CORRESPONDANCE - Année 1766 - Partie 3
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
13 Janvier 1766.
Cet ordinaire-ci, mes divins anges, sera consacré au vrai tripot, non celui de Genève, mais celui de la Comédie.
Nous avons lu Virginie à tous nos acteurs ; aucun n’a voulu y accepter un rôle. Je ne sais pas si la troupe de Paris est moins difficile que celle de Ferney ; mais on a trouvé l’intrigue froide, la pièce mal construite, sans aucun intérêt, sans vraisemblance, sans beauté ; on ne peut être plus mécontent.
Il se pourrait qu’après notre jugement rendu au pied du mont Jura, en Sibérie, la pièce réussît à Paris, puisque le Siège de Calais a réussi ; mais je me sens de l’amitié pour M. de Chabanon, et je ne peux lui déguiser mes sentiments. Je voudrais bien ne lui pas déplaire en lui disant la vérité, et je ne peux mieux m’y prendre qu’en la faisant passer par vos mains. Vous êtes fait pour rendre la vérité aimable, lors même qu’elle condamne son monde.
M. Hennin, qui est actuellement chez moi, trouve la pièce des Génevois bien plus ridicule. Il est étonné qu’on fasse tant de bruit pour si peu de chose. Il faudra pourtant absolument un médiateur pour juger le procès de la belette et du lapin, et pour apprendre à ces animaux-là à se supporter les uns les autres.
Je tremble que vous ne vouliez pas venir ; mes anges n’aiment point à courir. Cependant il me semble qu’il ne serait pas mal que vous vissiez madame de Groslée (1) ; vous attendriez les beaux jours. Dans cet intervalle, M. Hennin vous enverrait le résultat des mesures qu’il aurait prises d’avance avec les députés de Berne et de Zurich : vous les dirigeriez ; vous vous en amuseriez avec M. le duc de Praslin ; vous pourriez même consulter vos avocats sur ce qui concerne la législature, si vous ne vouliez pas vous en rapporter à vous-même, et vous arriveriez pour signer à Genève ce que vous auriez arrêté à Paris dans votre cabinet. Les passions aveuglent les hommes, je l’avoue ; la mienne est de mourir comme le bon vieillard Siméon, après vous avoir vu. Pardonnez-moi donc si je me tourne de tous les sens pour vous engager à faire un voyage qui fera le seul bonheur dont je suis susceptible. En un mot, je ne sais rien de plus à sa place, rien de plus raisonnable, de plus agréable que ce que je vous propose ; et je ne vois pas la plus petite raison de me refuser. Songez que vous n’aurez d’autre peine que celle d’aller et revenir pour jouer le plus beau rôle du monde, celui de pacificateur.
1 – Tante de d’Argental. (G.A.)
à M. Damilaville.
13 Janvier 1766.
Mon cher ami, j’ai reçu vos deux lettres du 6 et du 9 de ce mois. Je réponds d’abord à l’article de Merlin. Son correspondant, pressé d’argent, est venu trouver mon ami Wagnière (1), qui lui a prêté cinq cents francs, moyennant quoi ledit correspondant a donné un billet de cinq cents livres de Merlin, payable à l’ordre dudit Wagnière. Cela s’arrangera vers les échéances. Je compte que, tout philosophe que vous êtes, vous avez de l’ordre, étant employé dans les finances.
Ce monstre de vanité et de contradictions, d’orgueil et de bassesses, Jean-Jacques Rousseau ne réussira certainement pas à mettre le trouble dans la fourmilière de Genève, comme il l’avait projeté. Je ne sais si on l’a chassé de Paris, comme le bruit en court ici, et s’il s’en est allé à quatre pattes ou avec sa robe d’Arménien. Figurez-vous qu’il m’avait imputé son bannissement de l’Etat de Berne pour me rendre odieux au peuple de Genève. J’ai heureusement découvert et hautement confondu cette sourde imposture. Je sais bien que tout homme public, à moins qu’il ne soit homme puissant, est obligé de passer sa vie à réfuter la calomnie. Les Fréron et les Pompignan, qui m’ont accusé d’être l’auteur du Dictionnaire philosophique, n’ont pas réussi, puisque les noms de ceux qui ont fait la plupart des articles sont aujourd’hui publiquement connus.
