CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 6
Photo de PAPAPOUSS
à M. Élie de Beaumont.
3 Février 1766.
Les Sirven arrivent dans le moment, avec réponse à tout. Je crois ne pouvoir mieux faire que de ne pas différer à vous envoyer le paquet ; je l’adresse, par la poste, à M. Héron, premier commis de la chancellerie et des finances, et je vous fais parvenir cette lettre par mon cher et vertueux ami M. Damilaville, afin que, s’il arrive malheur à l’un de ces paquets, l’autre puisse y remédier.
Je présente mon respect à l’illustre personne digne d’être la femme de M. de Beaumont.
à M. le marquis de Ximenès.
Ferney, 3 Février 1766.
Je n’ai rien à vous mander, monsieur le marquis, et cependant je vous écris. J’ai pensé mourir de froid et de fluxion de poitrine. Je ne suis pas encore tout à fait en vie ; mes dernières volontés sont que vous ayez la bonté de faire rendre les deux chiffons ci-joints à vos deux protégés, MM. de La Harpe et de Chamfort. Je vous serai très obligé de vouloir bien être mon exécuteur testamentaire. Je vous prie par ce codicille de continuer à être inflexible sur les mauvais ouvrages et sur le mauvais goût ; de juger des choses malgré les noms, de ne jamais souffrir le galimatias, se trouvât-t-il dans Pierre Corneille, de trouver le roman de Julie (1) détestable au nez des dames qui l’admiraient en bâillant, etc., etc.
Je me fais faire un petit tombeau dans mon cimetière. Pompignan se ferait enterrer sur le maître-autel. Vous ferez, s’il vous plaît, mon épitaphe, et vous y direz que je pensais comme vous. Vivez heureux !
1 – Voltaire avait fait signer à Ximenès les Lettres sur la Nouvelle Héloïse. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Février 1766.
Je renvoie à mes divins anges le mémoire de M. de La Voute (1) pour les comédiens. Je les supplie très humblement de trouver que j’ai raison, parce que je crois avoir raison ; mais, s’ils me condamnent, je croirai que j’ai tort. La tournure que vous avez prise est très habile. La déclaration du roi sera un bouclier contre la prêtraille. Elle sera enregistrée ; et quand les cuistres refuseront la sépulture à un citoyen pensionnaire du roi, on leur lâchera le parlement. Ne vous ai-je pas mandé que ma Catherine vient de chasser les capucins (2) pour n’avoir pas voulu enterrer un violon français ?
Vous êtes donc de très bons politiques ? vous auriez donc arrangé les Génevois en vous jouant ? On dit M. le chevalier de Beauteville malade ; il peut se donner tout le temps de raffermir sa santé, rien ne presse ; il n’y a pas eu une patte de froissée dans la guerre des rats et des grenouilles. M. Cromelin est un peu ardent ; on aurait dit que le feu était aux quatre coins de Genève. Comptez que les médiateurs se mettront à pouffer de rire, quand ils verront de quoi il s’agit. On a trompé M. le duc ; on l’a engagé à précipiter ses démarches. Les Zurichois, qui n’aiment pas à dépenser leur argent inutilement, commencent à murmurer qu’on les envoie chercher pour une querelle d’auteur ; car c’est là l’unique fond de la noise. Si je ne m’occupais pas tout entier de l’affaire des Sirven qui est plus sérieuse, je ferais un petit Lutrin de la querelle de Genève. J’ai vu l’esquisse du mémoire d’Élie de Beaumont. Je me flatte qu’il fera un très grand effet, et que nous obtiendrons un arrêt d’attribution. Vous nous protégerez, mes chers anges. Il est bon d’écraser deux fois le fanatisme ; c’est un monstre qui lève toujours la tête. J’ai dans la mienne de soulever l’Europe pour les Sirven ; vous m’aiderez. Respect et tendresse.
1 – Pierre Jabineau de La Voute, avocat, né en 1721, mort en 1787. (G.A.)
