LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 2

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LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 2

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LE PHILOSOPHE IGNORANT

 

 

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HUITIÈME QUESTION.

 

 

Substance.

 

 

 

 

          Ne pouvant avoir aucune notion que par expérience, il est impossible que nous puissions jamais savoir ce que c’est que la matière. Nous touchons, nous voyons les propriétés de cette substance ; mais ce mot même substance, ce qui est dessous, nous avertit assez que ce dessous nous sera inconnu à jamais : quelque chose que nous découvrions de ses apparences, il restera toujours ce dessous à découvrir. Par la même raison, nous ne saurons jamais par nous-mêmes ce que c’est qu’esprit. C’est un mot qui originairement signifie souffle, et dont nous nous sommes servis pour tâcher d’exprimer vaguement et grossièrement ce qui nous donne des pensées. Mais quand même, par un prodige qui n’est pas à supposer, nous aurions quelque légère idée de la substance de cet esprit, nous ne serions pas plus avancés ; nous ne pourrions jamais deviner comment cette substance reçoit des sentiments et des pensées. Nous savons bien que nous avons un peu d’intelligence, mais comment l’avons-nous ? c’est le secret de la nature, elle ne l’a dit à nul mortel.

 

 

 

 

 

NEUVIÈME QUESTION.

 

 

Bornes étroites.

 

 

 

          Notre intelligence est très bornée, ainsi que la force de notre corps. Il y a des hommes beaucoup plus robustes que les autres ; il y a aussi des Hercules en fait de pensées ; mais au fond cette supériorité est fort peu de chose. L’un soulèvera dix fois plus de matière que moi ; l’autre pourra faire de tête, et sans papier, une division de quinze chiffres, tandis que je ne pourrai en diviser que trois ou quatre avec une extrême peine ; c’est à quoi se réduira cette force tant vantée : mais elle trouvera bien vite sa borne, et c’est pourquoi, dans les jeux de combinaisons, nul homme, après s’y être formé par toute son application et par un long usage, ne parvient jamais, quelque effort qu’il fasse, au-delà du degré qu’il a pu atteindre ; il a frappé à la borne de son intelligence. Il faut même absolument que cela soit ainsi, sans quoi nous irions, de degré en degré, jusqu’à l’infini.

 

 

 

 

 

DIXIÈME QUESTION.

 

 

Découvertes impossibles.

 

 

 

 

          Dans ce cercle étroit où nous sommes renfermés, voyons donc ce que nous sommes condamnés à ignorer, et ce que nous pouvons un peu connaître. Nous avons déjà vu qu’aucun premier ressort, aucun premier principe ne peut être saisi par nous.

 

          Pourquoi mon bras obéit-il à ma volonté ? nous sommes si accoutumés à ce phénomène incompréhensible, que très peu y font attention ; et quand nous voulons rechercher la cause d’un effet si commun, nous trouvons qu’il y a réellement l’infini entre notre volonté et l’obéissance de notre membre, c’est-à-dire qu’il n’y a nulle proportion de l’une à l’autre, nulle raison, nulle apparence de cause ; et nous sentons que nous y penserions une éternité sans pouvoir imaginer la moindre lueur de vraisemblance.

 

 

 

 

 

ONZIÈME QUESTION.

 

 

Désespoir fondé.

 

 

 

          Ainsi arrêtés dès le premier pas, et nous repliant vainement sur nous-mêmes, nous sommes effrayés de nous chercher toujours, et de nous trouver jamais. Nul de nos sens n’est explicable.

 

          Nous savons bien à peu près, avec le secours des triangles, qu’il y a environ trente millions de nos grandes lieues géométriques de la terre au soleil ; mais qu’est-ce que le soleil ? et pourquoi tourne-t-il sur son axe ? et pourquoi en un sens plutôt qu’en un autre ? et pourquoi Saturne et nous tournons-nous autour de cet astre plutôt d’occident en orient que d’orient en occident ? Non-seulement nous ne satisferons jamais à cette question, mais nous n’entreverrons jamais la moindre possibilité d’en imaginer seulement une cause physique. Pourquoi ? c’est que le nœud de cette difficulté est dans le premier principe des choses.

 

          Il en est de ce qui agit au-dedans de nous comme de ce qui agit dans les espaces immenses de la nature. Il y a dans l’arrangement des astres, et dans la conformation d’un ciron et de l’homme, un premier principe dont l’accès doit nécessairement nous être interdit. Car si nous pouvions connaître notre premier ressort, nous en serions les maîtres, nous serions des dieux. Eclaircissons cette idée, et voyons si elle est vraie.

