CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 7
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à M. de Chabanon.
A Ferney, 7 Février (1).
Je vous ai déjà envoyé mon testament, monsieur ; ceci est mon codicille, et je persiste dans mes dernières volontés qui sont de vous voir, de vous embrasser, de jouir de votre conversation, de vivre avec vous dans toute la liberté de la philosophie, pendant le temps que vous voudrez bien me donner. Nous sommes des moines au milieu des neiges. Si vous êtes assez bon pour accepter une très mauvaise cellule dans notre couvent à moitié bâti, je vous tiendrai pour un homme très charitable. J’ignore comment madame votre sœur s’accommode de notre zone qu’on appelle tempérée. Je lui présente mes respects, aussi bien qu’à M. de la Chabalerie.
1 – Editeur de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
10 Février 1766.
J’ai reçu hier, de la main d’un de mes anges, une lettre qui commençait par Monsieur mon cher cousin. Comme à moi tant d’honneur n’appartient, je regardai au bas, et je vis qu’elle était adressée à M. le président de Baral, à qui je l’envoie.
J’ai soupçonné que, par la même méprise, il aura reçu pour moi une lettre à laquelle il n’aura rien compris, et j’espère qu’il me la renverra.
Je m’imagine que mes anges verront bientôt le mémoire d’Elie pour les Sirven, et qu’ils le protégeront de toute leur puissance. Cette affaire agite toute mon âme ; les tragédies, les comédies, le tripot, ne me sont plus de rien ; j’oublie qu’il y a des tracasseries à Genève ; le temps va trop lentement ; je voudrais que le mémoire d’Elie fût déjà débité, et que toute l’Europe en retentît. Je l’enverrais au mufti et au grand-turc, s’ils savaient le français. Les coups que l’on porte au fanatisme devraient pénétrer d’un bout du monde à l’autre.
Il faut pourtant que je m’apaise un peu, et que je revienne au mémoire de M. de La Voute, en faveur du tripot. Je crois qu’il réussira ; mais voudra-t-il bien faire usage de mes remarques ? Je les croirai bien fondées, jusqu’à ce que vous m’ayez fait apercevoir du contraire. Il me paraît bien peu convenable que le roi dise, dans une déclaration : Voulons et nous plaît que tout gentilhomme puisse être comédien. Je tiens qu’il faut faire parler le roi plus décemment.
J’ai été bien ébaubi quand j’ai reçu une lettre pastorale du révérendissime et illustrissime évêque et prince de Genève, munie d’une lettre de M. de Saint-Florentin, qui demande une collecte pour nos soldats qui sont à Maroc. J’aurais souhaité une autre tournure ; mais la chose est faite. On trouvera peu d’argent dans notre petite province. Ce roi de Maroc est un terrible homme ; il demande environ huit cent mille francs pour deux cents esclaves, cela est cher.
Nous sommes toujours en Sibérie, cela n’accommode pas les gens de mon âge. Je crois que je serais fort aise d’être à Maroc pendant l’hiver. Nous avons toujours ici Pierre Corneille (1) ; mais il ne donnera point de tragédie cette année. Nos montagnes de neige n’ont pas encore permis à M. de Chabanon de venir chercher sa Virginie.
Je me mets au bout des ailes de mes anges.
1 – Ou plutôt Jean-François Corneille, père de Marie Corneille. (G.A.)
à M. Constant d’Orville.
A Ferney, 11 Février 1766.
Je reçus hier, monsieur, le premier volume du recueil (1) que vous avez bien voulu faire ; il était accompagné d’une lettre en date du 24 de décembre dernier. Je me hâte de vous remercier de votre lettre, du recueil, de l’épître dédicatoire à madame la comtesse de Bouttourlin (2), et de l’avis de l’éditeur. Ce sont autant de bienfaits dont je dois sentir tout le prix. Vous m’avez fait voir que j’étais plus ami de la vertu, et même plus théologien, que je ne croyais l’être. Il y a bien des choses que la convenance du sujet et la force de la vérité font dire sans qu’on s’en aperçoive ; elles se placent d’elles-mêmes sous la main de l’auteur. Vous avez daigné les rassembler, et je suis tout étonné moi-même de les avoir dites.
Il faut avouer aussi que ceux qui m’ont persécuté ne doivent pas être moins étonnés que moi. Votre recueil est un arsenal d’armes défensives que vous opposez aux traits des Fréron, et des lâches ennemis de la raison et des belles-lettres.
