LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 1

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LE PHILOSOPHE IGNORANT - Partie 1

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LE PHILOSOPHE IGNORANT.

 

 

 

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– 1766 –

 

 

 

 

 

 

[Voici le second examen que fit Voltaire de sa conscience philosophique, trente-deux ans après le premier. Ce n’est plus le disciple de Bolingbroke qui parle ; c’est le contemporain de la génération nouvelle qui s’est produite depuis quinze ans, les encyclopédistes. Il n’accepte plus le Tout est bien de Shaftesbury, mais il murmure : Il faut se résigner ! On sent qu’il a écrit l’Essai sur les mœurs et Candide. Le Philosophe ignorant parut à la fin de 1766, dans le même volume que les Aveugles juges des couleurs, l’Aventure indienne, le Petit commentaire de l’ignorant sur l’éloge du Dauphin, et André Destouches à Siam, dialogue qui était donné comme un Supplément au philosophe ignorant.

 

On lit au frontispice d’une de ces premières éditions : « Par A….. de V…..e, gentilhomme jouissant de cent mille livres de rente, connaissant toutes choses, et ne faisant que radoter depuis quelques années. Ah ! public, recevez ces dernières paroles avec indulgence. »] (G.A.)

 

 

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PREMIÈRE QUESTION.

 

 

 

          Qui es-tu ? d’où viens-tu ? que fais-tu ? que deviendras-tu ? C’est une question qu’on doit faire à tous les êtres de l’univers, mais à laquelle nul ne nous répond. Je demande aux plantes quelle vertu les fait croître, et comment le même terrain produit des fruits si divers. Ces êtres insensibles et muets, quoique enrichis d’une faculté divine, me laissent à mon ignorance et à mes vaines conjectures.

 

          J’interroge cette foule d’animaux différents, qui tous ont le mouvement et le communiquent, qui jouissent des mêmes sensations que moi, qui ont une mesure d’idées et de mémoire avec toutes les passions. Ils savent encore moins que moi ce qu’ils sont, pourquoi ils sont, et ce qu’ils deviennent.

 

          Je soupçonne, j’ai même lieu de croire que les planètes qui roulent autour des soleils innombrables qui remplissent l’espace sont peuplées d’êtres sensibles et pensants ; mais une barrière éternelle nous sépare, et aucun de ces habitants des autres globes ne s’est communiqué à nous.

 

          M. le prieur, dans le Spectacle de la nature(1), a dit à M. le chevalier, que les astres étaient faits pour la terre, et la terre, ainsi que les animaux, pour l’homme. Mais comme le petit globe de la terre roule avec les autres planètes autour du soleil ; comme les mouvements réguliers et proportionnels des astres peuvent éternellement subsister sans qu’il y ait des hommes ; comme il y a sur notre petite planète infiniment plus d’animaux que de mes semblables, j’ai pensé que M. le prieur avait un peu trop d’amour-propre en se flattant que tout avait été fait pour lui ; j’ai vu que l’homme, pendant sa vie, est dévoré par tous les animaux s’il est sans défense, et que tous le dévorent encore après sa mort. Ainsi j’ai eu de la peine à concevoir que M. le prieur et M. le chevalier fussent les rois de la nature. Esclave de tout ce qui m’environne, au lieu d’être roi, resserré dans un point, et entouré de l’immensité, je commence par me chercher moi-même.

 

 

1 – Par Pluche, 1732. (G.A.)

 

 

 

 

 

DEUXIÈME QUESTION.

 

 

Notre faiblesse.

 

 

 

 

          Je suis un faible animal ; je n’ai en naissant ni force, ni connaissance, ni instinct ; je ne peux même me traîner à la mamelle de ma mère, comme font tous les quadrupèdes ; je n’acquiers quelques idées que comme j’acquiers un peu de force quand mes organes commencent à se développer. Cette force augmente en moi jusqu’au temps où, ne pouvant plus s’accroître, elle diminue chaque jour. Ce pouvoir de concevoir des idées s’augmente de même jusqu’à son terme, et ensuite s’évanouit insensiblement par degrés.

 

          Quelle est cette mécanique qui accroît de moment en moment les forces de mes membres jusqu’à la borne prescrite ? Je l’ignore ; et ceux qui ont passé leur vie à chercher cette cause n’en savent pas plus que moi.

 

          Quel est cet autre pouvoir qui fait entrer des images dans mon cerveau, qui les conserve dans ma mémoire ? Ceux qui sont payés pour le savoir l’ont inutilement cherché ; nous sommes tous dans la même ignorance des premiers principes où nous étions dans notre berceau.