 

          Supposons que nous trouvions en effet la cause de nos sensations, de nos pensées, de nos mouvements, comme nous avons seulement découvert dans les astres la raison des éclipses et des différentes phases de la lune et de Vénus, il est clair que nous prédirions alors nos sensations, nos pensées, et nos désirs résultants de ces sensations, comme nous prédisons les phases et les éclipses. Connaissant donc ce qui devrait se passer demain dans notre intérieur, nous verrions clairement, par le jeu de cette machine, de quelle manière ou agréable ou funeste nous devrions être affectés. Nous avons une volonté qui dirige, ainsi qu’on en convient, nos mouvements intérieurs en plusieurs circonstances. Par exemple, je me sens disposé à la colère, ma réflexion et ma volonté en répriment les accès naissants. Je verrais, si je connaissais mes premiers principes, toutes les affections auxquelles je suis disposé pour demain, toute la suite des idées qui m’attendent ; je pourrais avoir sur cette suite d’idées et de sentiments la même puissance que j’exerce quelquefois sur les sentiments et sur les pensées actuelles que je détourne et que je réprime. Je me trouverais précisément dans le cas de tout homme qui peut retarder et accélérer à son gré le mouvement d’une horloge, celui d’un vaisseau, celui de toute machine connue.

 

          Dans cette supposition, étant le maître des idées qui me sont destinées demain, je le serais pour le jour suivant, je le serais pour le reste de ma vie ; je pourrais donc être toujours tout-puissant sur moi-même, je serais le dieu de moi-même. Je sens assez que cet état est incompatible avec ma nature ; il est donc impossible que je puisse rien connaître du premier principe qui me fait penser et agir.

 

 

 

 

 

DOUZIÈME QUESTION.

 

 

Faiblesse des hommes.

 

 

 

 

          Ce qui est impossible à ma nature si faible, si bornée, et qui est d’une durée si courte, est-il impossible dans d’autres globes, dans d’autres espèces d’êtres ? Y a-t-il des intelligences supérieures, maîtresses de toutes leurs idées, qui pensent et qui sentent tout ce qu’elles veulent ? Je n’en sais rien ; je ne connais que ma faiblesse, je n’ai aucune notion de la force des autres.

 

 

 

 

 

TREIZIÈME QUESTION.

 

 

Suis-je libre ?

 

 

(1)

 

 

 

          Ne sortons point encore du cercle de notre existence ; continuons à nous examiner nous-mêmes autant que nous le pouvons. Je me souviens qu’un jour, avant que j’eusse fait toutes les questions précédentes, un raisonneur voulut me faire raisonner. Il me demanda si j’étais libre ; je lui répondis que je n’étais point en prison, que j’avais la clef de ma chambre, que j’étais parfaitement libre. Ce n’est pas cela que je vous demande, me répondit-il ; croyez-vous que votre volonté ait la liberté de vouloir ou de ne vouloir pas vous jeter par la fenêtre ? pensez-vous, avec l’ange de l’école, que le libre arbitre soit une puissance appétitive, et que le libre arbitre se perde par le péché ? Je regardai mon homme fixement, pour tâcher de lire dans ses yeux s’il n’avait pas l’esprit égaré ; et je lui répondis que je n’entendais rien à son galimatias.

 

          Cependant cette question sur la liberté de l’homme m’intéressa vivement ; je lus des Scolastiques, je fus comme eux dans les ténèbres ; je lus Locke, et j’aperçus des traits de lumière ; je lus le Traité de Collins (2), qui me parut Locke perfectionné ; et je n’ai jamais rien lu depuis qui m’ait donné un nouveau degré de connaissance. Voici ce que ma faible raison a conçue, aidée de ces deux grands hommes, les seuls, à mon avis, qui se soient entendus eux-mêmes en écrivant sur cette matière, et les seuls qui se soient fait entendre aux autres.

 

          Il n’y a rien sans cause. Un effet sans cause n’est qu’une parole absurde. Toutes les fois que je veux, ce ne peut être qu’en vertu de mon jugement bon ou mauvais ; ce jugement est nécessaire, donc ma volonté l’est aussi. En effet, il serait bien singulier que toute la nature, tous les astres obéissent à des lois éternelles, et qu’il y eût un petit animal haut de cinq qui, au mépris de ces lois, pût agir toujours comme il lui plairait, au seul gré de son caprice. Il agirait au hasard, et on sait que le hasard n’est rien. Nous avons inventé ce mot pour exprimer l’effet connu de toute cause inconnue.