Il en est de même des Lettres des sieurs Covelle, Baudinet, Montmolin (2), etc. à l’occasion des miracles de Jean-Jacques, et je ne sais quel cuistre de pédicant. On m’impute plusieurs de ces Lettres ; mais, Dieu merci, M. Covelle m’a signé un bon billet par lequel il détruit cette accusation pitoyable. Il m’a fallu prévenir la rage des hypocrites qui me persécutent encore à Versailles, et qui veulent m’opprimer, à l’âge de soixante-douze ans, sur le bord de mon tombeau. On en parlait, il y a quelques mois, devant les syndics de nos états de Gex. Les curés de mes terres y étaient avec quelques notables : ils me connaissent, ils savent que j’ai fait un peu de bien dans la province, et que je ne me suis pas borné à remplir tous les devoirs de chrétien et d’honnête homme : ils signèrent un acte authentique, et ils me l’apportèrent à mon grand étonnement. Il est trop flatteur pour que je vous le communique ; mais enfin il est trop vrai pour que je n’en fasse pas usage dans l’occasion, et que je ne l’oppose, comme une égide, aux coups que la calomnie, couverte du masque de la dévotion, voudra me porter.
J’attends tous les jours le ballot de Fauche. Je n’entends point parler des boites que vous m’aviez promises par le carrosse de Lyon, à l’adresse de MM. Lavergne père et fils, banquiers à Lyon. Je ne sais plus ce que fait Bigex.
Tronchin part le 24 ; je me flatte, mon cher ami, qu’il raccommodera votre estomac, lequel n’a pas soixante-douze ans comme le mien.
Je ne vous parle point de M. de Villette ; je ne réponds pas de sa conduite : il m’a paru aimable, il m’a gravé, il a fait des vers pour moi. Je ne l’ai point gravé, j’ai répondu à ses vers : il faut être poli. Je ne suis point poli avec vous, mon cher ami ; mais je vous aimerai tendrement jusqu’à mon dernier soupir.
1 – Secrétaire de Voltaire. (G.A.)
2 – Lettres sur les miracles. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
15 Janvier 1766.
Oui, mes divins anges, il faut absolument que vous veniez, sans quoi je prends tout net le parti de mourir.
M. Hennin vous logera très bien à la ville, et nous aurons le bonheur de vous posséder à la campagne. Je vous avertis que tout le Tripot de Genève et les députés de Zurich et de Berne désirent un homme de votre caractère. Il y avait eu bien des coups de fusil de tirés et quelques hommes de tués, en 1737, lorsqu’on envoya un lieutenant-général des armées du roi ; mais aujourd’hui il ne s’agit que d’expliquer quelques lois et de ramener la confiance. Personne assurément n’y est plus propre que vous.
Je sens combien il vous en coûterait de vous séparer longtemps de M. le duc de Praslin ; mais vous viendrez dans les beaux jours, et pour un mois ou six semaines tout au plus.
M. Hennin vous enverra tout le procès à juger, avec son avis et celui des médiateurs suisses. Ce sera encore un grand avantage de pouvoir consulter, à Paris, les avocats en qui vous avez confiance, quoique vous n’ayez pas besoin de les consulter. Lorsque enfin M. le duc de Praslin aura approuvé les lois proposées, vous viendrez nous apporter la paix et le plaisir.
M. Hennin signera après vous, non seulement le traité, mais l’établissement de la Comédie. Ce qui reste dans Genève de pédants et de cuistres du seizième siècle perdra ses mœurs sauvages : ils deviendront tous Français. Ils ont déjà notre argent, ils auront nos mœurs ; ils dépendront entièrement de la France, en conservant leur liberté.
M. Hennin est l’homme du monde le plus capable de vous seconder dans cette belle entreprise ; il est plein d’esprit et de grâces, très instruit, conciliant, laborieux et fait pour plaire aux gens aimables et aux barbares.