 

 

 

 

 

TROISIÈME QUESTION.

 

 

Comment puis-je penser ?

 

 

 

 

          Les livres faits depuis deux mille ans m’ont-ils appris quelque chose ? Il nous vient quelquefois des envies de savoir comment nous pensons, quoiqu’il nous prenne rarement l’envie de savoir comment nous digérons, comment nous marchons. J’ai interrogé ma raison ; je lui ai demandé ce qu’elle est : cette question l’a toujours confondue.

 

          J’ai essayé de découvrir par elle si les mêmes ressorts qui me font digérer, qui me font marcher, sont ceux par lesquels j’ai des idées. Je n’ai jamais pu concevoir comment et pourquoi ces idées s’enfuyaient quand la faim faisait languir mon corps, et comment elles renaissaient quand j’avais mangé.

 

          J’ai vu une si grande différence entre des pensées et la nourriture, sans laquelle je ne penserais point, que j’ai cru qu’il y avait en moi une substance qui raisonnait, et une autre substance qui digérait. Cependant, en cherchant toujours à me prouver que nous sommes deux, j’ai senti grossièrement que je suis un seul ; et cette contradiction m’a toujours fait une extrême peine.

 

          J’ai demandé à quelques-uns de mes semblables, qui cultivent la terre, notre mère commune, avec beaucoup d’industrie, s’ils sentaient qu’ils étaient deux, s’ils avaient découvert par leur philosophie qu’ils possédaient en eux une substance immortelle, et cependant formée de rien, existante sans étendue, agissant sur leurs nerfs sans y toucher, envoyée expressément dans le ventre de leur mère six semaines après leur conception ; ils ont cru que je voulais rire, et ont continué à labourer leurs champs sans me répondre.

 

 

 

 

 

QUATRIÈME QUESTION.

 

 

M’est-il nécessaire de savoir ?

 

 

 

 

          Voyant donc qu’un nombre prodigieux d’hommes n’avait pas seulement la moindre idée des difficultés qui m’inquiètent, et ne se doutait pas de ce qu’on dit dans les écoles, de l’être en général, de la matière, de l’esprit, etc. ; voyant même qu’ils se moquaient souvent de ce que je voulais le savoir, j’ai soupçonné qu’il n’était point du tout nécessaire que nous le sussions. J’ai pensé que la nature a donné à chaque être la portion qui lui convient ; et j’ai cru que les choses auxquelles nous ne pouvions atteindre ne sont pas notre partage (1). Mais malgré ce désespoir, je ne laisse pas de désirer d’être instruit, et ma curiosité trompée est toujours insatiable.

 

 

1 – Condorcet proteste plus loin contre cette assertion. (G.A.)

 

 

 

 

 

CINQUIÈME QUESTION.

 

 

Aristote, Descartes, et Gassendi.

 

 

 

 

          Aristote commence par dire que l’incrédulité est la source de la sagesse ; Descartes a délayé cette pensée (1), et tous deux m’ont appris à ne rien croire de ce qu’ils me disent. Ce Descartes surtout, après avoir fait semblant de douter, parle d’un ton si affirmatif de ce qu’il n’entend point ; il est si sûr de son fait quand il se trompe grossièrement en physique ; il a bâti un monde si imaginaire ; ses tourbillons et ses trois éléments sont d’un si prodigieux ridicule, que je dois me défier de tout ce qu’il me dit sur l’âme, après qu’il m’a tant trompé sur les corps. Qu’on fasse son éloge, à la bonne heure, pourvu qu’on ne fasse pas celui de ses romans philosophiques, méprisés aujourd’hui pour jamais dans toute l’Europe.

 

          Il croit ou il feint de croire que nous naissons avec des pensées métaphysiques. J’aimerais autant dire qu’Homère naquit avec l’Iliade dans la tête. Il est bien vrai qu’Homère, en naissant, avait un cerveau tellement construit, qu’ayant ensuite acquis des idées poétiques, tantôt belles, tantôt incohérentes, tantôt exagérées, il en composa enfin l’Iliade. Nous apportons, en naissant, le germe de tout ce qui se développe en nous ; mais nous n’avons pas réellement plus d’idées innées que Raphaël et Michel-Ange n’apportèrent, en naissant, de pinceaux et de couleurs.

