CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 8

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 15 Février (1).

 

 

          Vraiment, monsieur, je croyais que vous seriez assez bon pour exécuter mes dernières volontés. Si vous me croyez entièrement mort, daignez du moins venir me jeter de l’eau bénite. J’ai peur que vous ne soyez tombé malade vous-même, ou que nos montagnes de neige ne vous aient effrayé. Si vous avez le courage de venir, nous n’en sentirons que davantage, s’il se peut, le bonheur de vous posséder.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Ferney, 15 Février 1766.

 

 

          J’ai l’honneur, monsieur, de vous envoyer le petit catafalque de campagne. On ne dira pas de celui-là :

 

Et dans ces grands tombeaux où leurs âmes hautaines

Font encore les vaines,

Ils sont mangés des vers.

 

MALHERBE, paraph. du Ps. CXLV.

 

          Il n’y aura ni vers ni âme. M. Racle (1) viendra ajuster cette triste décoration, et sera à vos ordres. Je voudrais bien y être aussi, mon cœur y est ; mais si l’esprit est prompt, la chair est faible, je ne puis quitter le coin du feu.

 

          J’ai entendu votre canon, tandis que vous buviez ; nous avons bu à votre santé au bruit de ce tintamarre. Quand les médiateurs suisses viendront, les Génevois ne tireront pas leur poudre aux moineaux. On dit que ces médiateurs sont d’une taille énorme, et que le syndic L’Agneau leur passera entre les jambes.

 

          Il est venu aujourd’hui au chevet de mon lit deux filles de Genève, jeunes et jolies ; je leur ai demandé ce qu’elles voulaient. Elles m’ont dit qu’elles avaient des besoins ; je n’étais point du tout en état de les satisfaire. Je leur ai fait donner à déjeuner et de l’argent le plus innocemment du monde. Je leur conseille de venir à votre lever, mais l’une après l’autre, afin que vous ayez la liberté de satisfaire à leurs besoins pressants. Nous en avons un très grand d’avoir l’honneur de vous voir.

 

 

1 – Architecte. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

19 Février 1766.

 

 

          Il y a un mois, madame, que j’ai envie de vous écrire tous les jours ; mais je me suis plongé dans la métaphysique la plus triste et la plus épineuse (1), et j’ai vu que je n’étais pas digne de vous écrire.

 

          Vous me mandâtes, par votre dernière lettre, que nous étions assez d’accord tous deux sur ce qui n’est pas ; je me suis mis à rechercher ce qui est. C’est une terrible besogne ; mais la curiosité est la maladie de l’esprit humain. J’ai du moins la consolation de voir que tous les fabricateurs de systèmes n’en savaient pas plus que moi ; mais ils font tous les importants, et je ne veux pas l’être : j’avoue franchement mon ignorance.

 

          Je trouve d’ailleurs dans cette recherche, quelque vaine qu’elle puisse être, un assez grand avantage. L’étude des choses qui sont si fort au-dessus de nous rend les intérêts de ce monde bien petits à nos yeux ; et, quand on a le plaisir de se perdre dans l’immensité, on ne se soucie guère de ce qui se passe dans les rues de Paris.

 

          L’étude a cela de bon qu’elle nous fait vivre tout doucement avec nous-même, qu’elle nous délivre du fardeau de notre oisiveté, et qu’elle nous empêche de courir hors de chez nous pour aller dire et écouter des riens d’un bout de la ville à l’autre. Aussi, au milieu de quatre-vingts lieues de montagnes de neige, assiégé par un très rude hiver, et mes yeux me refusant le service, j’ai passé tout mon temps à méditer.

 

          Ne méditez-vous pas aussi, madame ? ne vous vient-il pas aussi quelquefois cents idées sur l’éternité du monde, sur la matière, sur la pensée, sur l’espace, sur l’infini ? Je suis tenté de croire qu’on pense à tout cela quand on n’a plus de passions, et que tout le monde est comme Matthieu Garo, qui recherche pourquoi les citrouilles ne viennent pas au haut des chênes.