Ma vieillesse et mes maladies m’avaient fait oublier presque tous mes ouvrages ; vous m’avez fait renouveler connaissance avec moi-même. Je me suis retrouvé d’abord dans tout ce que j’ai dit de Dieu. Ces idées étaient parties de mon cœur si naturellement, que j’étais bien loin de soupçonner d’y avoir aucun mérite. Croiriez-vous, monsieur, qu’il y a eu des gens qui m’ont appelé athée ? c’est appeler Quesnel moliniste. Chaque siècle a ses vices dominants ; je crois que la calomnie est celui du nôtre. Cela est si vrai, que jamais on n’a dit tant de mal de Bayle que depuis une trentaine d’années. L’insolence avec laquelle on a calomnié le Dictionnaire encyclopédique est sans exemple. Le malheureux (3) qui fournit des mémoires contre cet important ouvrage poussa l’absurdité jusqu’au point de dire que , si on ne découvrait pas le venin dans les articles déjà imprimés, on le trouverait infailliblement dans les articles qui n’étaient pas encore faits. Cela me fait souvenir d’un abbé Desfontaines, écrivain de feuilles périodiques, qui, en rendant compte du Minute Philosopher du célèbre Berkeley, évêque de Cloyne, crut, sur le titre, que c’était un livre de plaisanteries contre la religion, et traita le vieil évêque de Cloyne comme un jeune libertin, sans avoir lu son ouvrage.
Ce Desfontaines a eu des successeurs encore plus ignorants et plus méchants que lui, qui n’ont cessé de calomnier les véritables gens de lettres. Jamais la philosophie n’a été plus répandue, et jamais cependant elle n’a essuyé plus de cruelles injustices. Ce sont ces injustices mêmes qui augmentent l’obligation que je vous ai.
Je ne sais, monsieur, si madame de Bouttourlin, à qui vous me dédiez, est sœur de M. le comte de Voronzof, que j’ai eu l’honneur de voir chez moi, et qui est actuellement ambassadeur à La Haye ; je vous supplie de vouloir bien lui présenter mes respects.
J’ai l’honneur d’être avec la plus sincère reconnaissance, monsieur, votre, etc.
1 – Le Voltaire portatif. (G.A.)
2 – Femme de l’ambassadeur de Russie en Espagne. (G.A.)
3 – Abraham Chaumeix. (G.A.)
à Mademoiselle Clairon.
Ferney, 12 Février (1).
Je vois d’ici, mademoiselle, quel sera le résultat de l’assemblée de vos amis. J’en félicite le public ; mais tâchez que la Déclaration du roi, qu’on sollicite et qui est préparée par un excellent mémoire, soit donnée avant votre rentrée. Votre triomphe alors sera complet, et ce sera une grande époque dans l’histoire des beaux-arts. Je ne vois nul obstacle à cette Déclaration ; elle est déjà minutée. J’ai été la mouche du coche dans cette affaire. J’ai fourni quelques passages des anciens jurisconsultes en faveur des spectacles, et j’en suis encore tout étonné.
Si dans cette aventure vous voyez M. le maréchal de Richelieu, je vous supplie de lui dire que je prends la liberté d’être horriblement fâché contre lui. Que deviendra, s’il vous plaît, un premier gentilhomme de la chambre, quand il aura encouru la disgrâce des auteurs et des actrices ?
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Damilaville.
12 Février 1766.
Mon cher frère, je n’ai pas encore pu lire VINGTIÈME (1), et j’en suis bien fâché ; VINGTIÈME me tient au cœur : les relieurs sont bien lents. Je vous envoie une lettre pour un M. Dorville que je n’avais pas l’honneur de connaître, mais à qui j’ai beaucoup d’obligations. C’est une bonne âme à qui Dieu a inspiré de me peindre au public en miniature. Lisez, je vous prie, la réponse que je lui faits : je voudrais que vous en prissiez une copie, et que vous la fissiez lire à Platon.
Ne pourrais-je point, par votre protection, avoir de Merlin une douzaine d’exemplaires de ce recueil (2) ? je les lui paierais exactement. Il faut que je joue un tour honnête à ce malheureux archevêque d’Auch. Il n’y aurait qu’à mettre pour lui à la poste le premier tome de ce recueil, et insérer à l’article DIEU un gros papier blanc sur lequel il y aurait ces mots : Que la calomnie rougisse, et qu’elle se repente. Faites-lui cette petite correction, je vous en supplie ; je lui en prépare d’autres, car je n’oublie rien.
J’ai grande impatience de savoir ce que vous pensez du mémoire d’Elie. Je vous réponds que je lui donnerai des ailes pour le faire voler dans l’Europe.
Est-il vrai que l’Encyclopédie est débitée dans tout Paris sans que personne murmure ? Dieu soit loué ! On s’avise bien tard d’être juste.
Vous m’aviez promis de petits paquets par la diligence, adressés à MM. Levesque et fils, banquiers à Lyon, avec lettre d’avis. Souvenez-vous de vos promesses, et ne laissez point mourir votre frère d’inanition.
1 – Article de Damilaville dans l’Encyclopédie. (G.A.)
2 – Le Voltaire portatif. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 12 Février 1766.