 

          Descartes, pour tâcher d’accorder les parties éparses de ses chimères, supposa que l’homme pense toujours ; j’aimerais autant imaginer que les oiseaux ne cessent jamais de voler, ni les chiens de courir, parce que ceux-ci ont la faculté de courir, et ceux-là de voler.

 

          Pour peu que l’on consulte son expérience et celle du genre humain, on est bien convaincu du contraire. Il n’y a personne d’assez fou pour croire fermement qu’il ait pensé toute sa vie, le jour et la nuit sans interruption, depuis qu’il était fœtus jusqu’à sa dernière maladie. La ressource de ceux qui ont voulu défendre ce roman, a été de dire qu’on pensait toujours, mais qu’on ne s’en apercevait pas. Il vaudrait autant dire qu’on boit, qu’on mange, et qu’on court à cheval sans le savoir. Si vous ne vous apercevez pas que vous avez des idées, comment pouvez-vous affirmer que vous en avez ? Gassendi se moqua comme il le devait de ce système extravagant. Savez-vous ce qui en arriva ? on prit Gassendi et Descartes pour des athées, parce qu’ils raisonnaient.

 

 

1 – Et Diderot à son tour a dit : « Le premier pas vers la philosophie c’est l’incrédulité. » (G.A.)

 

 

 

 

 

SIXIÈME QUESTION.

 

 

Les bêtes.

 

 

 

 

          De ce que les hommes étaient supposés avoir continuellement des idées, des perceptions, des conceptions, il suivait naturellement que les bêtes en avaient toujours aussi ; car il est incontestable qu’un chien de chasse a l’idée de son maître auquel il obéit, et du gibier qu’il lui rapporte. Il est évident qu’il a de la mémoire, et qu’il combine quelques idées. Ainsi donc, si la pensée de l’homme était aussi l’essence de son âme, la pensée du chien était aussi l’essence de la sienne ; et si l’homme avait toujours des idées, il fallait bien que les animaux en eussent toujours. Pour trancher cette difficulté, le fabricateur des tourbillons et de la manière cannelée (1) osa dire que les bêtes étaient de pures machines qui cherchaient à manger sans avoir appétit, qui avaient toujours les organes du sentiment pour n’éprouver jamais la moindre sensation, qui criaient sans douleur, qui témoignaient leur plaisir sans joie, qui possédaient un cerveau pour n’y pas recevoir l’idée la plus légère, et qui étaient ainsi une contradiction perpétuelle de la nature.

 

          Ce système était aussi ridicule que l’autre ; mais au lieu d’en faire voir l’extravagance, on le traita d’impie ; on prétendit que ce système répugnait à l’Ecriture sainte, qui dit, dans le Genèse, « que Dieu a fait un pacte avec les animaux, et qu’il leur redemandera le sang des hommes qu’ils auront mordus et mangés ; » ce qui suppose manifestement dans les bêtes l’intelligence, la connaissance du bien et du mal.

 

 

 

 

 

SEPTIÈME QUESTION.

 

 

L’expérience.

 

 

 

 

          Ne mêlons jamais l’Ecriture sainte dans nos disputes philosophiques ; ce sont des choses trop hétérogènes, et qui n’ont aucun rapport. Il ne s’agit ici que d’examiner ce que nous pouvons savoir par nous-mêmes, et cela se réduit à bien peu de chose. Il faut avoir renoncé au sens commun pour ne pas convenir que nous ne savons rien au monde que par l’expérience ; et certainement si nous ne parvenons que par l’expérience, et par une suite de tâtonnements et de longues réflexions, à nous donner quelques idées faibles et légères du corps, de l’espace, du temps, de l’infini, de Dieu même, ce n’est pas la peine que l’Auteur de la nature mette ces idées dans la cervelle de tous les fœtus, afin qu’il n’y ait ensuite qu’un très petit nombre d’hommes qui en fassent usage.

 

          Nous sommes tous, sur les objets de notre science, comme les amants ignorants Daphnis et Chloé, dont Longus nous a dépeint les amours et les vaines tentatives. Il leur fallut beaucoup de temps pour deviner comment ils pouvaient satisfaire leurs désirs, parce que l’expérience leur manquait. La même chose arriva à l’empereur Léopold (1) et au fils de Louis XIV ; il fallut les instruire. S’ils avaient eu des idées innées, il est à croire que la nature ne leur eût pas refusé la principale et la seule nécessaire à la conservation de l’espèce humaine.

 

 

1 – Léopold Ier, né en 1640, mort en 1705. Elu empereur en 1658. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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