CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 4

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à M. Damilaville.

 

20 Janvier 1766.

 

 

          Mon cher frère, je souhaite la bonne année à madame Calas, par le petit billet que je vous adresse, et vous la lui donnerez par l’estampe que vous lui destinez.

 

          Je peux donc me flatter de voir le mémoire de Sirven ! Le véritable Elie n’obtiendra peut-être pas un arrêt d’attribution, mais il obtiendra un arrêt d’approbation au tribunal du public. Il sera regardé comme le protecteur de l’innocence ; et, tant qu’il sera au barreau, il sera le refuge des opprimés.

 

          Je voudrais bien savoir ce qu’a dit Protagoras en voyant ce petit extrait auquel il ne s’attendait point du tout (1).

 

          Platon (2) était peut-être le seul homme capable de faire l’Histoire de la philosophie. Quand il sera aux deux premiers siècles de notre ère vulgaire, un autre serait embarrassé, et c’est où il triomphera.

 

          Quelle horreur de persécuter les philosophes ! Les Romains, plus sages que nous, n’ont pas persécuté Lucrèce. Jamais personne n’a parlé plus hardiment que Cicéron, et il a été consul ; mais il n’avait pas affaire à des Welches. Il convient à des Welches que Fréron s’enivre à Paris, et que je meure au pied des Alpes.

 

          Les tracasseries de Genève continuent, mais elles sont à pouffer de rire. Les deux partis se jouent tous les tours imaginables, avec toute la discrétion possible. Les médiateurs seront bien étonnés quand ils verront qu’on les fait venir pour une querelle de ménage dont il est difficile de trouver le fondement ; c’est faire descendre Jupiter du ciel pour arranger une fourmilière. Le plaisant de l’affaire, c’est que l’origine de toute cette belle querelle est que la ville de Calvin, où l’on brûla autrefois Servet, a trouvé mauvais qu’on ait brûlé le Vicaire savoyard. Il me semble que les Parisiens n’ont rien dit quand on a brûlé le poème de la Loi naturelle.

 

          Les comédiens ont-ils donné quelque chose de nouveau à la rentrée ? Comment vous portez-vous ? Je n’en peux plus ; je me résigne, et je vous aime. Ecr. l’inf…

 

 

1 – Sans doute l’extrait d’inscription au livre des pensions, délivré alors à d’Alembert après la mort de Clairaut. (Note de la Correspondance de Grimm.)

2 – Toujours Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Le docteur Tronchin (1)

 

 

 

          Mon cher Esculape, il y a longtemps que je traîne ; j’ai été tenté cent fois de venir causer avec vous un matin, et de rire avec vous. Mais comme vous vous portez bien, j’espère que vous prendrez votre temps pour venir rire avec moi. C’est à vous qu’il appartient de rire aux dépens des sots et des fous ; mais je sens qu’au lieu de rire je pourrai bien pleurer, puisque ce sera la dernière fois que je vous verrai.

 

          Je vous demande en grâce de présenter mes respects à M. et à madame d’Harcourt et à madame de La Coré, quand vous irez adoucir par votre présence les maux qu’ils souffrent.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise de Florian.

 

22 Janvier 1766.

 

 

          J’ai fini avec regret l’Histoire de Ferdinand et d’Isabelle. Elle m’a fait un très grand plaisir, et je ne doute pas qu’elle n’ait beaucoup de succès auprès de tous ceux qui préfèrent les choses utiles et vraies aux romanesques. Je fais mon compliment à l’auteur, et je m’enorgueillis de lui appartenir de si près. Si Isabelle revenait au monde, elle lui donnerait au moins un canonicat de Tolède ; mais si la petite Geneviève de Nanterre revenait, elle me traiterait fort mal. Dès que j’eus fait ces maudits vers (1), M. Dupuits et P. Adam les portèrent à Genève sans m’en rien dire ; ils furent imprimés sur-le-champ dans la ville de Calvin ; ils l’ont été dans le quartier de Geneviève à Paris, et me voilà brouillé avec la sainte, avec tous les génovéfains, avec M. Soufflot, et peut-être avec les dévots de la cour ; mais c’est ma destinée. J’avais pourtant bonne intention. Je me suis laissé trop entraîner à mon zèle pour Henri IV. Il n’y a d’autre remède à cela que de faire pénitence, et de réciter l’oraison de sainte Geneviève pendant neuf jours.

 

          Je ne me mêle en aucune façon du recueil qu’on fait à Lausanne des pièces concernant les Calas. Je n’aime point le titre d’Assassinat juridique, parce qu’un titre doit être simple, et non pas un bon mot. Il est très vrai que la mort de Calas est un assassinat affreux commis en cérémonie ; mais il faut se contenter de le faire sentir sans le dire.