2 – Lettre de Catherine du 11/22 auguste 1765 (G.A.)
à M. Jabineau de la Voute.
4 Février 1766.
Monsieur, vous sentez bien que je suis partie dans la cause que vous défendez si bien ; je vous dois autant de remerciements que d’éloges ; votre mémoire me paraît convaincant.
Oserais-je vous supplier seulement de ne point faire sans correctif le triste aveu que les comédiens ont été déclarés infâmes à Rome ?
Premièrement, je ne vois point de loi expresse, permanente, et publiquement reconnue, qui prononce cette infamie. La loi dont les ennemis des arts triomphent est au titre II du livre II du Digeste. Cette loi ne fait point partie des lois romaines, ce n’est qu’un édit du préteur, et cet édit changeait tous les ans. C’est Ulpien qui cite cet édit, sans dire à quelle occasion il fut promulgué, et dans quelles bornes il était renfermé. Ulpien est, chez les Romains, ce que sont, chez les Welches, Charondas, Rebuffe, et autres, qu’on n’a jamais pris pour des législateurs.
2°/ Il n’y a aucun jurisconsulte romain ni aucun auteur qui aient dit qu’on regardât comme infâmes ceux qui déclamèrent des tragédies et qui récitèrent des comédies sur les théâtres construits par les consuls et par les empereurs. Ne doit-on pas interpréter des édits vagues et obscurs par des lois claires et reconnues qui les expliquent ? Si l’édit rapporté au livre II du Digeste parle de l’infamie attachée à ceux qui in scenam prodeunt, la loi de Valentinien, qu’on trouve au titre IV du livre Ier du Code, donne le sens précis de la loi du préteur, citée au Digeste. Elle dit : Mimœ, et quœ ludibrio corporis sui quœstum faciunt, etc. Les mimes et celles qui prostituent leur corps, etc.
Or, certainement, les acteurs qui représentaient les pièces de Térence, de Varus, de Sénèque, n’étaient ni des mimes, ni des danseuses de corde qui recevaient des soufflets sur le théâtre pour de l’argent, comme Théodora, femme de Justinien, qui fit ce beau métier avant que d’être impératrice.
3°/ La loi du même Code, au titre De Lenonibus (des maquereaux et maquerelles), défend de forcer une femme libre, et même une servante, à monter sur la scène. Mais sur quelle scène ? et puis n’est-il pas également défendu de forcer une femme à se faire religieuse ?
4°/ L’article Mathematicos déclare les mathématiciens infâmes, et les chasses de la ville. Cela prouve-t-il que l’Académie des sciences est déclarée infâme par les lois romaines ? Il est évident que, par le terme mathematicos, les Romains n’entendaient pas nos géomètres, et que, par celui de mimes, ils n’entendaient pas nos acteurs. La chose est si évidente, que, par la loi de Théodore, d’Arcadius, et d’Honorius, Si quis in publicis porticibus,etc. (livre II, titre XXXVI), il n’est défendu qu’aux pantomimes et aux vils histrions d’afficher leurs images dans les lieux où sont les images des empereurs. La source de la méprise vient donc de ce que nous avons confondu les bateleurs avec ceux qui faisaient profession de l’art aussi utile qu’honnête de représenter les tragédies et les comédies.
