CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 9

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à M. Hennin.

 

A Ferney, 27 Février 1766.

 

 

          Il faut d’abord, monsieur, vous avouer que j’ai communiqué à M. le duc de Praslin l’idée de faciliter aux Génevois les moyens d’acquérir des terres au pays de Gex. Je lui ai mandé que j’avais le bonheur de penser comme vous, et vous pensez bien que je me suis un peu rengorgé en faisant valoir votre approbation. Je ne me mêle point des affaires d’autrui, mais c’est ici la mienne. La terre de Ferney deviendrait très considérable si la proposition réussissait. M. le duc de Praslin l’approuve ; il est fait pour penser comme vous. Il serait très important, et je vous aurais beaucoup d’obligation, aussi bien que madame Denis, si vous aviez la bonté de venir dîner à Ferney quelqu’un de ces jours avec M. Jacob Tronchin, et M. Lullin, le secrétaire d’Etat. M. Lullin est celui qui doit être chargé de dresser les instructions que M. Cromelin suivra dans cette affaire, car il faudra que ce soit la République qui demande la faveur que le ministère lui destine ; et il y a encore une petite difficulté très légère à aplanir. Cette négociation est votre ouvrage ; vous rendrez service au pays de Gex et à Genève. Je ne doute pas que le conseil ne sente toute l’obligation qu’il vous aura. Il y a peut-être un peu de froideur entre M. Lullin et moi pour un petit malentendu ; mais ces légers nuages doivent être dissipés, et tout doit céder au véritable intérêt de la république et à celui de ma province.  Il vous sera bien aisé de faire sentir d’un mot à M. Lullin que je suis véritablement attaché à sa personne et au conseil. Un simple exposé même de la chose dont il s’agit écartera tout ombrage. Qui peut mieux que vous, monsieur, concilier et ramener les esprits ? En un mot, le bonheur de notre petit pays et de Genève est entre vos mains. Cela vaut bien le Droit négatif (1). Mais je vous avertis que si vous réussissez, comme je n’en doute pas, je ne vous en aimerai pas davantage ; cela m’est impossible. V.

 

          Pouvez-vous venir dimanche ?

 

 

1 – Voyez la lettre à Hennin du 7 Janvier, note. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Jabineau de La Voulte.

 

A Ferney, 1er Mars 1766.

 

 

          Je vous conjure, monsieur, de n’avoir pas tant raison (1) ; je vous demande en grâce de ne point fournir des armes à nos adversaires. Songeons d’abord qu’il est très certain que la comédie fut instituée comme un acte de religion à Rome ; que ce fut une fête pour apaiser les dieux dans une contagion ; que ni Roscius ni Æsopus ne furent infâmes. La profession d’un acteur n’était pas celle d’un chevalier romain ; mais la différence est grande entre l’infamie et l’indécence.

 

          Permettez-moi de distinguer encore entre les comédiens et les mimes. Ces mimes étaient des bateleurs, des Arlequins. Apulée, dans son Apologie, distingue l’acteur comique, l’acteur tragique et le mime ; ce dernier n’avait ni brodequin ni cothurne ; il se barbouillait le visage, fuligine faciem obductus ; il paraissait pieds nus, planipes. Ce métier était méprisable et méprisé : Corpore ridetur ipso (dit Cicéron, de Oratore).

 

          Ne pourriez-vous donc pas abandonner aux mimes l’infamie, en donnant aux autres acteurs une place honnête ? Ne pourriez-vous pas tirer un grand parti, monsieur, du titre Mathematicos ? On déclare les mathématiciens infâmes sous les empereurs romains ; mais on n’entend pas les mathématiciens véritables ; on n’entend que les astrologues et les devins. Ainsi, par ceux qui montaient sur le théâtre, et qu’on diffame, tâchons d’entendre les mimes, et non pas ceux qui représentaient la Médée d’Ovide. Enfin, nous sommes accusés, ne nous accusons pas nous-mêmes.