Au reste, le jeune ex-jésuite vous attend après Pâques. Je vous répète qu’on est très content de sa conduite dans la province. Il n’a eu nulle part ni au Dictionnaire philosophique ni aux Lettres des sieurs Covelle et Baudinet ; il a toujours preuve en main. Il dit qu’il est accoutumé à être calomnié par les Fréron, mais que l’innocence ne craint rien ; que non seulement on ne peut lui reprocher aucun écrit équivoque, mais que s’il en avait fait dans sa jeunesse, il les désavouerait comme saint Augustin s’est rétracté. Il ne se départira pas plus de ses principes que du culte de latrie qu’il vous a voué.
à M. le comte d’Argental.
17 Janvier 1766.
Je vous envoie, mes divins anges, le consentement plein de respect et de reconnaissance que les citoyens de Genève, au nombre de mille, ont donné à la réquisition que le petit conseil a faite de la médiation. Je leur ai conseillé cette démarche qui m’a paru sage et honnête, et vous verrez que je les ai engagés encore à faire sentir qu’ils sont prêts à écouter les tempéraments que le conseil pourrait leur proposer ; mais j’aurais voulu qu’ils eussent proposé eux-mêmes des voies de conciliation. Quoi qu’il en soit, on a bien trompé la cour, quand on lui a dit que tout était en feu dans Genève. Je vous répète encore qu’il n’y a jamais eu de division plus tranquille. C’est même moins une division qu’une différence paisible de sentiments dans l’explication des lois. Quoique j’aie remis à M. Hennin la consultation de vos avocats, quoiqu’il ne m’appartienne en aucune manière de vouloir entrer le moins du monde dans les fonctions de son ministère, cependant, comme depuis plus de trois mois je me suis appliqué à jouer un rôle tout contraire à celui de Jean-Jacques, j’ai continué à donner mes avis à ceux qui sont venus me les demander. Ces avis ont toujours eu pour but la concorde. Je n’ai caché au conseil aucune de mes démarches, et le conseil même m’en remercia par la bouche d’un conseiller du nom de Tronchin, la veille de l’arrivée de M. Hennin.
En un mot, tout est et sera tranquille, je vous en réponds. Je vous prie de l’assurer à M. le duc de Praslin. La médiation ne servira qu’à expliquer les lois.
Je redouble mes vœux de jour en jour pour que vous soyez le médiateur ; M. Hennin le désire comme moi, et vous n’en doutez pas. Je sais que M. le comte d’Harcourt est sur les lieux, je sais qu’il a un mérite digne de sa naissance ; mais M. le duc de Praslin sait aussi que ce n’est pas le mérite qu’il faut pour concilier des lois qui semblent se contredire, pour en changer d’autres qui paraissent peu convenables, et pour assurer la liberté des citoyens, sans offenser en rien l’autorité des magistrats.
Je ne cesserai de vous dire que ce doit être là votre ouvrage ; et je me livre dans cette espérance à des idées si flatteuses que je ne sais pas comment je pourrais supporter le refus. Venez, mes chers anges, je vous en conjure.
Il faut vous dire encore un petit mot de ces lettres (1), qui ont amusé tous les honnêtes gens, et jusqu’à des prêtres. Elles ne sont ni ne seront jamais de moi, elles n’en peuvent être. Je vous renvoie à la lettre (2) que je vous ai écrite sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin. Je ne puis pas répondre que la Fréronaille ne me calomnie quelquefois, mais je vous réponds bien que j’aurai toujours un bouclier contre ses armes ; l’imposture peut m’accuser, mais jamais me confondre. Je ferais beau bruit si on s’avisait de s’en prendre à un homme de soixante-douze ans, à qui toute sa petite province rend témoignage de sa conduite chrétienne, de ses bons sentiments et de ses bonnes œuvres, et qui, de plus, est sous les ailes de ses anges. En vérité, je fais trop de bien pour qu’on me fasse du mal. Respect et tendresse.