 

          Si vous ne passez pas votre temps à méditer quand vous êtes seule, je vous envoie un petit imprimé sur quelques sottises de ce monde (2), lequel m’est tombé entre les mains. Je ne sais s’il vous amusera beaucoup ; cela ne regarde que Jean-Jacques Rousseau, et des polissons de prêtres calvinistes.

 

          L’auteur est un goguenard de Neuchâtel, et les plaisants de Neuchâtel pourront fort bien vous paraître insipides ; d’ailleurs on ne rit point du ridicule des gens qu’on ne connaît point. Voilà pourquoi M. de Mazarin disait qu’il ne se moquait jamais que de ses parents et de ses amis. Heureusement ce que je vous envoie n’est pas long ; et, s’il vous ennuie, vous pourrez le jeter au feu.

 

          Je vous souhaite, madame, une vie longue, un bon estomac, et toutes les consolations qui peuvent rendre votre état supportable ; j’en suis toujours pénétré. Je vous prie de dire à M. le président Hénault que je ne cesserai jamais de l’estimer de tout mon esprit, et de l’aimer de tout mon cœur. Permettez-moi les mêmes sentiments pour vous, qui ne finiront qu’avec ma vie.

 

P.S. – Je vous plains beaucoup d’avoir perdu M. Crawford ; je sens bien qu’il était digne de vous entendre. On ne regrette que les gens à qui l’on plaît, excepté en amour, s’entend.

 

 

1 – Il travaillait au Philosophe ignorant. (G.A.)

2 – Lettres sur les miracles. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

21 Février 1766.

 

 

          J’ai donc commencé, mon cher ami, par lire le VINGTIÈME. C’est l’ouvrage d’un excellent citoyen, et d’un philosophe qui a de grandes vues ; je le relirai avec plus d’attention encore. Je suis un peu fâché, à la première lecture, que l’auteur n’aime pas J.B. Colbert. Il me semble qu’il ne pardonne pas assez à un ministre qui fut jeté hors de toutes ses mesures par les guerres de Louis XIV, et par la magnificence de ce monarque. Il fut obligé de faire pour quatre cents millions d’affaires avec les traitants, immédiatement après avoir signé un arrêt par lequel il était défendu à jamais d’en faire. Il faut songer que le duc de Sully n’avait point de Louvois qui le contrariait éternellement. Quoi qu’il en soit, je suis pénétré de la plus haute estime pour feu M. Boulanger (1).

 

          J’ai reçu une lettre charmante de M. de Beaumont. Je ferai tout ce qu’il m’ordonne, et je lui écrirai incessamment.

 

          Le bruit a couru dans notre pays de neige que le roi de Prusse était mort ; mais cette nouvelle n’est point confirmée. Si elle l’était, son tombeau pourrait bien être comme celui des anciens princes tartares, sur lequel on immolait des hommes : il ne serait pas hors de vraisemblance que, dans quelque temps, la guerre recommençât en Allemagne.

 

          Il me paraît qu’à Paris on ne songe qu’à son plaisir. Cela prouve qu’on a de l’argent, mais il faudra qu’on en ait beaucoup si les cinquante millions se remplissent.

 

          Je suis bien aise qu’on ait en France un peu de sévérité sur l’entrée des livres étrangers. On en imprime de si pitoyables et de si ridicules, que c’est très bien fait d’écarter cette vermine ; mais Cramer est la victime d’une méprise singulière à l’occasion de cette défense. Il envoyait en Hollande un recueil de Mélanges littéraires, en trois volumes, dans lequel, sans me consulter, il a fourré quelques ouvrages qu’il a attrapés de moi, et il envoyait en France des suppléments de Corneille et d’autres œuvres permises. On s’est trompé : on a adressé les Mélanges en France et le Corneille en Hollande. J’espère que sa bonne foi le tirera de ce mauvais pas.