 

          Le père Corneille est venu voir sa fille. Je ne crois pas qu’à eux deux ils viennent à bout de faire une tragédie ; mais le père est un bon homme, et la fille une bonne enfant.

 

          Il n’y a point de trouble à Genève, comme on se tue de le dire : il n’y a que des tracasseries, des misères, des pauvretés auxquelles les médiateurs mettront ordre dans quatre jours.

 

          Le docteur Tronchin doit être parti aujourd’hui, suivi de quelques-uns de ses malades, qui le mènent en triomphe. J’espère que M. et madame de Florian le verront dans sa gloire, et qu’ils me maintiendront dans son amitié.

 

          J’embrasse tendrement nièce, neveu, et petits-neveux.

 

 

1 – Epître à Henri IV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

24 Janvier 1766.

 

 

          Je vous avoue, mon divin ange, et à vous aussi, ma divine ange, que je trouve vos raisons, pour ne pas venir à Genève, extrêmement mauvaises. Je penserai toujours qu’un conseiller d’honneur du parlement de Paris peut très bien figurer avec un grand trésorier du pays de Vaud. Je penserai qu’un ministre plénipotentiaire d’un petit-fils du roi de France est fort au-dessus de tous les plénipotentiaires de Zurich et de Berne. Je penserai que l’incompatibilité du ministère de Parme avec celui de France est nulle, et qu’on a donné des lettres de compatibilité en mille occasions moins importantes. Enfin, je croirai toujours que ce voyage ne serait pas inutile auprès de madame de Groslée ; mais vous ne voulez point venir, il ne me reste que de vous aimer en gémissant.

 

          On me mande de Paris que, le jour de Sainte-Geneviève, jour auquel sa chapelle autrefois ne désemplissait pas, il ne se trouva personne qui daignât lui rendre visite, et que celle qui donne la pluie et le beau temps gela de froid le jour de sa fête. Je ne me souviens plus si je vous ai mandé que M. Dupuits, et mon jésuite, qui nous dit la messe, s’en allèrent malheureusement à Genève donner des copies de cette guenille ; on l’imprima sur-le-champ, le tout sans que j’en susse rien. On l’a imprimée à Paris. Fréron dira que je suis un impie et un mauvais poète ; les honnêtes gens diront que je suis un bon citoyen.

 

          Vous souvenez-vous d’un certain Mandement d’un archevêque de Novogorod (1) contre la chimère aussi dangereuse qu’absurde des deux puissances ? L’auteur ne croyait pas si bien dire. Il se trouve en effet que non seulement cet archevêque, à la tête du synode grec, a réprouvé ce système des deux puissances, mais encore qu’il a destitué l’évêque de Rostou, qui osait le soutenir. L’impératrice de Russie m’a écrit huit grandes pages de sa main, pour me détailler toute cette aventure. J’ai été prophète sans le savoir, comme l’étaient tous les anciens prophètes. Voici d’ailleurs deux lignes bien remarquables de sa lettre (2) : « La tolérance est établie chez nous ; elle fait loi de l’Etat, et il est défendu de persécuter. »

 

          Pourquoi faut-il que ma Catherine ne règne pas dans des climats plus doux, et que la vérité et la raison nous viennent de la mer Glaciale ! Il me semble que, dans mon dépit de ne vous point voir arriver à Genève, je m’en irais à Kiovie finir mes jours, si Catherine y était ; mais malheureusement je ne peux sortir de chez moi ; il y a deux ans que je n’ai fait le voyage de Genève.

 

          Vous me demandez qui sera mon médecin quand je n’aurai plus le grand Tronchin ; je vous répondrai : Personne, ou le premier venu ; cela est absolument égal à mon âge ; mon mal n’est que la faiblesse avec laquelle je suis né, et que les ans ont augmentée. Esculape ne guérirait pas ce mal-là ; il faut savoir se résigner aux ordres de la nature.

 

          Rousseau est un grand fou, et un bien méchant fou, d’avoir voulu faire accroire que j’avais assez de crédit pour le persécuter, et que j’avais abusé de ce prétendu crédit. Il s’est imaginé que je devais lui faire du mal, parce qu’il avait voulu m’en faire, et peut-être parce qu’il lui était revenu que je trouvais son Héloïse pitoyable, son Contrat social très insocial, et que je n’estimais que son Vicaire savoyard dans son Emile ; il n’en faut pas davantage dans un auteur pour être attaqué d’un violent accès de rage. Le singulier de toute cette affaire-ci, c’est que les petits troubles de Genève n’ont commencé que par l’opinion inspirée par Jean-Jacques au peuple de Genève, que j’avais engagé le conseil de Genève à donner un décret de prise de corps contre Jean-Jacques, et que la résolution en avait été prise chez moi, aux Délices. Parlez, je vous prie, de cette extravagance à Tronchin, il vous mettra au fait ; il vous fera voir que Rousseau est non seulement le plus orgueilleux de tous les écrivains médiocres, mais qu’il est le plus malhonnête homme.