 

          Pourriez-vous, monsieur, faire quelque usage des honneurs que reçut à Lyon la célèbre Andreini (2), qui fut enterrée avec beaucoup de pompe ? Pardonnez, monsieur, à un pauvre plaideur dont vous êtes le patron, sa délicatesse sur la cause que vous daignez défendre ; il est bien juste que je prenne vivement le parti de ceux qui ont fait valoir mes faibles ouvrages.

 

          J’ajoute encore qu’aujourd’hui, en Italie, il y a beaucoup plus d’académiciens que de comédiens qui représentent des pièces de théâtre ; les tragédies surtout ne sont jouées que par des académiciens. Enfin je soumets toutes mes idées aux vôtres, et je vous réitère mes remerciements, ainsi que les sentiments de la plus vive estime. Vous allez devenir le vrai protecteur de l’art que je regarde comme le premier des beaux-arts, et auquel j’ai consacré une partie de ma vie. Soyez bien persuadé, monsieur, de la tendre et respectueuse reconnaissance de votre, etc. etc.

 

 

1 – Voyez au 4 Février. (G.A.)

2 – Morte en 1604. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’A rgental.

 

2 Mars 1766.

 

 

          Je fais aussi des quiproquo, mes anges. J’ai écrit une seconde lettre à M. Jabineau, pour le conjurer de ne point tant révéler la turpitude des empereurs chrétiens, qui attachèrent de l’infamie à des choses estimables. J’ai tâché de faire voir qu’il y a une grande différence entre les mimes et les acteurs honnêtes ; et si cette différence n’est pas assez marquée, j’ai prié M. Jabineau de ne pas inviter lui-même le conseil à s’en apercevoir. Je lui ai dit que ce n’était pas à nous de montrer le faible de notre cause. Je comptais vous envoyer cette lettre pour vous prier de l’appuyer ; mais il est arrivé qu’on a adressé cette lettre à M. Gaillard, auteur de l’Histoire de François Ier. Il sera bien étonné qu’au lieu de le remercier de son histoire, je lui cite le Code et le Digeste.

 

          Me permettrez-vous, mes généreux anges, de vous adresser ma lettre pour M. Gaillard (1), qui demeure rue du cimetière Saint-André-des-Arcs ? Je tâche, dans cette lettre, de réparer la méprise, et je le prie de renvoyer à M. Jabineau de La Voute celle qui appartient à ce patron de l’académie dramatique.

 

          Vous m’avez fait bien du plaisir en m’apprenant que M. le duc de Praslin ne désapprouvait pas mes petits projets. J’ai le bonheur de me trouver en tout du même sentiment que M. Hennin.

 

          La différence des religions ne mettra jamais d’obstacles aux acquisitions des Génevois en France, et n’y en a jamais mis ; c’est ce que je vous prie instamment de dire à M. le duc de Praslin. Les Génevois ne sont point aubains en France ; ils jouissent de tous les privilèges des Suisses (2). Il n’y a pas longtemps même qu’un parent des Cramer voulait acheter la terre de Tournay, et était près de s’accommoder avec moi. D’autres ont marchandé des domaines roturiers ; et s’ils n’ont pas conclu le marché, c’est uniquement parce qu’ils craignent l’humiliation de la taille, et surtout la rigueur de la taille arbitraire.

 

          En général les Génevois n’aiment point la France ; et le moyen de les ramener, ce serait de leur procurer des établissements en France, supposé que le ministère juge que la chose en vaille la peine.

 

          J’espère que bientôt M. Cromelin sera chargé de solliciter la protection de M. le duc de Praslin pour le succès de ce projet, qui sera aussi utile à Genève qu’à mon petit pays. Quant à ce droit négatif, qui est assez obscur, et que vous entendez si bien, je pense toujours qu’il faut que ce droit appartienne à M. le duc de Praslin, qui par là deviendra le protecteur et le véritable maître de Genève ; car les Génevois, dans leurs petites disputes éternelles, seront obligés de s’en rapporter aux médiateurs, qui seront leurs juges à perpétuité, et qui ne décideront que suivant les vues du ministère de France.