 

 

1 – Les articles VINGTIÈME et POPULATION, dans l’Encyclopédie, sont de M. Damilaville, qui les attribuait à feu M. Boulanger. (K.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

26 Février 1766.

 

 

          Je viens de lire, mon cher ami, un morceau qui regarde la Population ; j’en ai été encore plus frappé que des choses excellentes qui sont dans le VINGTIÈME. C’est bien dommage qu’il y ait si peu de chose de vous dans une collection si utile au genre humain. Je ne connaissais pas tous vos grands talents ; je pensais que vos occupations journalières vous bornaient à aimer la vérité, et je ne savais pas que vous sussiez la dire avec tant de force et d’énergie. Vous n’employez les détails que pour faire sortir le fond, que vous rendez aussi lumineux qu’intéressant. Je veux bien du mal à la fortune, qui vous force d’examiner des comptes, quand vous voudriez donner tout votre temps à la philosophie.

 

          Je vous avoue que je n’ai pu m’empêcher de rire en voyant que vous faites à la Suisse l’honneur de dire qu’elle est la contrée de l’Europe la plus peuplée. Les Suisses, au contraire, se plaignent de la dépopulation ; leurs académies donnent, pour sujet de leurs prix, d’en trouver la cause et le remède. Ils disent que c’est la France qui est le pays de l’Europe le plus peuplé en proportion.

 

          Vous voyez que chacun se plaint, et peut-être fort injustement. Le dénombrement du canton de Berne se monte à 375,000 âmes ; et quand toute la Suisse fit sa grande émigration, du temps de César, le tout se montait à 365.000. Mais il y a du plaisir à se plaindre, et il y aura toujours des gens riches qui diront que le temps est dur.

 

          Vous ne me dites plus rien de Bigex : vous ne me parlez plus de ce que vous me destiniez pour le carême. Mandez-moi, je vous en prie, pourquoi vous n’avez pas à Paris ce que j’ai à Neuchâtel. J’ose me flatter qu’une telle rigueur ne peut pas durer.

 

          Embrassez pour moi tendrement Platon et Pratogoras ; dites les choses les plus tendres à M. de Beaumont. Ma santé est toujours fort chancelante ; je n’ai plus d’estomac : il me reste un cœur qui vous aimera jusqu’au dernier moment. Ecr. l’inf…

 

 

 

 

 

à M. le duc de Choiseul.

 

 

 

          Mon colonel, mon protecteur Messala, c’est pour le coup que je me jette très sérieusement à vos pieds ; ayez la bonté de lire jusqu’au bout.

 

          Je vous dois tout, car c’est vous qui avez rendu ma petite terre libre ; c’est vous qui avez marié mademoiselle Corneille, et qui avez tiré son père de la misère par les générosités du roi et les vôtres, et celles de madame la duchesse de Grammont.

 

          C’est par vous que mon désert horrible a été changé en un séjour riant, que le nombre des habitants est triplé, ainsi que celui des charrues, et que la nature est changée, dans ce coin, qui était le rebut de la terre. Après ces bienfaits répandus sur moi, vous savez que je ne vous ai rien demandé que pour des Génevois ; car que puis-je demander pour moi-même ? Je n’ai que des grâces à vous rendre.

 

          Jean-Jacques Rousseau seul a troublé la paix de Genève et la mienne ; Jean-Jacques, le précepteur des rois et des ministres, qui a imprimé, dans son Contrat insocial, « qu’il n’y a, à la cour de France, que de petits fripons qui obtiennent de petites places par des petites intrigues ; » Jean-Jacques, qui veut que l’héritier du royaume épouse la fille du bourreau, si elle est jolie ; Jean-Jacques, qui s’imagine follement que j’avais engagé le conseil de Genève à le proscrire ; Jean-Jacques, qui s’appuya d’un colonel réformé au service de Savoie, et pensionnaire d’Angleterre, nommé M. Pictet, pour commencer, sur cet unique fondement, la guerre ridicule que Genève fait à coups de plume depuis deux années.