1 – Les Lettres sur les miracles. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
29 Janvier 1766.
Voilà donc qui est fait ; j’aurai la douleur de mourir sans vous avoir vus ; vous me privez, mes cruels anges, de la plus grande consolation que j’aurais pu recevoir. Je ne vous allèguerai plus de raisons, vous n’entendrez de moi que des regrets et des gémissements. Quel que soit le ministre médiateur que M. le duc de Praslin nous envoie, il sera reçu avec respect, et il dictera des lois. Si je pouvais espérer quelques années de vie, je m’intéresserais beaucoup au sort de Genève. Une partie de mon bien est dans cette ville, les terres que je possède touchent son territoire, et j’ai des vassaux sur son territoire même.
Il est d’ailleurs bien à désirer qu’un arrangement projeté avec les fermes générales réussisse ; qu’on transporte ailleurs les barrières et les commis qui rendent ce petit pays de Genève ennemi du nôtre ; qu’on favorise les Génevois dans notre province, autant que le roi de Sardaigne les a vexés en Savoie ; qu’ils puissent acquérir chez nous des domaines, en payant un droit annuel équivalent à la taille, ou même plus fort, sans avoir le nom humiliant de la taille. Le roi y gagnerait des sujets ; le prodigieux argent que les Génevois ont gagné sur nous refluerait en France en partie ; nos terres vaudraient le double de ce qu’elles valent. Je me flatte que M. le duc de Praslin voudra bien concourir à un dessein si avantageux. Je ne me repentirais pas alors de m’être presque ruiné à bâtir un château dans ces déserts.
Je ne saurais finir sans vous dire encore que je n’ai aucune part au plaisanteries de M. Baudinet et de M. Montmolin. Soyez sûr d’ailleurs que, s’il y a encore des cuistres du seizième siècle dans ce pays-ci, il y a beaucoup de gens du siècle présent ; ils ont l’esprit juste, profond, et quelquefois très délicat. Il n’y a point à présent de pays où l’on se moque plus ouvertement de Calvin que chez les calvinistes, et où l’esprit philosophique ait fait des progrès plus prompts ; jugez-en par ce qui vient de se passer à Genève. Un peuple tout entier s’est élevé contre ses magistrats, parce qu’ils avaient condamné le Vicaire savoyard ; il n’y a point de pareil exemple dans l’histoire depuis 1766 ans.
Ceux qui ont eu part au Dictionnaire philosophique sont publiquement connus. Je sais bien qu’on a inséré dans ce livre plusieurs passages qu’on a pris dans mes Œuvres ; mais je ne dois pas être plus responsable de cette compilation, dont on a fait cinq éditions, que de tout autre livre où je serais cité quelquefois. Si on avait l’injustice barbare de me persécuter pour des livres que je n’ai point faits, et que je désavoue hautement, vous savez que je partirais demain, et que j’abandonnerais une terre dont j’ai banni la pauvreté, et une famille qui ne subsiste que par moi seul. Vous savez qu’il m’importe bien peu que les vers du pays de Gex ou d’un autre fassent de mauvais repas de ma maigre figure. Les dévots sont bien méchants ; mais j’espère qu’ils ne seront pas assez heureux pour m’arracher à la protection de M. le duc de Praslin, et pour insulter à ma vieillesse.
Les tracasseries de Genève sont devenues extrêmement plaisantes. M. Hennin, qui en rit comme un homme de bonne compagnie qu’il est, en aura fait rire sans doute M. le duc de Praslin ; on se fait des niches de part et d’autre avec toute la circonspection et toute la politesse possible. Ce n’est pas comme en Pologne, où l’on tire un sabre rouillé à chaque argument de l’adverse partie ; ce n’est pas comme dans le canton de Schwtiz, où l’on se donne cent coups de bâton pour donner plus de poids à son avis. On commence à plaisanter à Genève ; on dit que les syndics usent du droit négatif avec leurs femmes, attendu qu’ils n’en ont point d’autre. Le monde se déniaise furieusement, et les cuistres du seizième siècle n’ont pas beau jeu.
L’ex-jésuite vous enverra ses guenillons à Pâques ; il est malade par le froid horrible qu’il fait en Sibérie. Nous nous mettons lui et moi sous les ailes de nos anges.