5°/ Loin que cet art, si différent de celui des histrions et des mimes, fût mis au rang des choses déshonnêtes, il fut compté presque toujours parmi les cérémonies sacrées. Plutarque est bien éloigné de rapporter l’origine de la tragédie à la fable vulgaire que Thespis, au temps des vendanges, promenait sur un tombereau des ivrognes barbouillés de lie, qui amusaient les paysans par des quolibets. Si les spectacles avaient commencé ainsi dans la savante Grèce, il est indubitable qu’on aurait eu d’abord des farces avant que d’avoir des poèmes tragiques : ce fut tout le contraire. Les premières pièces de théâtre chez les Grecs, furent des tragédies dans lesquelles on chantait les louanges des dieux : la moitié de la pièce était composée d’hymnes. Plutarque nous apprend que cette institution vient de Minos ; ce fut un législateur, un pontife, un roi qui inventa la tragédie en l’honneur des dieux. Elle fut toujours regardée dans Athènes comme une solennité sainte : l’argent employé à ces cérémonies était aussi sacré que celui des temples. Montesquieu, qui se trompe presque à chaque page, regarde (1) comme une folie, chez les athéniens, de n’avoir pas détourné, pour la guerre du Péloponèse, l’argent destiné pour le théâtre ; mais c’est que ce trésor était consacré aux dieux. On craignait de commettre un sacrilège, et il fallut toute l’éloquence de Démosthène (dans sa seconde Olynthienne) pour éluder une loi qui tenait de si près à la religion. Puisque le théâtre tragique était saint chez les Grecs, on voit bien que la profession d’acteur était honorable. Les auteurs étaient acteurs quand ils en avaient le talent. Eschine, magistrat d’Athènes, fut auteur et acteur ; Paulus, acteur, fut envoyé en ambassade.
Ce spectacle était si religieux, que, dans la première guerre Punique, les Romains l’établirent pour conjurer les dieux de faire cesser le fléau de la contagion. Jamais il n’y eut à Rome de théâtre qui ne fût consacré aux dieux, et qui ne fût rempli de leurs simulacres.
Il est très faux que la profession d’acteur fut ensuite abandonnée aux seuls esclaves. Il arriva que les Romains ayant subjugué tant de nations, employèrent les talents de leurs esclaves. Il n’y eut guère chez eux de mathématiciens, de médecins, d’astronomes, de sculpteurs, et de peintres, que des Grecs ou des Africains pris à la guerre. Térence, Epictète, furent esclaves. Mais de ce que les peuples conquis exerçaient leurs talents à Rome, on ne doit pas conclure que les citoyens romains ne pussent signaler les leurs.
Je ne puis comprendre comment M. Huerne a pu dire que « Roscius n’était pas citoyen romain ; que Cicéron, son orateur adverse, employa contre lui les lois de la république, sa naissance, et la vénalité des spectacles, et que Roscius n’eut rien de solide à lui opposer. » Comment peut-on dire tant de sottises, en si peu de paroles, dans l’ordre des lois, dans l’ordre de la société, et dans l’ordre de la religion, par le secours d’une littérature agréable et intéressante ? Ce pauvre homme a trop nui à la cause qu’il voulait défendre. Comment a-t-il pu ignorer que Cicéron plaida pour Roscius, au lieu d’être son avocat adverse ? qu’il ne s’agissait point du tout de citoyen romain, mais d’argent ? Cicéron dit que Roscius fut toujours très libéral et très généreux, qu’il avait pu gagner trois millions de sesterces, et qu’il ne l’avait pas voulu. Est-ce là un esclave ? Roscius était un citoyen qui formait une académie d’acteurs. Plusieurs chevaliers romains exercèrent leurs talents sur le théâtre. Nous avons encore le catalogue des prêtres qui desservaient le temple d’Auguste à Lyon ; on y trouve un comédien.
Lorsque le christianisme prit le dessus, on s’éleva contre les théâtres consacrés aux dieux. Saint Grégoire de Nazianze leur opposa des tragédies tirées de l’Ancien et du Nouveau Testament. Cette mode barbare passa en Italie ; de là nos mystères ; et ce terme de mystère devient tellement propre aux pièces de théâtre, que les première tragédies profanes que l’on fit dans le jargon welche furent aussi appelées mystères.
Vous verrez d’un coup d’œil, monsieur, ce qu’il faut adopter ou retrancher de tout ce fatras d’érudition comique.