 

          Peut-être les Génevois, honteux d’un si impertinent sujet de discorde, n’ont osé avouer cette turpitude à M. le chevalier de Beauteville ; et moi qui ne peux sortir et qui passe la moitié de ma vie dans mon lit, et l’autre en robe de chambre, je n’ai pu instruire M. l’ambassadeur de ces fadaises, dans le peu de temps qu’il a bien voulu me donner quand il a daigné venir voir ma retraite.

 

          A la mort de M. de Montpéroux, toutes les têtes de Genève étaient dans une fermentation d’autant plus grande, qu’il n’y avait en vérité aucun sujet de querelle. Des animosités, des aigreurs réciproques, de l’orgueil, de la vanité, de petits droits contestés, ont brouillé tous les corps de l’Etat pour jamais. Quelques personnes du conseil, plusieurs principaux citoyens vinrent me trouver : je leur proposai de venir tous dîner chez moi souvent, et de vider leur querelle gaiement, le verre à la main. Comme ils discutaient alors sur des questions de loi qui sont survenues, ou plutôt qu’on a fait survenir, j’envoyai un mémoire à des avocats de Paris, et je reçus une consultation fort sage.

 

          M. Hennin arriva ; je lui remis la consultation, et je ne me mêlai plus de rien.

 

          Les natifs de Genève vinrent me trouver, il y a quelques jours, et me prièrent de leur faire un compliment qu’ils devaient présenter à MM. les médiateurs ; je ne pus ni ne dus refuser cette légère complaisance à trente personnes qui me la demandaient en corps : un compliment n’est pas une affaire d’Etat. Ils revinrent après me communiquer une requête qu’ils voulaient donner à MM. les plénipotentiaires ; je leur recommandai de ne choquer ni leurs supérieurs ni leurs égaux. Je n’ai eu aucune autre part aux divisions qui agitent la petite fourmilière. Je demeure à deux lieues de Genève ; j’achève mes jours dans la plus profonde retraite. Il ne m’appartient pas de dire mon avis quand des plénipotentiaires doivent décider.

 

          Soyez donc très persuadé, mon protecteur, qu’à mon âge je ne cherche à entrer dans aucune affaire, et surtout dans les tracasseries génevoises.

 

          Mais je dois vous dire que, mes petites terres étant enclavées en partie dans leur petit territoire, ayant continuellement des droits de censive, et de chasse, et de dixième à discuter avec eux, ayant du bien dans la ville, et même un bien inaliénable, j’ai plus d’intérêt que personne à voir la fourmilière tranquille et heureuse. Je suis sûr qu’elle ne le sera jamais que quand vous daignerez être son protecteur principal, et qu’elle recevra des lois de votre médiation permanente. Je vous conjure seulement de vouloir bien avoir la bonté de recommander à M. de Beauteville votre décrépite marmotte, qui vous adorera du culte d’hyperdulie, tant que le peu qu’il a de corps sera conduit par le peu qu’il a d’âme.

 

          Monseigneur sait-il ce que c’est que le culte d’hyperdulie ? Pour moi, il y a soixante ans que je cherche ce que c’est qu’une âme, et je n’en sais encore rien.

 

          Ah ! si j’osais, je vous supplierais d’engager M. de Beauteville à demeurer, en vertu de la garantie, le maître de juger toutes les contestations qui s’élèveront toujours à Genève. Vous seriez en droit d’envoyer un jour, à l’amiable, une bonne garnison pour maintenir la paix, et de faire de Genève, à l’amiable, une bonne place d’armes quand vous aurez la guerre en Italie. Genève dépendrait de vous à l’amiable, mais…..

 

 

 

 

Commenter cet article