 

          Après avoir fait le petit jurisconsulte et le petit politique, il faut parler du tripot. Le jeune ex-jésuite a toujours de grands remords d’avoir choisi un sujet qui ne déchire pas le cœur, et qui ne prête pas assez à la pantomime. Plus ce jeune homme se forme, plus il voit combien les choses sont changées. Il s’aperçoit que la politique n’est pas faite pour le théâtre, que le raisonnement ennuie, que le public veut de grands mouvements, de belles postures, des coups de théâtre incroyables, de grands mots, et du fracas. M. de Chabanon m’a fait lire Virginie et Eponine ;  il est au-dessus de ses ouvrages. Il en veut faire un troisième, mais il faut un sujet heureux, comme il fallait au cardinal Mazarin un général houroux ; sans cela on ne tient rien. Respect et tendresse.

 

 

1 – L’historien. On n’a pas cette lettre. (G.A.)

2 – Ils étaient réputés naturels et regnicoles sans avoir besoin de lettres de naturalité. L’Etat héritait des étrangers non naturalisés, en vertu du droit d’aubaine. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Marche.

 

A Ferney, le 3 Mars 1766 (1).

 

 

          Mon cher et respectable magistrat, je ne vous écris jamais, parce qu’ayant enterré ma vieillesse et mes maladies dans une retraite profonde, je n’aurais eu à vous parler que de mon tendre attachement dont vous ne doutez pas ; mais j’ai appris dans mes déserts que vous aviez été malade, il y a deux mois, dans votre beau château de la Marche. M. d’Argental ne m’en avait rien dit. Le danger que vous avez couru rompt mon silence et me ranime. Je suis tout étonné d’être en vie, mais je veux que vous viviez. Je suis un peu votre aîné, et je n’ai pas votre vigoureuse constitution. C’est à vous qu’il appartient d’étendre votre belle carrière. Je sais que votre philosophie vous fait regarder la fin de la vie avec la résignation qui doit nous soumettre tous aux lois de la nature ; mais enfin, vous ne pouvez vous empêcher d’aimer une vie dans laquelle vous n’avez donné que des exemples de vertu.

 

          Pour moi, je crois, avec votre ami Pont de Veyle, qu’il faut s’amuser jusqu’au dernier moment. Avez-vous encore vos artistes auprès de vous, et de graveur dont j’ai oublié le nom (2) et dont j’aimais les dessins malgré les dégoûtés de Paris qui n’en ont pas voulu ? Je voudrais qu’à votre recommandation il me dessinât et me gravât une planche assez bizarre, destinée à un petit in-octavo. Il s’agit de représenter trois aveugles qui cherchent à tâtons un âne qui s’enfuit : c’est l’emblème de tous les philosophes qui courent après la vérité. Je me tiens un des plus aveugles, et j’ai toujours couru après mon âne. C’est donc mon portrait que je vous demande ; ne me refusez pas, et aimez toujours le plus vieux, le plus tendre et le plus respectueux de vos anciens camarades.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Des Vosge. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Ferney, 4 Mars 1766 (1).

 

 

          Madame, je ne sais comment les mauvaises plaisanteries (2) dont votre altesse sérénissime daigne me parler sont parvenues jusqu’à elle. J’ai eu l’honneur de lui envoyer par la dernière poste deux de ces rogatons que j’ai fait chercher dans Genève. On imprime tout le recueil en Suisse, et j’espère qu’à la fin de mars j’enverrai à votre altesse sérénissime cette collection de fadaises théologiques, puisqu’elle veut bien s’en amuser.