Mais je vous prie de ne point mettre dans le projet de déclaration : Voulons et nous plaît que tout gentilhomme et demoiselle puisse représenter sur le théâtre, etc. ; cette clause choquerait la noblesse du royaume. Il semblerait qu’on inviterait les gentilshommes à être comédiens : une telle déclaration serait révoltante. Contentons-nous d’indiquer cette permission, sans l’exprimer, d’autant plus qu’il n’est point du tout prouvé que Floridor (2) fût gentilhomme. Il se vantait de l’être, il ne le prouva jamais ; on le favorisa, on ferma les yeux. Ce qui peut d’ailleurs se dire historiquement ne peut se dire quand on fait parler le roi. Il faut tâcher de rendre l’état de comédien honnête, et non pas noble.
Je vous demande pardon, monsieur, de tout ce que je viens de dicter à la hâte ; vous le rectifierez. J’insiste sur l’infamie prononcée contre les mathématiciens ; cet exemple me paraît décisif. Nos mathématiciens, nos comédiens, ne sont point ceux qui encoururent quelquefois par les lois romaines une note d’infamie ; certainement cette infamie qu’on objecte n’est qu’une équivoque, une erreur de nom.
Je finis comme j’ai commencé, par vous remercier, et par vous dire combien je vous estime. Agréez les respectueux sentiments de votre, etc.
1 – Esprit des lois, liv. III, chap. III. (G.A.)
2 – Jonas de Soulas, mort en 1672. (G.A.)
à M. Thieriot.
4 Février 1766 (1).
Mon ancien ami, vous avez attendu trop tard ; vous en serez puni ; vous attendrez. Il fallait me parler de votre grenier dans le temps de la moisson. Tout le monde a glané, hors vous, parce que vous ne vous êtes pas présenté. Je vous promets de réparer votre négligence.
Je ferai venir les Révolutions de l’Empire romain (2), puisque vous m’en dites du bien. Je n’ai pas entendu parler de M. d’Orville ; mais quand vous voudrez m’envoyer son livre (3) par frère Damilaville, vous me ferez plaisir.
On m’a envoyé enfin l’Encyclopédie en feuilles ; je la fais vite relier, afin de la lire. Ce sera ma consolation au coin du feu, dans ce rude hiver. J’ai peu de loisirs ; mais quand on ne sort jamais de chez soi, on trouve le secret d’employer la journée. Je m’occupe continuellement de l’affaire de Sirven qui sera dispendieuse. Je suis extrêmement content du mémoire que M. de Beaumont m’a envoyé ; il est touchant et convaincant. Il est vrai que les Sirven sont comme vous ; ils ont trop attendu ; mais ils trouveront encore de la sensibilité dans les cœurs. Le mien est à vous. Je vous embrasse.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Par Linguet. (G.A.)
3 – Pensées philosophiques de M. de Voltaire. Sous-titre : Voltaire portatif. (G.A.)
à M. Damilaville.
4 Février 1766.
Il est arrivé, il est arrivé, le ballot Briasson (1). On relie jour et nuit. Je grille d’impatience. Mille compliments à Protagoras.
Voici un certificat de ma façon pour les Sirven. Consultez avec Elie s’il est admissible. Je voudrais bien que ce divin Elie m’envoyât un précis de son mémoire, dépouillé entièrement des accessoires qui sont nécessaires pour les juges, et qui ne font que ralentir l’intérêt et refroidir les lecteurs étrangers. J’enverrais ce précis à tous les princes protestants et à l’impératrice de l’Eglise grecque. Je l’accompagnerais d’un petit discours sur le fanatisme, qui n’est pas d’un bigot, mais qui est, je crois, d’un bon citoyen. Mon cher frère, je veux soulever l’Europe en faveur des Sirven.
Voici une feuille que je détache des Mélanges (2), et que je vous envoie pour en régaler l’Elie. Je ne sais plus où demeure l’indolent Thieriot.
1 – Les volumes VIII-XVII de l’Encyclopédie. (G.A.)
2 – Voyez, Article nouvellement ajouté. (G.A.)