 

          J’ai été tenté quelquefois d’écrire au conseil de Genève pour démentir solennellement toutes ces horreurs, et peut-être je succomberai à cette tentation ; mais j’aime bien mieux la déclaration que me donnèrent, il y a quelque temps, les syndics de la noblesse et du tiers-état de notre province, les curés et les prêtres de mes terres, lorsqu’ils surent qu’il y avait, je ne sais où, des gens assez malins pour m’accuser de n’être pas bon chrétien. Je conserve précieusement cette pièce authentique, et je m’en servirai, si jamais la tolérance n’est pas établie en France comme en Russie.

 

          Adieu, anges cruels, qui ne voulez voir ni les Alpes, ni le mont Jura ; je ne m’en mets pas moins à l’ombre de vos ailes.

 

 

1 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

2 – Du 17/28 Novembre 1765. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

25 Janvier 1766.

 

 

          Mon cher frère, vous souvenez-vous d’un certain mandement de l’archevêque de Novogorod, que je reçus de Paris la veille de votre départ ? J’en ignore l’auteur, mais sûrement c’est un prophète.

 

          Figurez-vous que la lettre de M. le prince de Gallitzin en renfermait une de l’impératrice qui daigne m’apprendre qu’en effet l’archevêque de Novogorod a soutenu hautement le vrai système de la puissance des rois (1) contre la chimère absurde des deux puissances. Elle me dit qu’un évêque de Rostou, qui avait prêché les deux puissances, a été condamné par le synode auquel l’archevêque de Novogorod présidait, qu’on lui a ôté son évêché, et qu’il a été mis dans un couvent. Faites sur cela vos réflexions, et voyez combien la raison s’est perfectionnée dans le Nord.

 

          Notre grand Tronchin ne vous apporte rien, parce que je n’ai rien. Les chiffons dont vous me parlez ont été bien vite épuisés. Boursier jure qu’il vous a envoyé les numéros 18 et 19 (2). Fauche n’envoie point les ballots ; je ne reçois rien, et je meurs d’inanition.

 

          Il pleut tous les jours à Genève de nouvelles brochures ; ce sont des pièces du procès qui ne peuvent être lues que par les plaideurs.

 

          La querelle de Rousseau sur les miracles a produit vingt autres petites querelles, vingt petites feuilles dont la plupart font allusion à des aventures de Genève dont personne ne se soucie. On m’a fait l’honneur de m’attribuer quelques-unes de ces niaiseries. Je suis accoutumé à la calomnie, comme vous savez.

 

          Je ne saurais finir sans vous parler de sainte Geneviève. Il est bon d’avoir des saints, mais il est encore mieux de se résigner à Dieu. Il est utile même que le peuple soit persuadé que la vie et la mort dépendent du Créateur, et non pas la sainte de Nanterre. C’est le sentiment de tous les théologiens raisonnables, et de tous les honnêtes gens éclairés. Ecr. l’inf…

 

 

1 – M. Beuchot donne ici en note un passage inédit de la lettre de Catherine du 17/28 Novembre :

 

« Les sujets de l’Eglise souffrant des vexations souvent tyranniques, auxquelles les fréquents changements de maîtres contribuaient encore beaucoup, se révoltèrent vers la fin du règne de l’impératrice Elisabeth, et ils étaient à mon avénement plus de cent mille en armes. C’est ce qui fit qu’en 1762 j’exécutai le projet de changer entièrement l’administration des biens du clergé, et de fixer ses revenus. Arsène, évêque de Rostou, s’y opposa, poussé par quelques-uns de ces confrères, qui ne trouvèrent pas à propos de se nommer. Il envoya deux mémoires où il voulait établir le principe des deux puissances. Il avait déjà fait cette tentative du temps de l’impératrice Elisabeth. On s’était contenté de lui imposer silence. Mais son insolence et sa folie redoublant, il fut jugé par le métropolitain de Novogorod et par le synode entier, condamné comme fanatique, coupable d’une entreprise contraire à la foi orthodoxe autant qu’au pouvoir souverain, déchu de sa dignité et de la prêtrise, et livré au bras séculier. Je lui fis grâce, et je me contentai de le réduire à la condition de moine. »

 

2 – Les XVIIIe et XIXe des Lettres sur les miracles. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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