 

          Mes idées entrent nécessairement dans mon cerveau ; comment ma volonté, qui en dépend, serait-elle à la fois nécessitée, et absolument libre ? Je sens en mille occasions que cette volonté ne peut rien ; ainsi quand la maladie m’accable, quand la passion me transporte, quand mon jugement ne peut atteindre aux objets qu’on me présente, etc., je dois donc penser que les lois de la nature étant toujours les mêmes, ma volonté n’est pas plus libre dans les choses qui me paraissent les plus indifférentes que dans celles où je me sens soumis à une force invincible.

 

          Etre véritablement libre, c’est pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté ; mais je veux nécessairement ce que je veux ; autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui est impossible.  Ma liberté consiste à marcher quand je veux marcher et que je n’ai point la goutte.

 

          Ma liberté consiste à ne point faire une mauvaise action quand mon esprit se la représente nécessairement mauvaise ; à subjuguer une passion quand mon esprit m’en fait sentir le danger, et que l’horreur de cette action combat puissamment mon désir. Nous pouvons réprimer nos passions, comme je l’ai déjà annoncé nombre XI, mais alors nous ne sommes pas plus libres en réprimant nos désirs qu’en nous laissant entraîner à nos penchants ; car, dans l’un et l’autre cas, nous suivons irrésistiblement notre dernière idée, et cette dernière idée est nécessaire : donc je fais nécessairement ce qu’elle me dicte. Il est étrange que les hommes ne soient pas contents de cette mesure de liberté, c’est-à-dire du pouvoir qu’ils ont reçu de la nature de faire en plusieurs cas ce qu’ils veulent ; les astres ne l’ont pas : nous la possédons, et notre orgueil nous fait croire quelquefois que nous en possédons encore plus. Nous nous figurons que nous avons le don incompréhensible et absurde de vouloir, sans autre raison, sans autre motif que celui de vouloir. Voyez le nombre XXIX.

 

          Non, je ne puis pardonner au docteur Clarke d’avoir combattu avec mauvaise foi ces vérités dont il sentait la force, et qui semblaient s’accommoder mal avec ses systèmes. Non, il n’est pas permis à un philosophe tel que lui d’avoir attaqué Collins en sophiste, et d’avoir détourné l’état de la question en reprochant à Collins d’appeler l’homme un agent nécessaire. Agent ou patient, qu’importe ? agent quand il se meut volontairement, patient quand il reçoit des idées. Qu’est-ce que le nom fait à la chose ? L’homme est en tout un être dépendant, comme la nature entière est dépendante, et il ne peut être excepté des autres êtres.

 

          Le prédicateur, dans Samuel Clarke, a étouffé le philosophe ; il distingue la nécessité physique et la nécessité morale. Et qu’est-ce qu’une nécessité morale ? Il vous paraît vraisemblable qu’une reine d’Angleterre qu’on couronne et que l’on sacre dans une église, ne se dépouillera pas de ses habits royaux pour s’étendre toute nue sur l’autel, quoiqu’on raconte une pareille aventure d’une reine de Congo. Vous appelez cela une nécessité morale dans une reine de nos climats ; mais c’est au fond une nécessité physique, éternelle, liée à la constitution des choses. Il est aussi sûr que cette reine ne fera pas cette folie, qu’il est sûr qu’elle mourra un jour. La nécessité morale n’est qu’un mot, tout ce qui se fait est absolument nécessaire. Il n’y a point de milieu entre la nécessité et le hasard ; et vous savez qu’il n’y a point de hasard ; donc tout ce qui arrive est nécessaire.

 

          Pour embarrasser la chose davantage, on a imaginé de distinguer entre nécessité et contrainte ; mais, au fond, la contrainte est-elle autre chose qu’une nécessité dont on s’aperçoit ? et la nécessité n’est-elle pas une contrainte dont on ne s’aperçoit point ? Archimède est également nécessité à rester dans sa chambre quand on l’y enferme, et quand il est si fortement occupé d’un problème qu’il ne reçoit pas l’idée de sortir.

 

Ducunt volentem fata, nolentem trahunt.

 

SEN., ep. CVII.

 

          L’ignorant qui pense ainsi n’a pas toujours pensé de même (3), mais il est enfin contraint de se rendre.

 

 

 

1 – Voltaire, dans ce paragraphe, va répondre à cette question tout autrement que dans son Traité de métaphysique ; et lui-même le constatera. (G.A.)

2 – Recherches sur la liberté de l’homme, 1717. (G.A.)

3 – Voyez le Traité de métaphysique. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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