 

          Je ne m’attendais pas, madame, à jouir du bonheur de vous renouveler de ma main mes sincères et respectueux hommages. Les fluxions qui me privaient de la vue ne me laissaient pas d’espérances ; mais enfin elles ont fait avec moi une trêve dont je profite. Mes yeux s’intéressent toujours bien vivement aux yeux de la grande maîtresse des cœurs. Je les ai quittés malades, et malheureusement il y a plus de douze ans que je les ai quittés, en m’arrachant à ce château dans lequel il serait si doux de passer sa vie. Je ne sais si votre altesse sérénissime prend quelque part à ce qu’on appelle les troubles de Genève. Ces troubles sont fort pacifiques : les Génevois sont malades d’une indigestion de bonheur. Leurs petites querelles n’aboutissent qu’à de mauvaises brochures qu’eux seuls peuvent lire. Quand il s’élève quelque dispute en Allemagne, elle est plus sérieuse, et il en coûte ordinairement deux ou trois cent mille hommes.

 

          L’ambassadeur de France en Suisse arrive dans quelques jours à Genève avec dix cuisiniers, qui seront plénipotentiaires. Je suis un peu plus intéressé au procès que M. le duc de Virtemberg a aujourd’hui avec ses états. J’ignore quel en sera le résultat. Heureux les princes qui n’ont point à combattre leurs parlements, et qui sont adorés de leurs sujets ! Cela fait songer à la Thuringe. Daignez, madame, agréer mes vœux et mon profond respect pour votre altesse sérénissime et pour toute l’auguste branche Ernestine.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)

2 – Les Lettres sur les miracles. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

5 Mars (1).

 

 

          Mon cher Cicéron, j’ai été bien malade ; je le suis encore ; mais je renaîtrai quand je verrai votre beau mémoire sur les Sirven imprimé. Je vous prie de m’en envoyer un exemplaire par la voie de M. Damilaville, qui le fera contre-signer. Ne ménagez point les signatures de vos confrères, et n’oubliez pas, je vous en prie, M. Jabineau, qui est prêt à donner la sienne. Que vous réussissiez ou non à obtenir du conseil un arrêt d’attribution, vous réussirez auprès du public ; vous confirmerez votre réputation de vengeur généreux de l’innocence ; les malheureux juges visigoths seront confondus ; on n’osera plus flétrir la nation par ces téméraires accusations de parricides. Ce sera à vous qu’on en aura l’obligation. Votre nom sera cher à tous les honnêtes gens. Comptez-moi, je vous en conjure, parmi les plus zélés de vos admirateurs, et permettez-moi de me dire de vos amis.

 

          Mille sincères respects à madame Hortensia (2). – V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Personnage du roman de madame Elie de Beaumont, Lettres du marquis de Roselle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

5 Mars 1766.

 

 

          La diligence de Lyon, mon cher ami, ne m’apportera donc rien de votre part ; je n’aurai point de consolation. Le petit livre que vous m’avez envoyé ne me suffit pas ; il méritait d’être mieux fait, et pouvait être très plaisant. Il fallait commencer par dire qu’Adam avait prêché Eve, et qu’au sortir du sermon Eve le fit cocu avec le diable ; il fallait continuer sur ce ton, et on serait mort de rire.

 

          Je crois que vous avez été à la première représentation du Gustave (1) de La Harpe. Vous savez que je m’intéresse à ce jeune homme : il n’a que son talent pour ressource ; s’il ne réussit pas, il est perdu.

 

          Est-il vrai que Protagoras se marie à mademoiselle de L’Espinasse ? Voilà tous les philosophes en ménage, il ne manque plus que vous. Faites-nous des sages, ou faites-nous des livres. Quel dommage que Platon n’ait qu’une fille (2) ! S’il avait eu des garçons, ils auraient coupé toutes les têtes de l’hydre, dont on n’a rogné que les ongles.

 

          On me dit qu’on a imprimé à Paris la petite comédie de Henri IV, par Collé. Quoique je n’aime point à voir Henri IV en comédie (3), cependant, mon cher ami, envoyez-moi cette bagatelle ; mais surtout écr. l’inf…

 

 

1 – Joué le 3 mars. (G.A.)

2 – Elle épousa M. de Vandeul. (G.A.)

3 – C’est l’année suivante qu’il composa Charlot. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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