, encore une fois, peut m’apprendre le contraire : mais nous n’en sommes pas encore à cette révélation qui écrase toute philosophie, à cette lumière devant qui toute lumière s’évanouit.

 

 

1 – Il ne peut être question ici que d’une impossibilité métaphysique. Or, pourquoi cette suite de phénomènes qui se succèdent indéfiniment suivant une certaine loi, et qui, à partir de chaque instant, forment une chaîne indéfinie dans le passé comme dans l’avenir, serait-elle impossible à concevoir ? N’avons-nous pas l’idée claire d’un corps se mouvant dans une courbe infinie, d’une série de termes, s’étendant indéfiniment dans les deux sens à quelque terme qu’on la prenne ? Cette succession indéfinie de phénomènes ne peut donc effrayer un homme familiarisé avec les idées mathématiques. (K.)

 

 

 

 

 

VINGT-ET-UNIÈME QUESTION.

 

 

Ma dépendance encore.

 

 

 

 

          Cet Etre éternel, cette cause universelle me donne mes idées ; car ce ne sont pas les objets qui me les donnent. Une matière brute ne peut envoyer des pensées dans ma tête ; mes pensées ne viennent pas de moi, car elles arrivent malgré moi, et souvent s’enfuient de même. On sait assez qu’il n’y a nulle ressemblance, nul rapport entre les objets et nos idées et nos sensations. Certes il y avait quelque chose de sublime dans ce Malebranche, qui osait prétendre que nous voyons tout dans Dieu même : mais n’y avait-il rien de sublime dans les stoïciens, qui pensaient que c’est Dieu qui agit en nous, et que nous possédons un rayon de sa substance ?  Entre le rêve de Malebranche et le rêve des stoïciens, où est la réalité ? Je retombe (question II) dans l’ignorance, qui est l’apanage de ma nature ; et j’adore le Dieu par qui je pense, sans savoir comme je pense.

 

 

 

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