Il est vrai, mes anges gardiens, que M. le duc de Praslin ne pouvait faire un meilleur choix que celui de M. le chevalier de Beauteville ; la convenance y est tout entière. Vous savez que je suis intéressé plus que personne à tous les arrangements qu’on peut faire à Genève. J’ai quelque bien dans cette ville, mes terres sont à ses portes, beaucoup de Génevois sont dans ma censive ; je vous supplie donc d’obtenir de M. le duc de Praslin qu’il ait la bonté de me recommander à M. l’ambassadeur.
Quant à l’objet de la médiation, je puis assurer qu’il n’y a qu’un seul point un peu important ; et je crois, avec M. Hennin, que la France en peut tirer un avantage aussi honorable qu’utile. Il s’agit des bornes qu’on doit mettre au droit que les citoyens de Genève réclament de faire assembler le conseil général, soit pour interpréter des lois obscures, soit pour maintenir des lois enfreintes.
Il faut savoir si le petit conseil est en droit de rejeter, quand il lui plaît, toutes les représentations des citoyens sur ces deux objets ; c’est ce qu’on appelle le droit négatif.
Vous pensez que ce droit négatif, étant illimité, serait insoutenable, qu’il n’y aurait plus de république, que le petit conseil des vingt-cinq se trouverait revêtu d’un pouvoir despotique, que tous les autres corps en seraient jaloux, et qu’il en naîtrait infailliblement des troubles interminables : mais aussi il serait également dangereux que le peuple eût le droit de faire convoquer le conseil général selon ses caprices.
Il est très vraisemblable que les médiateurs, éclairés et soutenus par M. le duc de Praslin, fixeront les cas où le conseil général, qui est le véritable souverain de la république, devra s’assembler. J’ose espérer que les médiateurs, étant garants de la paix de Genève, demeureront toujours les juges de la nécessité ou de l’inutilité d’assembler le conseil général. L’ambassadeur de France en Suisse , étant toujours à portée, et devant avoir naturellement une grande influence sur les opinions de Zurich et de Berne, se trouvera le chef perpétuel d’un tribunal suprême qui décidera des petites contestations de Genève.
Il me semble que c’est l’idée de M. Hennin. Lorsque, dans les occasions importantes, la plus nombreuse partie des citoyens qui ont voix délibérative au conseil général demanderont qu’il soit assemblé, le conseil des vingt-cinq, joint au conseil des deux cents, sera juge de cette réquisition en premier ressort ; M. l’ambassadeur de France, l’envoyé de Berne, et le bourgmestre de Zurich, seront juges en dernier ressort, et ils prononceront sur les mémoires que les deux partis leur enverront.
Si ce règlement a lieu, comme il est très vraisemblable, Genève sera toujours sous la protection immédiate du roi, sans rien perdre de sa liberté et de son indépendance.
On espère que cette protection pourra s’étendre jusqu’à faciliter aux Génevois les moyens d’acquérir des terres dans le pays de Gex. Plus le roi de Sardaigne les moleste vers la frontière de la Savoie, plus nous profiterions, sur nos frontières, des grâces que sa majesté daignerait leur faire. Le pays produirait bientôt au roi le double de ce qu’il produit ; nos terres tripleraient de prix, les droits de mouvance seraient fréquents et considérables ; les Génévois rendraient insensiblement à la France une partie des sommes immenses qu’ils tirent de nous annuellement, et ils seraient sous la main du ministère.
Ce qui empêche jusqu’à présent les Génevois d’acquérir dans notre pays, c’est que non seulement on les met à la taille, mais on les charge excessivement. M. Hennin et M. Fabry croient qu’il sera très aisé de lever cet obstacle, en imposant, sur les acquisitions que les Génevois pourront faire, une taxe invariable qui ne les assujettira pas à l’avilissement de la taille, et qui produira davantage au roi.
J’ajoute encore que, par cet arrangement, il sera bien plus aisé d’empêcher la contrebande ; mais cet objet regarde les fermes générales.
Il ne m’appartient pas de faire des propositions ; je me borne à des souhaits. Vous me direz que je suis un peu intéressé à tout cela, et que Ferney deviendrait une terre considérable : je l’avoue ; mais c’est une raison de plus pour que je demande la protection de M. le duc de Praslin, et ce n’est pas une raison pour qu’il me la refuse. Je vous supplie donc instamment, mes divins anges, de lui présenter mes idées, mes requêtes, et mon très respectueux attachement.
N.B. – Je ne sais pourquoi les Génevois disent toujours le roi de France notre allié. Addison prétend que, quand il passa par Monaco, le concierge lui dit : « Louis XIV et monseigneur mon maître ont toujours vécu en bonne intelligence, quand la guerre était allumée dans toute l’Europe. »
Je me mets à l’ombre de vos ailes.